XL

En descendant de voiture dans la cour de son hôtel, Rocambole aperçut son beau-frère, le vicomte Fabien d’Asmolles.

Le vicomte rentrait en tilbury et venait d’apprendre le drame de l’hôtel C… dont tout Paris commençait à s’entretenir.

– Comment ! lui dit-il, tu étais chez le général la nuit dernière ?

– Oui, certes, dit le faux marquis.

– Et tu ne m’as pas dit un mot de la catastrophe, ce matin ?

– Il fallait savoir ce mot. J’ai quitté le bal à deux heures et l’événement n’a eu lieu qu’à trois. J’ai tout appris à midi, au Café de Paris, en déjeunant.

– Hé !… hé !… dit le vicomte tout bas en prenant son beau-frère par le bras et se penchant à son oreille, aimes-tu toujours mademoiselle Conception ?

Le marquis feignit de tressaillir profondément et regarda Fabien.

– Que dis-tu là ? fit-il.

– Dame ! répondit le vicomte, don José a été victime d’un crime affreux… mais enfin il est mort…

– Eh bien !…

– C’était le fiancé…

– Ma foi ! dit Rocambole, en ce cas, la fiancée doit être un peu désillusionnée.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il avait deux maîtresses.

– Et quelles maîtresses !… murmura Fabien.

Puis le vicomte reprit :

– Tout cela est bel et bon, mais j’en reviens à mon dire…

– Qui est ?…

– Que mademoiselle Conception n’a plus de fiancé.

– Mais, mon ami, dit Rocambole, qui savait rougir à propos et sut manifester un assez vif embarras, je n’aime pas… je n’ai jamais songé à mademoiselle de Sallandrera.

– Bah ! dit Fabien ; tu serais bien en peine si je t’en demandais ta parole d’honneur.

– Dans tous les cas, dit Rocambole, ce n’est pas aujourd’hui et en présence d’une tombe ouverte…

– Eh ! mon Dieu ! murmura le vicomte, il n’est question que de l’avenir, nous en recauserons… Viens-tu chez Blanche ?

– Certainement.

Et Rocambole, enchanté des dispositions de son prétendu beau-frère, le suivit chez la vicomtesse. Il y demeura jusqu’après le dîner, et ce ne fut qu’à huit heures qu’il put monter chez l’aveugle Walter Bright.

Il avait besoin des conseils de sir Williams.

Mais sir Williams, une fois au courant de la situation, prit son ardoise et écrivit cette brève réponse :

– Attendre les événements et une lettre de Conception, ou tout au moins une entrevue avec elle.

– Diable ! pensa Rocambole, qui n’avait rien vu venir encore.

Notre héros attendit pendant toute la soirée avec une vive impatience, puis la soirée s’écoula, et aucune lettre, aucun message n’arrivèrent. Pour tuer le temps, il se rendit à son club et y tailla un baccara jusqu’à trois heures du matin.

– Allons ! pensa-t-il, la petite aura eu une crise nerveuse, la fièvre, le délire, que sais-je ? Les femmes s’évanouissent pour des riens. Le cadavre de don José lui aura produit un grand effet…

Cependant, comme il descendait du club sur le boulevard où l’attendait son tilbury, il aperçut un domestique en livrée noire, se promenant sur le trottoir, de long en large et paraissant attendre quelqu’un.

Rocambole s’approcha et reconnut le négrillon de Conception.

Le négrillon le salua, lui tendit une lettre et s’en alla sans mot dire.

– Enfin ! murmura Rocambole, qui s’élança dans son tilbury, et, pressé qu’il était de lire le message de la jeune fille, lança son cheval à fond de train.

En moins d’un quart d’heure, il eut franchi la distance qui sépare le boulevard des Italiens de la rue de Verneuil. Puis, s’enfermant dans sa chambre à coucher, il ouvrit la lettre de Conception.

La lettre était longue, d’une écriture même serrée et qui paraissait tremblée.

– Bon ! dit Rocambole, il est probable que mes actions sont toujours en hausse, car un homme menacé de congé ne reçoit pas des lettres de huit pages.

Il se mit au lit et lut :

« Je vous écris à près de minuit, à la suite de vingt-quatre heures de tortures et d’émotions impossibles à redire.

« Mon père et ma mère sont là, dans la pièce voisine, agenouillés devant le lit mortuaire de don José. Ils prient.

« Moi, je me suis enfermée, j’ai voulu être seule… Il faut bien que je vous écrive, que je vous raconte tout ce qui s’est passé ici… il faut bien, puisque vous êtes mon complice… oh ! l’horrible, l’épouvantable mot !… que je vous demande conseil… et protection contre moi-même…

« Mon Dieu ! ne sommes-nous pas, nous, les véritables meurtriers de don José ?

« Dites, monsieur…

« Tenez, monsieur, tout à l’heure, j’ai eu le courage d’entrer dans la chambre mortuaire, j’ai osé le regarder…

« On l’a couché tout vêtu sur un lit de parade en velours noir. Il est très pâle, mais son visage n’a subi aucune altération. La mort a dû être instantanée.

« Oh ! je sais bien que cet homme avait le cœur vil et du sang sur les mains ; mais avions-nous le droit de nous substituer à la vengeance divine ?

« Avions-nous le droit de le tuer ?

« Cette terrible question m’a été faite tout à coup par ma conscience au moment où je levais les yeux sur don José mort, et l’épouvante m’a prise ; j’ai senti le remords pénétrer dans mon cœur, et le brûler comme un fer rouge. Je me suis enfuie !

« Pourtant cet homme était bien infâme !

« Il a tué don Pedro… Don Pedro est mort depuis cinq jours, et il le savait hier, en allant à ce bal, où lui-même devait trouver la punition de ses crimes…

« Laissez-moi tâcher de rassembler, de classer mes souvenirs depuis hier.

« Il paraît que je me suis évanouie dans les bras de ma mère au moment où vous veniez de nous mettre en voiture. Je n’ai repris connaissance que lorsqu’on m’a fait descendre dans la cour de notre hôtel.

« Ma mère m’avait frotté les tempes avec de l’eau de Cologne qu’elle avait sur elle, et j’ai pu monter l’escalier appuyée sur son bras.

« Le duc de Sallandrera, vous le savez, ne nous avait point accompagnées au bal.

« Il était demeuré dans son cabinet, occupé à écrire et à mettre au courant une volumineuse correspondance qui se trouvait en retard.

« En entendant rentrer la voiture, il quitta son cabinet et vint à notre rencontre ; nous le vîmes apparaître sur la première marche de l’escalier.

« – Que vous est-il donc arrivé ? demanda-t-il. Vous revenez bien vite, il me semble…

« – Conception s’est trouvée mal, répondit ma mère.

« Le duc me prit dans ses bras et m’emporta au salon tout ému.

« – Souffres-tu, mon enfant ? me dit-il. Veux-tu qu’on envoie chercher un médecin ?

« Il me regardait, et je devinais, à l’inquiétude peinte sur son visage, que je devais être excessivement pâle.

« – Non, non, répondis-je, je ne souffre plus… le grand air m’a fait du bien. J’ai été incommodée par la chaleur du bal ; ce n’est rien…

« Et je me laissai tomber sur un siège, car mes jambes refusaient de me soutenir. Votre sinistre prédiction bourdonnait à mes oreilles comme un glas funèbre.

« Mon père avait pris mes mains et les serrait doucement ; ma mère m’avait dégrafée et continuait à me faire respirer un flacon de sels.

« – Je vais mieux, balbutiai-je, beaucoup mieux… le sommeil achèvera de me remettre.

« – Oui, me dit ma mère, tu as raison, il faut te mettre au lit.

« Et mon père et ma mère, dédaignant de sonner, d’appeler ma femme de chambre me conduisirent eux-mêmes, en me soutenant, jusqu’à mon appartement.

« Oh ! je vous jure qu’un vague pressentiment de ce qui allait se passer et une secrète épouvante étaient la seule cause de ce prétendu besoin de sommeil que je venais de manifester.

« Je devinais vaguement qu’à cette heure tout était fini pour don José. Et j’avais peur de me trouver face à face avec mon père et ma mère à ce moment fatal où on viendrait leur apprendre…

« Et pourtant, j’étais loin de penser que ce serait ici qu’on rapporterait son corps.

« Ma mère voulut être ma femme de chambre ; elle me mit au lit elle-même, et sur ma prière, elle souffla la veilleuse allumée sur la table de nuit.

« Puis elle se retira, persuadée que j’allais dormir. Dormir !

« Tenez, j’ai eu alors, dans l’obscurité qui régnait sous mes rideaux, au milieu du silence qui m’environnait, comme une bizarre et terrible hallucination…

« J’ai vu – à la lettre – la gitana tuer don José. Il m’a semblé voir le bras se lever, le poignard étinceler, entendre don José pousser un cri – puis encore un bruit sourd… le bruit de la chute de son cadavre… Pendant une heure, moins peut-être, mais enfin pendant un laps de temps qui m’a paru une éternité infernale, mes dents ont claqué de terreur, mon cœur a battu violemment, et le moindre bruit extérieur m’a jetée au milieu des perplexités les plus accablantes.

« Il me semblait qu’un doigt de feu écrivait sur le mur de mon alcôve cette phrase sinistre : « Tu viens de tuer don José ! »

« On a dit souvent, monsieur, que l’attente d’un péril est cent fois plus terrible que le péril lui-même. Cela doit être vrai, car j’ai moins souffert pendant les vingt heures qui viennent de s’écouler, réunies, que durant cette heure unique où je suis demeurée seule, sans lumière, blottie, grelottante dans mon lit, et prêtant l’oreille à tous les bruits…

« Enfin, j’ai entendu résonner cette cloche qui annonce l’arrivée d’un visiteur. Il m’a semblé qu’elle retentissait avec un bruit lugubre.

« Tout mon sang s’est figé dans mes veines ; j’ai cru que j’allais mourir. J’ai entendu qu’on ouvrait les deux battants de la porte.

« Or, il était quatre heures du matin, une heure où il ne peut arriver qu’un visiteur sinistre.

« Toutes les voitures de l’hôtel étaient rentrées. Quelle était donc celle qui entrait ?

« J’ai deviné sur-le-champ qu’on rapportait don José mort ou mourant.

« Je ne sais comment moi qui, une minute auparavant me sentais défaillir, j’ai eu la force de me lever, de me vêtir, et je suis allée jusqu’à la fenêtre de mon cabinet de toilette.

« Cette fenêtre donne sur la cour. J’ai écarté les rideaux et regardé au travers des persiennes. Il y avait bien, en effet, une voiture dans la cour, mais ce n’était point le coupé de don José. C’était un carrosse que j’ai reconnu sur-le-champ pour appartenir au général C… J’ai vu un homme en habit noir en descendre en même temps que deux laquais dont l’un était pendu aux étrivières, l’autre assis à côté du cocher.

« Une rumeur s’est faite dans la cour parmi ces hommes et ceux de nos gens qui se trouvaient encore sur pied.

« Puis j’ai vu qu’on rangeait la voiture au bas du perron.

« Il paraît que ni mon père ni ma mère n’étaient encore couchés lorsque cette voiture arriva. Ils étaient demeurés au salon, causant de graves affaires d’intérêt qui absorbaient beaucoup le duc depuis quelques jours.

« L’homme vêtu de noir monta, précédé d’un domestique, et se fit introduire au salon.

« Quelques minutes après, j’entendis des pas précipités, des exclamations de douleur… Puis je vis mon père et ma mère descendre dans la cour, s’approcher de la voiture, et jeter simultanément un grand cri.

« Deux domestiques avaient pris des flambeaux. À la lueur de ces flambeaux, je vis retirer du fond de la voiture un corps inerte…

« C’était le cadavre de don José !…

« Alors mes forces me trahirent ; je m’affaissai sur moi-même et m’évanouis de nouveau.

« Ce fut le jour et un froid glacial qui me ranimèrent. J’avais passé plusieurs heures étendue sur le parquet, et personne n’était venu me surprendre ainsi.

« Je ne sais si c’est faiblesse ou courage, mais au lieu de me recoucher, au lieu d’attendre avec anxiété qu’on vînt m’annoncer la mort de don José, je me levai, je rajustai mes vêtements, et je descendis au premier étage.

« L’escalier était encombré par les domestiques, qui allaient, venaient, se croisaient d’un air consterné. Ils se rangèrent devant moi, et personne n’osa m’apprendre, hélas ! ce que je ne savais que trop.

« La porte du grand salon était ouverte, j’entrai.

« Ah ! je n’oublierai de ma vie le spectacle qui frappa mes regards, et l’effet saisissant que produisit mon apparition.

« Don José mort était à demi couché sur un canapé, encore enveloppé de son costume de bal masqué. Seulement le domino avait été ouvert, et laissait voir sa chemise de batiste, sur laquelle coulaient encore quelques gouttes de sang.

« Auprès du mort, ma mère était agenouillée et sanglotait.

« Debout et derrière le canapé, une main sur l’épaule de don José, l’autre appuyée sur son front, mon père avait l’attitude d’un homme foudroyé.

« Son silence était la plus éloquente des douleurs, et j’ai reculé en le voyant, et il m’a pris comme un remords épouvantable de ce que j’avais fait…

« Mon père ignorait l’infamie de cet homme en qui il croyait se voir revivre, de cet homme à qui, au fond de sa pensée, il réservait le manteau ducal des Sallandrera.

« J’ai compris alors, monsieur, par cette morne et grande douleur, tout ce qu’il y a d’orgueil de race au fond du cœur d’un gentilhomme. Mon père aimait don Pedro plus que don José, mais il s’était résigné à le perdre…

« Don José n’était-il pas là pour continuer notre race ?

« Le jour où l’on vint annoncer à mon père que don Pedro était perdu, mon père pleura comme un père pleure un fils.

« Mais cette nuit, sa douleur n’avait plus ce caractère bruyant et cependant résigné devant les décrets du Ciel. Cette nuit, monsieur, c’était la douleur désespérée, immense, sans bornes du duc de Sallandrera, grand d’Espagne, qui voit sa race finir en lui…

« Auprès de lui, j’ai vu l’homme vêtu de noir qui avait accompagné le corps de don José. C’est le vicomte de Chéneville, un petit-cousin de Madame C…

« Le vicomte racontait, avec tous les ménagements possibles, cet horrible drame qui venait de jeter la consternation dans la fête de sa parente. Puis, après avoir glissé de son mieux, avec un tact exquis, sur les motifs plausibles de l’assassinat, sur la liaison qui avait dû exister entre don José et son meurtrier, il a remis à mon père une lettre.

« Cette lettre était tombée des vêtements de don José au moment où on a essayé de lui porter secours.

« Mon père a pris cette lettre, machinalement, comme un homme qui s’attend désormais à tout ; il a jeté les yeux avec distraction sur l’enveloppe ; mais bientôt nous l’avons vu tressaillir et sortir de son accablante atonie.

« – C’est une lettre de Cadix ! s’est-il écrié.

« Et je l’ai vu l’ouvrir précipitamment, et j’ai cru surprendre une lueur d’espoir dans ses yeux. Peut-être a-t-il cru que Dieu faisait un miracle, que, lui enlevant don José, il lui rendait don Pedro, et que cette lettre allait lui apprendre la guérison prochaine de mon malheureux fiancé. Hélas ! l’éclair d’espoir s’est éteint ; cet homme aux idées chevaleresques, qui s’était redressé un moment, qui avait eu dans le Dieu de ses pères assez de foi pour croire que ce Dieu allait faire un miracle en faveur du dernier duc de Sallandrera, est tombé tout à coup à la renverse comme un chêne que la foudre déracine.

« Cette lettre annonçait à don José la mort de son frère ; cette lettre, l’infâme l’avait reçue hier, dans la journée, et il est allé au bal !… et il l’avait sur sa poitrine !…

« Eh bien ! monsieur, l’affection de mon père pour don José était telle, que lorsqu’il est revenu à lui, il a attribué l’infamie de son neveu à un excès de délicatesse.

« – Le pauvre enfant, nous a-t-il dit, a eu l’héroïsme d’aller au bal, la mort dans le cœur, pour que Conception qu’il aimait y allât, et n’apprît que le plus tard possible la mort de don Pedro.

« Depuis ce matin, monsieur, mon père et ma mère sont agenouillés devant le cadavre de l’assassin de don Pedro, ils pleurent et prient.

« Don Pedro, lui, le juste et le bon, a été veillé la nuit de sa mort par des étrangers… Comprenez-vous ?

« Et, malgré ce rapprochement, malgré les crimes de cet homme, le remords, je le répète, est au fond de mon cœur – moi qui l’ai désigné aux coups de la destinée implacable. En avais-je, en avions-nous le droit ?

« Je voudrais vous voir, monsieur, vous qui êtes noble et bon, dit-on, vous qui avez tendu une main protectrice à la pauvre jeune fille abandonnée de tous. Il me semble que vous me donneriez du courage… Vous voir… Mais où ? mais quand ?… À peine puis-je et osé-je vous écrire cette lettre.

« C’est demain qu’ont lieu les funérailles de don José.

« Vous y viendrez, mais vous ne pourrez me voir, car, selon l’usage espagnol, les femmes ne suivent point les convois. Cependant, j’espère vous voir, soit le soir, soit le lendemain.

« Adieu, monsieur ; plaignez-moi, et merci !…

« CONCEPTION. »

– Ma parole d’honneur ! murmura Rocambole, voilà un post-scriptum dont cette jeune fille n’apprécie pas toute la portée. Elle veut que je la plaigne d’avoir été dans la dure nécessité de faire tuer son cousin. Mais, en même temps, elle me remercie d’avoir bien voulu lui prêter mon concours dans cette petite opération. Cela manque de logique, en apparence, et cependant c’est fort clair pour moi. Mademoiselle Conception de Sallandrera aime, sans le savoir, M. le marquis de Chamery.

Et Rocambole ajouta en riant : – Quand on songe, cependant, que je me suis appelé Rocambole, que j’ai été le fils adoptif de maman Fipart, que j’ai fait guillotiner Nicolo et que je me nomme aujourd’hui, pour l’univers entier, le marquis de Chamery, un homme dont raffole une Sallandrera !… Et, acheva Rocambole en jetant son cigare et soufflant sa bougie, il est pourtant des philosophes qui affirment que la vertu conduit à tout !…