LXIII
Trois jours après la rencontre sur le terrain du comte Artoff et de Roland de Clayet, M. le duc de Château-Mailly reçut la lettre suivante de Baccarat.
« Mon cher duc,
« C’est une pauvre femme déshonorée, montrée au doigt, frappée par la fatalité la plus inexorable, qui vous écrit pour vous dire adieu – peut-être un adieu éternel.
« Je ne sais si vous êtes au nombre de ceux qui me croient coupable, mais vous avez du bon, loyal et noble cœur, et si, comme les autres vous croyez à une faute imaginaire, au moins me conservez-vous quelque sympathie, en songeant que ma dernière pensée, en quittant Paris, est pour vous.
« Moi qui n’ai plus de bonheur sur la terre, moi dont la vie est condamnée désormais à l’obscurité, au silence, à l’opprobre, moi dont on dit, dont on dira : « C’était une fille perdue qui n’a pas su se réhabiliter, et qui devait tôt ou tard retourner à la fange d’où l’amour d’un grand cœur l’avait retirée ! » je veux songer à vous, je veux que vous soyez heureux, je veux que vous épousiez Conception.
« Nous partons demain…
« Le docteur Z… le grand médecin, prétend que la folie de mon malheureux Stanislas n’est pas incurable, que le climat de la Suisse, l’air vif des montagnes et le mouvement continuel du voyage pourraient améliorer son état, calmer sa démence et lui rendre la raison. Oh ! si le docteur disait vrai !
« Je sais bien que mon Stanislas bien-aimé est à jamais perdu pour moi, que s’il revient à la raison, ce sera pour me chasser et me maudire – mais que m’importe ? Il est jeune, l’avenir lui reste, et peut-être sa plaie se cicatrisera-t-elle un jour !…
« En attendant, mon ami – oh ! laissez-moi croire et espérer que vous me permettez encore ce nom – en attendant, je ne veux point quitter Paris sans m’occuper de vous.
« Je veux vous dire ce que je viens de faire, et mes espérances.
« J’ai d’abord reçu ce matin quelques lignes de votre parent, le vieux colonel de uhlans. Je vous les transcris :
« Ma chère comtesse,
« Votre message m’arrive avec votre lettre, celle de mon parent le jeune duc. J’envoie à Odessa un courrier portant ma réponse, avec ordre de la jeter à la poste. La poste, grâce aux chemins de fer allemands, va plus vite que les courriers, mais elle est moins sûre. Une lettre s’égare, on n’égare point une estafette.
« Je vous annonce donc l’arrivée de votre courrier. Il est exténué et a besoin de trois ou quatre jours de repos. Je le mettrai à cheval à la fin de la semaine, et vous le renverrai porteur d’une lettre et des papiers auxquels vous attachez une si grande importance.
« Je fais mes amitiés au comte et demeure à vos pieds.
« Chevalier DE CHÂTEAU-MAILLY. »
« Voilà, mon cher duc [continuait Baccarat], la bonne nouvelle que je veux vous donner. Dans quatre ou cinq jours, le courrier arrivera chez vous, et vous aurez ces deux pièces qui doivent vous faire l’époux de Conception. De mon côté, j’écris au duc de Sallandrera, et je lui raconte cette histoire, en lui renouvelant pour vous ma demande.
« Le duc est en Espagne ; le bruit de mon malheur n’a pu encore arriver jusqu’à lui, et j’ai le courage d’antidater ma lettre. J’écris comme une femme heureuse.
« Bien certainement, ma lettre va faire accourir le duc à Paris, et, à partir de ce moment, tout dépend de vous.
« Adieu, mon ami, plaignez-moi, et ne repoussez point les vœux que j’ose faire pour vous.
« Comtesse ARTOFF. »
– Pauvre femme ! continua le duc en terminant la lecture de cette lettre, je ne sais, mais quelque chose me dit qu’elle n’est point coupable, et je ne la laisserai jamais outrager devant moi…
Le duc reçut la lettre le soir, au moment où il sortait, et il la plaça dans la cheminée de son cabinet de toilette, derrière la pendule.
Zampa, qui brossait alors le pardessus de son maître, n’eut garde de la perdre de vue. La lettre avait été apportée par un domestique à la livrée du comte Artoff. C’en était assez pour que Zampa daignât lui accorder quelque attention.
M. de Château-Mailly parti, Zampa s’assit sans façon dans son fauteuil, posa ses pieds sur les chenets, puisa dans la boîte à cigares de son maître, et ayant allumé un trabucos, il prit connaissance de la lettre.
– Voyons, se dit-il après l’avoir lue, il serait peut-être convenable de réfléchir un peu. Depuis que je suis au service de M. de Château-Mailly, j’ai pu apprécier le caractère et la libéralité de mon nouveau maître. Le duc est très riche, très grand seigneur, et s’il savait ce que je vaux, ce que valent mes secrets, peut-être paierait-il beaucoup mieux que cet inconnu que je sers. Il est vrai que celui-ci a ma vie dans ses mains, ce qui est une assez jolie considération. Mais il est vrai aussi que M. le duc est assez bien situé pour obtenir la grâce d’un pauvre diable tel que moi. Autre considération.
Et Zampa continua à réfléchir et ajouta ensuite à mi-voix :
– Résumons la question. Il y a un homme fort riche, sans doute, parfaitement canaille si on analyse ses procédés, qui veut épouser Mademoiselle de Sallandrera. Cet homme tient ma vie dans ses mains ; il sait mon passé et peut m’envoyer à l’échafaud, alors que moi, Zampa, je ne sais pas même son nom et n’ai jamais vu que son intermédiaire. Or, cet homme, que je sers aveuglément, m’a promis l’intendance des biens de la noble famille de Sallandrera. Les honoraires sont, ma foi, très convenables. Cependant, si, lorsque M. le duc rentrera, je lui poserais ainsi la question : « Donneriez-vous bien un million pour épouser mademoiselle de Sallandrera ? » qui sait s’il ne me prendrait pas au mot ?
Et Zampa, à ce mot de million qu’il avait prononcé lui-même, devint tout rêveur.
– Mais, poursuivit-il, si M. de Château-Mailly payait mes révélations à ce prix fabuleux, à quoi cela lui servirait-il ? Je ne connais pas celui que je sers, et ne suis qu’un instrument dans ses mains. Il pourrait bien arriver alors que l’instrument fût remplacé, que le bras mystérieux qui a frappé don José frappât M. de Château-Mailly et que je fusse, moi, assassiné au coin d’une rue. Zampa, mon ami, acheva le valet, vous êtes un sot d’avoir songé un seul instant à faire le contraire de ce que vous faites.
Le Portugais prit une copie de la lettre et la mit dans sa poche.
Une heure après, cette copie se trouvait dans les mains de Rocambole, qui, en ce moment, relisait une lettre de Mlle Conception.
Cette lettre était ainsi conçue :
« Mon ami,
« Je suis ce billet à trois jours de distance.
« Dans trois jours, mon père, ma mère et moi nous aurons quitté Sallandrera pour revenir à Paris.
« Mon père le veut ! C’est-à-dire que cet homme un moment foudroyé, anéanti par la mort de don José, vient de se redresser, de retrouver son énergie et de refouler sa morne douleur au plus profond de son cœur.
« Pourquoi ? le récit de notre conversation d’hier soir va vous l’apprendre.
« Nous venons de quitter cette austère salle à manger qui ressemble à un lieu funèbre, pour aller nous asseoir dans la salle d’armes, c’est-à-dire le salon. Durant le souper mon père avait été silencieux comme d’ordinaire. Mais, tout à coup, il releva la tête :
« – Conception, me dit-il, vous avez vingt ans. Vous êtes libre maintenant de votre personne et de votre main.
« Je ne pus m’empêcher de tressaillir, et je regardai mon père avec inquiétude.
« – Conception, poursuivit-il, don José est mort, don Pedro est mort. Il n’y a donc plus, en ce monde, une nécessité qui domine votre volonté. Vous pourrez vous choisir un époux. Vous êtes une Sallandrera et j’ai foi en vous ; je demeure convaincu que cet époux sera digne de vous et de la fortune que vous lui apporterez…
« J’étais si émue, si tremblante, que je n’ai osé répondre un mot.
« Mon père a ajouté avec un soupir :
« – Ah ! c’est un grand malheur que nous ayons refusé le duc de Château-Mailly. C’est un beau nom, une grande fortune, une noble alliance.
« Ce nom m’a fait pâlir. Mon père a remarqué mon trouble et il l’a attribué à une tout autre cause.
« – Pauvre enfant ! a-t-il dit tout bas à ma mère, elle aimait don José…
« – Non, lui a répondu ma mère, c’est don Pedro qu’elle aimait…
« Ah ! mon ami, je ne sais si ma mère disait vrai, mais ce que je sais bien, c’est que depuis un mois tout à l’heure mes yeux se tournent sans cesse vers cet horizon du Nord qui me cache Paris… Ô Paris ! la terre où mon cœur a battu, frissonné, tremblé, espéré… Paris ! Oh ! qu’ils vont être longs ces quatre grands jours de voyage qui me séparent de lui !… Paris ! n’est-ce pas vous.
« Ainsi nous partons. Ainsi l’heure est proche où je vous reverrai !…
« Tenez, mon ami, pour la première fois peut-être, depuis hier, j’ai sérieusement espéré. Non, il est impossible que le ciel ou le destin, ou la fatalité, donnez le nom que vous voudrez à cette puissance occulte et redoutable, soit venu d’abord à notre aide pour nous abandonner ensuite. Depuis hier, il me passe en l’esprit de bizarres pressentiments, des pressentiments heureux…
« Il me semble que trois ou quatre mois se sont écoulés, que j’ai perdu mon nom de Sallandrera pour en prendre un autre… Je suis toujours fille de duc, mais je suis devenue marquise.
« La nuit dernière j’ai fait un beau rêve : j’étais en chaise de poste, sur une grande route. Vous étiez près de moi, ma main dans votre main. – Où allons-nous ? demandais-je.
« Et vous me répondiez :
« – Nous allons vivre un an en Italie, la terre des lunes de miel.
« Ah ! mon ami, mon ami, si vous saviez quelles espérances folles, quelles étranges idées me viennent, depuis que mon père m’a dit, hier, que j’étais libre de ma main !…
« C’est aujourd’hui le onze du mois. C’est le quatorze au matin que nous nous mettons en route. Le dix-huit nous serons à Paris.
« Je vous écris ces quelques lignes à deux heures du matin. Tout dort à Sallandrera. Mon nègre va sortir sans bruit du château, monter à cheval et courir à Corta. Corta est une misérable bourgade où se trouve le bureau de poste. Ce bureau est tenu par un pauvre diable de soldat amputé qui sait à peine lire, et ne fera pas la moindre attention à la suscription de ma lettre. Il ne lira que les mots France et Paris.
« Votre CONCEPTION.
« P.-S. : Le dix-huit au soir, onze heures, boulevard des Invalides… Vous savez ? »
C’était cette lettre que le faux marquis de Chamery, affublé de sa perruque blonde et de sa polonaise, lisait lorsque maître Zampa arriva avec la copie de celle que Baccarat avait écrite à M. de Château-Mailly.
Rocambole eut un éblouissement en prenant connaissance de la copie que lui remettait Zampa.
– Ah ! diable ! pensa-t-il, sir Williams est un niais. Il a cru écraser Baccarat et la mettre hors d’état de nous nuire, et voici que cette pauvre comtesse Artoff n’a point voulu quitter Paris sans faire quelque chose pour son cher protégé, le jeune duc. Or, ce quelque chose, c’est tout simplement une lettre adressée à M. de Sallandrera, une lettre qui lui apprend que M. de Château-Mailly est de sa race, qu’il attend des papiers, etc. C’est-à-dire que si le duc reçoit cette lettre, je suis un homme coulé.
– Tiens, tiens, dit Zampa, à qui le trouble et l’agitation de l’homme à la polonaise n’avaient pu échapper, il me semble que cette lettre…
– Cette lettre, reprit brusquement Rocambole, va nous donner quelques soucis, mais du reste, ce ne sont point tes affaires, mon maître, et tu peux retourner chez le duc.
– Dois-je revenir ?
– Ce soir, à huit heures, répondit Rocambole, dont une inspiration traversa le cerveau.
Zampa s’en alla.
Demeuré seul, le faux marquis changea rapidement de costume, et se disposa à aller consulter son oracle ordinaire, c’est-à-dire sir Williams. Dans la journée, Rocambole prenait mille précautions quand il attendait Zampa. La maison de la rue de Surène avait deux portes, deux escaliers : un escalier de maître, un escalier de service. Le faux marquis laissait sa voiture, coupé ou phaéton, à l’entrée de la rue, au coin de celle de la Madeleine, et il venait à pied jusqu’à la porte opposée à celle que connaissait Zampa. Tandis que celui-ci, pour entrer ou sortir, montait l’escalier de maître, Rocambole prenait toujours l’escalier de service, qu’on atteignait en traversant la cour, et il pénétrait dans le petit entresol par l’escalier de service.
Or, ce jour-là, comme à l’ordinaire, il s’en alla à pied jusqu’à la rue de la Madeleine, où l’attendait son coupé. Une petite pluie fine, pénétrante, avait rendu le pavé gras et glissant.
Comme le coupé atteignait le faubourg Saint-Honoré, un hop ! très accentué de son cocher arracha Rocambole à un commencement de rêverie et lui fit jeter les yeux dans la rue.
Un gros homme qui avait voulu traverser avait été frôlé par le coupé et se rangeait au plus vite en injuriant le cocher. Le regard de Rocambole tomba sur lui, et soudain le faux marquis tressaillit. Ce gros homme, dont les cheveux grisonnaient, dont le vieil habit montrait la corde, s’abritait de son mieux sous un méchant parapluie de cotonnade.
Rocambole le reconnut sur-le-champ. C’était Venture(25) ! Venture, l’ancien intendant de madame Malassis, l’ancien faux nègre élevé aux fonctions de valet de chambre de M. le marquis don Inigo de Los Montes, Venture enfin à qui les largesses du comte Artoff et le prix de sa trahison n’avaient probablement pas réussi, car il paraissait être assez dénué en ce moment.
– Quelle dèche ! murmura le faux marquis en s’apercevant que son ancien complice n’avait même plus sa fameuse chaîne d’or qui s’étalait jadis avec orgueil sur le thorax et le volumineux abdomen du digne intendant.
Il s’était rejeté à temps au fond du coupé, et Venture tout occupé d’injurier le cocher, ne l’avait point aperçu.
– Oh ! oh ! pensa Rocambole, je crois qu’il sera bon de renouveler un peu connaissance avec notre ancien ami.
La voiture se dirigea vers la rue Royale ; mais au moment où elle en tournait l’angle pour gagner la place de la Concorde, Rocambole fit arrêter net, sauta lestement sur le trottoir, ouvrit un parapluie qui n’abandonnait jamais les coussins de sa voiture et dit au cocher :
– Touche à l’hôtel !
Le coupé vide continua sa route.
Alors Rocambole, qui avait remarqué que maître Venture avait pris le trottoir du faubourg Saint-Honoré, se dirigeant, comme lui, vers la rue Royale, Rocambole, disons-nous, rebroussa vivement chemin et vint se placer à l’angle de la rue sur le chemin du gros homme.
Ce dernier fumait un de ces cigares malhonnêtes connus sous le nom de petits bordeaux et que les gens économes préconisent, tout en se procurant d’affreuses nausées.
– Parbleu ! pensa l’audacieux, si Venture me reconnaît, il a trop de peccadilles sur la conscience pour faire du bruit, et je vais, une fois de plus, voir si je suis réellement changé.
Et comme Venture arrivait sur lui, il le salua et lui demanda du feu. Venture tendit son cigare charbonné, regarda le marquis avec beaucoup d’indifférence, et, rentré en possession du petit bordeaux, il passa son chemin.
– Un de plus, pensa Rocambole, qui n’ira jamais chercher le fils adoptif de la veuve Fipart dans la peau du marquis de Chamery.
Rocambole se mit à suivre de loin maître Venture. Ce dernier s’en alla par les boulevards jusqu’au faubourg Montmartre, prit cette dernière rue et la suivit jusqu’à la rue Cadet. Là, il prit à droite, et se dirigea vers la rue Rochechouart, la remonta et traversa la barrière.
Rocambole, cheminant à distance, ne le perdait pas de vue.
L’ex-intendant s’arrêta place Belhomme, et disparut dans l’allée noire, humide et malpropre d’une maison à deux étages, aux volets de laquelle on lisait, sur des écriteaux jaunes, ces mots :
Cabinets et chambres garnis au mois et à la nuit.
Au moment où Venture entrait, Rocambole était presque derrière lui et il entendit une voix de vieille femme qui disait à l’intendant :
– Voilà votre clef, monsieur Jonathas, mais mon mari a dit qu’on vous la refuserait demain, si, dans tous les cas, vous ne vous mettiez pas au courant de la huitaine ; vous êtes en retard de trois jours.
Rocambole entendit un gros juron qui s’échappa de la gorge de basse-taille de maître Venture, et il tourna les talons.
Il savait tout ce qu’il avait voulu savoir, c’est-à-dire que Venture demeurait dans cette maison, et qu’il s’appelait Jonathas.
À la barrière, Rocambole prit une de ces voitures sans stations ni remises, et qu’on appelle des maraudeuses, et il rentra en hâte rue de Verneuil.
– Allons consulter sir Williams, se dit-il.
L’aveugle écouta la lecture des deux lettres, celle de Baccarat à M. de Château-Mailly, celle de Conception à Rocambole.
Ce dernier lui raconta ensuite la rencontre qu’il avait faite de Venture et l’état de détresse où il paraissait se trouver.
Alors l’aveugle, dont les sourcils s’étaient froncés, se dérida tout à coup. Puis il écrivit sur son ardoise : – Il faut que nous ayons Venture.
– Pourquoi ? demanda Rocambole.
– Pour lui donner une mission de haute confiance et l’envoyer à l’étranger.
– Oh ! oh !… Et pourrait-on savoir où ?
– En Espagne.
– Parbleu… exclama Rocambole, il n’y a que toi, mon oncle, pour avoir de ces idées-là ! et que fera-t-il là-bas ?
– Il ira y chercher la lettre de Baccarat à M. de Sallandrera…
– Belle affaire ! si le duc l’a reçue…
– Non, répondit l’aveugle, le duc ne l’a pas reçue. Elle est partie hier, et, d’après la lecture de Conception, le duc a dû quitter Sallandrera ce matin, 18 courant, ce qui fait que la lettre et le duc se croiseront en route.
– Je comprends, murmura Rocambole.