XXIX

Le soir, à onze heures, le fiacre sortit, comme à l’ordinaire, de la rue Basse-du-Rempart ; mais au moment où il traversait le boulevard pour gagner la rue de la Paix, le palefrenier put grimper lestement à côté du cocher, lequel lui donna sa capote et son chapeau, en échange du second billet de cinq cents francs, en même temps qu’il lui cédait les guides et le fouet.

Comme il faisait froid, John s’entortilla le visage avec un gros cache-nez, ce qui lui permit de jouer le rôle du cocher ordinaire. Puis, tandis que celui-ci dégringolait de son siège, et s’en allait, le fiacre continua sa route et vint s’arrêter devant le numéro 16 de la rue de Castiglione. L’homme à la grande barbe était sur le trottoir. Il reconnut le fiacre, se préoccupa peu du cocher et monta.

John s’en alla rue Godot-de-Mauroy.

Don José était à son poste.

Les renseignements donnés par le cocher étaient de la dernière exactitude. John reconnut à Asnières la maison indiquée, et il l’examina avec attention, tandis que les deux hommes traversaient le jardin. C’était un joli pavillon carré, avec un toit en terrasse et une ceinture de beaux arbres qui, en été, devaient le dérober à tous les regards. Malgré l’heure avancée, une lumière discrète brillait au travers des persiennes.

Tandis que don José et son guide entraient dans la maison, John descendit de son siège et attacha son cheval à la grille du jardin. Puis il entra dans le fiacre et se blottit dans le coin opposé à la portière, que l’homme à la grande barbe avait laissée ouverte.

Quelques minutes après, celui-ci revint, chercha le cocher des yeux, ne le vit point sur son siège, et, remarquant que le cheval était attaché, il ne s’inquiéta pas autrement de cette absence. Il remonta donc dans le fiacre, dont l’intérieur était plongé dans l’obscurité ; mais au moment où il allait en refermer la portière sur lui, deux mains robustes le saisirent à la gorge et l’étreignirent si fortement qu’il ne put pousser un cri.

En même temps, une voix lui dit à l’oreille : – Pas de bruit, ou tu es mort…

Et l’homme à la longue barbe sentit qu’on lui appliquait un poignard sur la gorge. Aussi garda-t-il le silence et l’immobilité les plus complets.

– Maintenant, dit John, causons… Je suis le cocher, non pas celui d’hier, mais un autre ; j’ai payé ma place mille francs. Il est donc probable que j’ai eu quelque intérêt à me ménager un tête-à-tête avec Votre Seigneurie.

– Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? murmura l’homme barbu épouvanté.

– Peu importe qui je suis, mais voici ce que je veux savoir.

Le faux cocher étendit alors la main au-dehors, saisit une lanterne, la retira de sa douille et la tourna vers le visage de l’homme qu’il tenait en respect, en lui tenant toujours la pointe de son stylet à la gorge.

– D’abord, lui dit-il, vous avez une fausse barbe, et je veux savoir qui vous êtes…

– Mais, monsieur, balbutia l’homme barbu.

– Bon ! dit le faux cocher, je devine à ta peur que tu dois être une manière de laquais ou d’intendant.

– C’est vrai…

– Eh bien ! mon bonhomme, puisqu’il en est ainsi, tu vas choisir : ou rester dans ce fiacre, un bon coup de poignard au cœur, ou parler sans détour, et me raconter, moyennant salaire, une foule de choses que je tiens à savoir.

– Ma foi ! répliqua l’interlocuteur de John, qui commençait à se rassurer, puisque monsieur désire si bien…

– Tiens ! le drôle voit parfaitement que je ne suis point un cocher.

– Monsieur est un maître, ça se voit de reste, répondit le laquais – car c’en était un – et si monsieur est généreux…

– Cent louis si tu parles…

– Et si on me chasse ?

– On ne te chassera pas.

– Mais encore ?…

– Je te prendrai à mon service.

Le faux cocher parlait de ce ton bref, impérieux, qui dénote l’habitude d’être obéi, et le valet à grande barbe devina sur-le-champ qu’il avait affaire à un homme de qualité.

– Puisque monsieur me promet, dit-il, je vais tout dire à monsieur…

– Pardon, interrompit John, comment se nomme l’homme du trottoir de la rue Godot-de-Mauroy ?

Le laquais voulait sans doute se moquer du faux cocher et lui voler son argent.

– C’est le petit vicomte de Méreuil, dit-il, qui vient ici voir tous les jours la femme d’un banquier.

– Tu mens ! dit John.

– Mais non, je vous jure…

– Tu mens !

Il appuya légèrement la pointe du stylet sur la gorge du laquais.

– Cet homme est un Espagnol, il demeure rue de Ponthieu et se nomme don José, dit-il ; maintenant, continue, et au premier mensonge que tu fais, je te cloue.

L’accent de John était si résolu, que le laquais comprit que sa situation devenait sérieuse et qu’il était en danger de mort. Une sincérité entière pouvait seule le tirer de ce mauvais pas.

– Ma foi ! dit-il, je vais être franc… J’aime certainement beaucoup ma maîtresse… c’est une bonne fille… mais j’aime encore mieux ma peau et je veux pas que monsieur l’endommage. Que désire savoir monsieur ?

– Tout.

– Je dirai donc à monsieur que je suis l’intendant de mademoiselle Banco.

– Ah ! dit John, la maîtresse du prince K… ?

– Précisément.

– Qui demeure rue Castiglione ?

– Tout juste.

– Et où est-elle ?

– Là, dit le laquais, montrant le pavillon du doigt.

– Oui.

– Il l’aime.

– Et… depuis quand ?

– Depuis huit jours.

– Bon ; mais pourquoi le reçoit-elle ici et non rue Castiglione ?

– De peur du prince d’abord.

– Il est en Italie…

– Oui, mais il peut arriver.

– Ensuite, pourquoi lui bandes-tu les yeux ?

– Ah ! parce que mademoiselle Banco joue un rôle de grande dame… Elle se fait passer aux yeux de don José pour une princesse polonaise mariée à un général russe.

– C’est elle qui reçoit don José ?

– Ça commence.

– Connais-tu le but de ta maîtresse ?

– Oui.

– Quel est-il ?

– Elle veut se faire prendre au sérieux par don José ; aller à son bras, plus tard, en ayant l’air de tout risquer pour lui, dans le grand monde, chez le général espagnol C…, dont ses parents sont les concierges. C’est une idée de mademoiselle d’humilier sa famille.

– C’est bien, dit John. Est-ce tout ce que tu sais ?

– Tout.

– À qui est cette maison ?

– À mademoiselle. Elle l’a achetée l’été dernier.

– Et elle l’habite ?

– Depuis qu’elle reçoit don José chaque soir.

Le laquais raconta alors la première entrevue de l’hidalgo et de Banco, entrevue à laquelle il avait assisté par le trou de la serrure.

– C’est bien, dit John. Maintenant, je vais te prendre à mon service, tout en te laissant à celui de Banco.

– C’est-à-dire que monsieur veut être au courant de tout ?

– De tout.

– Où verrai-je monsieur tous les jours ?

– Nulle part…

– Alors…

– Tous les matins, tu jetteras à la poste, aux initiales R. C., bureau restant, une lettre dans laquelle tu me raconteras, de point en point, ce qui s’est passé chez Banco. À la fin de la semaine, une autre lettre t’arrivera, renfermant un billet de cinq cents francs.

– Monsieur est trop bon…

Le tintement d’une sonnette se fit entendre dans la maison et traversa l’espace.

– C’est moi qu’on appelle, dit le laquais. Je vais chercher don José.

– Va, dit le faux cocher.

Tandis que l’homme à la grande barbe gagnait la maison, le faux cocher remonta sur son siège. Dix minutes après, le fiacre reprit le chemin de Paris. Une heure plus tard, John le palefrenier redevenait, rue de Surène, le marquis de Chamery, et se disait :

– Je crois que je tiens déjà l’amorce du coup de pistolet dont mourra don José.

 

Banco était à Paris un matin. On pouvait dire qu’elle y était incognito, car depuis qu’elle recevait don José tous les soirs dans sa villa d’Asnières, la folle créature s’était, pour ainsi dire, retirée du monde et ne voyait plus personne. Ce n’était point par amour, cependant, bien que la mâle beauté de don José eût produit sur elle une vive impression, mais par calcul. En effet, comment soutenir, aux yeux de son naïf et crédule adorateur, son rôle de grande dame russe, si elle continuait de vivre à Paris, à sortir, à se montrer au Bois dans un landau et à l’Opéra dans sa loge ? Bien certainement elle eût rencontré l’Espagnol, bien certainement celui-ci eût entendu dire auprès de lui :

– Tiens ! voilà Banco, la sylphide du prince K…

Banco s’était donc retirée à Asnières, en compagnie de mame Carlo, comme elle disait. Mame Carlo lui tenait compagnie, l’aidait de ses conseils et parachevait son éducation. Grâces aux savantes leçons de cette beauté un peu fripée, Banco se perfectionnait dans l’art de mentir, d’avoir des attaques de nerfs, de pleurer en parlant de son vieux père, le général trois étoiles, et de porter la croix de sa mère(15) à ses lèvres. C’était la Carlo qui avait mis dans la tête à l’enfant d’avoir des aïeux. Autrefois, la Carlo s’était elle-même nommée la baronne de Saulniers, du nom du passage où elle demeurait, au quatrième étage au-dessus de l’entresol.

Or, ce jour-là, un matin, vers onze heures, Banco était venue à Paris. Elle avait eu besoin de divers objets restés dans son luxueux appartement de la rue Castiglione, et elle était venue les prendre, toute seule, dans son coupé, dont elle avait soigneusement baissé les stores et les glaces.

Banco s’apprêtait à repartir, lorsque la sonnette de la porte d’entrée de son appartement se fit entendre.

Elle avait laissé ses gens à Paris, n’emmenant à Asnières que sa femme de chambre et un cocher.

Trois minutes après le coup de sonnette, le petit groom, qui se tenait dans l’antichambre du matin au soir, apporta à la jeune femme une carte sur un plat d’argent.

– Je n’y suis pas, dit Banco avec importance et repoussant la carte sans y jeter les yeux.

– Ce monsieur est entré, dit le groom.

– Entré… où donc ?

– Au salon. Il m’a poussé par les épaules en me mettant la carte dans la main, et il m’a dit :

« – Ta maîtresse est chez elle, je le sais. Quand elle aura vu ma carte, elle me recevra.

Banco, un peu étonnée de cette audace, prit la carte et lut : Morton Tinner, esq.

– Connais pas, dit Banco.

– Il y a quelque chose écrit derrière, observa le groom, lequel avait déjà examiné la carte sous toutes ses faces, pendant le court trajet de l’antichambre au boudoir.

Banco tourna la carte et lut par-derrière ces mots en espagnol : À propos de don José d’Alvar.

– Fais entrer, dit Banco, qui jeta à la hâte son châle et son chapeau sur un meuble et se laissa tomber dans une chauffeuse, où elle s’arrondit et se posa avec une grâce et une gentillesse parfaites.

Morton Tynner entra. C’était un Anglais, ainsi que l’indiquait son nom, mais un Anglais qu’on eût volontiers pris pour un Brésilien ou un résident de l’Inde. Il était cuivré comme un mulâtre, avait une épaisse chevelure bouclée qu’on eût pu croire crépue, et de gros favoris noirs un peu rares, ce qui semblait continuer à indiquer qu’il était un homme de couleur. Sa mise, du reste, était celle d’un gentleman accompli.

Banco le regarda avec curiosité.

– Madame, lui dit Morton Tynner, qui s’exprimait difficilement en français et paraissait chercher chaque mot, savez-vous l’anglais ?

– Non, monsieur.

– Mais vous savez l’espagnol ?

– Un peu…

– Alors, dit-il, en espagnol, il me sera plus facile de me faire comprendre dans cette langue ; je parle fort mal le français.

Banco lui avança un siège et parut disposée à l’écouter.

– Puisque vous comprenez l’espagnol, poursuivit Morton Tynner, vous avez dû lire un mot sur le revers de ma carte ?

– Oui, fit Banco d’un signe de tête.

– Vous savez donc que je viens vous parler de don José ?

– Don José ? qu’est-ce que don José ? demanda la petite fille qui voulut jouer l’ingénuité la plus parfaite.

L’Anglais répondit avec calme :

– Don José est un jeune Espagnol dont vous avez fait votre amant.

– Moi ?

– Et que vous faites amener tous les soirs les yeux bandés dans votre villa d’Asnières.

– Diable !… murmura Banco, vous êtes assez bien instruit, il me semble.

– Mais oui…

– Et vous venez de sa part ?

– Non, je viens vous parler de lui.

– À quel propos ?

– Ma chère enfant, poursuivit sir Morton, pour des motifs trop longs à énumérer, je m’intéresse à la fois à don José et à vous.

– Merci bien ! répondit Banco avec un sourire moqueur.

Elle avait retrouvé tout son aplomb et son attitude fanfaronne.

– Je suis un ami du prince K…

– Mon Russe ?…

Et Banco pâlit légèrement.

– Le prince vous aime, poursuivit Morton, il vous aime beaucoup… énormément… il se ruinera si cela peut vous plaire.

– Oh ! je le sais, dit Banco ; mais je le ménage, je le grignote à loisir… j’ai le temps.

– Mais s’il savait vos escapades avec don José… vous comprenez…

– Bah ! comment les saurait-il ?

– Je les sais bien… moi.

Cette observation, froidement articulée, produisit sur la jeune femme l’impression d’un coup de feu qui retentit à l’oreille d’un dormeur. Elle s’éveilla brusquement de son rêve et de sa quiétude.

– Ah ! c’est vrai… dit-elle et vous venez sans doute…

Elle s’arrêta et n’osa formuler toute sa pensée ; mais Morton vint à son aide.

– Allez, dit-il, je vous devine. Vous croyez avoir affaire à un industriel qui fait du chantage et vient vous vendre sa discrétion, n’est-ce pas ?

– Dame ! murmura Banco.

– Vous vous trompez, ma fille.

– Ah !…

– C’est un ami qui vient à vous…

– Mais je ne vous connais pas…

– Qu’importe ?

Elle le regarda encore.

– Voyons, dit-elle, expliquez-vous, monsieur.

– C’est facile.

– Vous êtes, dites-vous, l’ami du prince K…, mon Russe.

– Oui.

– Et l’ami de don José ?

– Peut-être.

– Comprends pas.

– Eh bien ! écoutez-moi.

Morton se renversa agréablement dans son fauteuil et eut un sourire plein de bonhomie.

– Je suis, dit-il, un Anglais chasseur ; j’ai beaucoup voyagé et j’ai chassé l’ours en Russie avec le prince K…

– Bon ! dit Banco.

– Et la perdrix rouge, en Espagne avec José. Je veux être leur ami à tous deux.

– Et le mien ?

– Et le vôtre.

– Ceci est difficile.

– Mais non ; vous allez voir. Tant que le prince K… dormira tranquillement sur cet oreiller qu’on nomme la confiance, il sera heureux.

– C’est vrai, dit Banco en riant.

– Tant que don José vous prendra pour une princesse polonaise mariée à un général russe…

– Tiens ! vous savez ?…

– Je sais tout, chère enfant.

Banco fronça le sourcil. Ce personnage, qui semblait s’immiscer ainsi dans sa vie et posséder tous ses secrets, commençait à lui déplaire horriblement.

– Don José vous aimera, poursuivit Morton Tynner.

– Après ? dit Banco.

– Mais si don José apprenait votre véritable situation sociale…

– Eh bien ?

– Eh bien ! au lieu de vous aimer, il renoncerait probablement à ses voyages nocturnes.

– À son aise, dit Banco.

– Bah !… vous n’y tenez pas davantage ?

– Mais… non…

– Vous avez pourtant mis dans votre tête qu’il vous présenterait chez un général espagnol de ma connaissance.

– Tiens !… dit Banco, vous savez encore cela, vous ?… Peste !…

– Je vous l’ai dit, je sais tout.

La jeune femme manifesta une légère émotion.

– Voyons, dit-elle, que me voulez-vous ? finissons-en, je vous prie.

– Ma fille, dit l’Anglais, ce que je veux est bien simple.

– Ah !…

– Je veux que vous choisissiez : ou voir arriver une catastrophe qui vous fera perdre du même coup l’amour de don José et la protection du prince K…

– Ou bien ? fit Banco.

– Ou bien me prendre dans votre jeu.

– Mais… pourquoi ?

– C’est mon secret.

– Et le prince n’en saura rien ?…

– Rien absolument.

– Ni don José ?

– Don José continuera à vous aimer, à vous prendre au sérieux, et il s’imaginera de bonne foi que vous êtes une princesse de bon aloi.

– Et il me présentera chez le général ?

– Certainement.

– Tope, dit Banco, je vous prends dans mon jeu.

– À la bonne heure, murmura l’Anglais, je vois que nous allons nous entendre. Seulement, ajouta-t-il, je dois vous prévenir d’une chose : quand on joue de moitié avec moi, il faut être silencieux comme la tombe ; une indiscrétion est toujours suivie d’un coup de poignard.

Banco leva les yeux sur son visiteur, rencontra son regard froid et résolu, et comprit qu’elle était en la puissance de ce personnage mystérieux.