XLVIII

Le lendemain du jour où Roland de Clayet avait été reçu dans cette maison mystérieuse de la rue de la Pompe par Rebecca, jouant à ravir le rôle de Baccarat, sa sœur puînée, la véritable comtesse Artoff, arrivait à Paris et descendait à son hôtel de la rue de la Pépinière.

La comtesse précédant son mari de deux jours, et le hasard semblait servir comme à souhait les plans ténébreux de Rocambole. Le jeune gentilhomme russe revenait en France par le Rhin et la Belgique, tandis que sa femme se dirigeait sur Paris par Strasbourg et la Lorraine. Seulement, le premier trajet étant plus long, Baccarat arrivait deux jours plus tôt.

La femme élégante qui descendit, tout enveloppée de fourrures, de sa berline de voyage au milieu de la cour de l’hôtel Artoff, était bien toujours cette éblouissante créature que la douleur et la joie, les angoisses d’une vie agitée d’abord, et les enchantements d’un dernier amour ensuite, n’avaient pu vieillir.

La trentième année venait de sonner pour la comtesse, et son front était demeuré blanc et uni, son regard jeune, son sourire charmant. Baccarat avait toujours vingt-deux ans. Celle qui avait tant aimé, tant souffert, avait retrouvé une seconde, une luxuriante jeunesse dans l’amour de cet homme qui n’était presque qu’un enfant le jour où, agenouillé devant elle, il l’avait supplié d’accepter sa main et son nom.

On se fait si vite au bonheur !

Baccarat était demeurée la noble femme que nous avons connue, la Providence des pauvres et des infortunés, l’amie, la consolatrice de tout ce qui souffrait ; mais ce nouvel et dernier amour que Dieu lui avait permis de ressentir comme une juste récompense de ses vertus, cet amour avait opéré en elle une métamorphose complète.

Pendant deux années le jeune comte avait voyagé avec sa femme.

Paris, la ville oublieuse, ce fleuve de Léthé moderne, avait bien vite oublié la funeste célébrité de Baccarat. Lorsque les deux époux étaient revenus, Paris avait salué la comtesse Artoff comme une jeune et belle étrangère, dont la vertu était aussi irréprochable que la beauté. On l’avait vue aux fêtes de l’hôtel de Kergaz, aux bals de la belle marquise de Van-Hop. Le prince K…, lord E…, le duc de Sallandrera, tous les étrangers de distinction s’étaient empressés de l’accueillir.

Baccarat n’existait plus.

Depuis six mois que la comtesse était absente, on s’entretenait partout de son prochain retour. Partout on l’attendait avec impatience ; partout on se promettait de l’accueillir avec empressement.

La comtesse arriva vers cinq heures du soir. Elle était attendue, tous ses gens étaient rangés dans la cour, et la saluèrent de leurs respectueuses acclamations. Elle se fit conduire dans le cabinet de son mari, et après avoir pris un léger repas, elle se mit à dépouiller cette correspondance d’importance secondaire qui n’arrive pas par la poste, ordinairement, mais qui n’en est pas moins très volumineuse pour ceux qui reviennent à Paris après cinq ou six mois d’absence.

Une lettre encadrée de noir frappa son attention tout d’abord.

C’était le billet mortuaire de l’Espagnol don José, don José, le neveu du duc de Sallandrera, le fiancé de mademoiselle Conception, le seul obstacle qui, aux yeux de Baccarat, eût existé entre la jeune señora et le protégé du comte et de la comtesse Artoff, le duc de Château-Mailly.

La nouvelle de cette mort, sur laquelle, du reste, elle n’avait aucun détail, rendit Baccarat toute pensive. Elle prit une plume, écrivit un billet de trois lignes, sonna et le remit à un valet de pied : – Portez cela, dit-elle, à M. le duc de Château-Mailly.

Baccarat écrivait au jeune duc :

« Mon cher duc,

« Je suis à Paris depuis deux heures. Voulez-vous venir prendre ce soir même, et le plus tôt possible, une tasse de thé chez votre servante ?

« J’ai à causer longuement avec vous.

« Comtesse ARTOFF. »

Tandis que le valet courait à l’hôtel de Château-Mailly, qui, on s’en souvient, se trouvait situé place Beauveau, la comtesse se disait :

– M. de Château-Mailly est évidemment le mari qu’il faut à Conception. La pauvre enfant m’avait fait à moitié des confidences touchant don José : elle haïssait cet homme, que la volonté paternelle lui destinait pour mari. Don José mort, le duc de Sallandrera accordera bien certainement à M. de Château-Mailly la main de sa fille. Le duc est un digne jeune homme ; il a pour lui la grâce, la jeunesse, un grand nom, une grande fortune. Conception sera heureuse d’être sa femme. Et puis, acheva mentalement Baccarat, j’ai un intérêt secret, puissant, à faire ce mariage, un intérêt que le duc ignore et que je dois lui apprendre.

En attendant l’arrivée de son protégé, la comtesse écrivit cet autre billet :

« Ma bonne Cerise,

« J’arrive et j’irai te voir demain matin, si tu ne veux toi-même accourir ce soir chez moi.

« TA LOUISE. »

Et elle adressa la lettre à

Madame Léon Rolland,

Boulevard Beaumarchais, 60.

Dix minutes après, on annonça le duc de Château-Mailly.

Le duc était un homme de trente ans, un peu froid, un peu grave, et qui ne ressemblait plus à ce jeune comte étourdi que l’Anglais sir Arthur Collins avait jadis converti à sa détestable morale, lui offrant la fortune de son oncle pour prix de la séduction de madame Fernand Rocher.

Le duc aimait Conception de Sallandrera. Il l’aimait avec la résignation douloureuse de l’homme sans espoir.

Tandis que don José avait vécu, M. de Château-Mailly, dont la demande avait été refusée nettement par M. de Sallandrera, s’était tenu à l’écart, essayant d’oublier le rayonnant sourire et l’angélique beauté de Conception. Don José mort, le jeune duc, obéissant à l’égoïsme humain, avait éprouvé une joie involontaire, et l’espoir lui était revenu…

Mais, on le sait, le duc de Sallandrera et sa famille avaient quitté Paris presque aussitôt pour accompagner en Espagne la dépouille mortelle de don José. M. de Château-Mailly n’avait vu ni Conception, ni son père, avant leur départ, par un motif de haute convenance qu’il est facile de comprendre. Seulement, un faible rayon d’espoir s’était fait jour dans son cœur, espoir discret, espoir si léger qu’il n’osait l’avouer. Mais enfin il espérait.

Et tout à coup un mot de Baccarat lui arrivait. Ce mot venait doubler son espoir. Évidemment, si la comtesse Artoff le priait d’accourir, c’était pour lui annoncer un événement de quelque importance, ou tout au moins pour lui parler de Conception.

Quand le jeune duc arriva, il trouva la comtesse assise dans le cabinet de travail de son mari, ayant devant elle une table, et sur cette table un petit cahier de papier qui paraissait couvert d’une grosse écriture d’homme.

– Bonjour, duc, lui dit-elle en lui tendant la main : asseyez-vous là, près de moi.

Le duc baisa la main qu’elle lui tendit et répondit :

– Je me suis empressé, madame, de me rendre à votre aimable invitation. Je croyais, du reste, trouver le comte.

– Mon mari n’arrive que dans trois jours, et il est probable que j’eusse attendu son arrivée pour vous prier de venir nous voir sans cette lettre que j’ai ouverte, il y a une heure.

La comtesse montrait à M. de Château-Mailly le billet de faire-part de la mort de don José.

Le duc tressaillit, rougit et pâlit tour à tour.

– Oh ! dit-il, je le savais… J’ai assisté aux funérailles, et…

Il s’arrêta et parut hésiter.

– Et vous aimez toujours mademoiselle de Sallandrera.

– Toujours, murmura le duc d’une voix tremblante.

– Peut-être soupirerez-vous moins douloureusement, mon cher duc, dit la comtesse avec un sourire, quand je vous aurai lu ce manuscrit que voilà.

Elle montrait le petit papier placé devant elle.

– Qu’est-ce que cela ? demanda le duc.

– Attendez, et répondez d’abord à mes questions, s’il vous plaît.

– Parlez, j’écoute.

– N’avez-vous pas une branche de votre famille établie en Russie, à Odessa ?

– Oui, répondit le duc. Mon grand-oncle, le chevalier de Château-Mailly, a suivi, sous Louis XV, le duc de Choiseul, alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Devenu amoureux d’une demoiselle d’honneur de la tzarine, privé de fortune d’ailleurs en sa qualité de cadet, il a épousé l’objet de sa flamme, accepté le grade de colonel dans l’armée russe, et il est mort à Odessa général et comte de l’Empire, au commencement de ce siècle.

– Sans laisser d’enfants ?

– Pardon, je dois avoir plusieurs cousins en Russie. Mon grand-oncle avait trois fils ; mais, naturalisée russe, devenue russe de cœur et d’âme, cette branche de ma famille n’a conservé avec nous aucune relation, et mon père à moi, le marquis de Château-Mailly, colonel d’un régiment de hussards pendant la campagne de Russie, en 1812, a rencontré sur le champ de bataille un colonel de uhlans portant le même nom que lui, et probablement son cousin.

– Eh bien ! dit Baccarat, c’est précisément de celui-là que je veux vous parler.

– Ah ! vous le connaissez ?

– Oui, et c’est lui qui m’a remis ce manuscrit que voilà.

Le duc étendit la main.

– Attendez donc ! fit la comtesse. Ce manuscrit a un préambule.

– Et… ce préambule ?

– Le voici. Le comte Artoff, vous le savez, a une fort belle terre aux environs d’Odessa. Nous y avons passé les mois de janvier et février. À douze ou quinze verstes de notre château se trouve le château de votre parent…

– Le vieux colonel de uhlans ?

– Lui-même. Nous avons fait connaissance à un bal du prince gouverneur à Odessa. Ce nom de Château-Mailly, vous le pensez bien, nous a fort étonnés. Le comte a questionné le vieil officier ; celui-ci lui a appris qu’il était d’origine française, et nous a raconté l’histoire de son aïeul, telle que vous venez de nous la dire. Seulement il a amplifié le détail que vous me donniez tout à l’heure, de la rencontre d’un Château-Mailly russe et d’un Château-Mailly français à la retraite de Russie. Le Russe, vous le savez, c’était lui. Or, voici, d’après son dire, ce qui s’est passé entre lui et votre père. Le colonel français, à la tête d’une poignée de ses hussards, venait de charger le régiment de uhlans. Le colonel de ces derniers combattait au premier rang et les deux officiers arrivèrent à croiser le sabre. Ils se battirent avec acharnement ; le colonel français eut l’épaule entamée ; le colonel russe reçut un coup de pointe dans le bas-ventre. Cependant le combat continua, et tout à coup, les deux sabres, se heurtant avec une violence égale, se brisèrent tous deux à quelques pouces de la coquille.

« – Parbleu ! monsieur, cria le colonel de uhlans en français, langue que l’aristocratie russe parlait déjà alors, nous avons des armes qui me paraissent être de même trempe.

« – Comme ceux qui les manient, répondit courtoisement le colonel français.

« – Et, poursuivit le Russe, avant de vous casser la tête d’un coup de pistolet…

« Il mit la main sur ses fontes.

« Le colonel français l’imita.

« – Je ne serais pas fâché de savoir à qui j’ai eu affaire.

« Le Français retira son pistolet et dit, en ajustant son adversaire :

« – On me nomme le marquis de Château-Mailly.

« Et il fit feu.

« Mais le uhlan s’était baissé avec rapidité, la balle passa au-dessus de sa tête, et il s’écria :

« – Mon cousin !…

« Puis il remit son pistolet encore armé dans sa sacoche.

« – Votre cousin !

« – Je suis le chevalier de Château-Mailly, dit le uhlan.

« – Ah ! le fils de mon oncle.

« – Précisément. Par conséquent, votre cousin germain.

« – Pardon, monsieur, dit froidement le colonel de hussards, je ne vous connais pas, et je renie un Château-Mailly qui tire l’épée contre la France.

« – Vous oubliez que je suis né sujet russe…

« – C’est possible, dit le colonel, mais alors vous êtes un ennemi.

« Et il poussa son cheval en avant et enfonça le carré des uhlans, sans toutefois continuer le combat avec son cousin.

« Celui-ci en fit autant ; un gros de cosaques les sépara. Ils ne se sont jamais revus, acheva Baccarat.

– Je savais ces détails, dit le jeune duc, et je suis persuadé que mon oncle à la mode de Bretagne doit avoir une haine profonde de ses parents de France.

– Vous vous trompez…

– Bah !…

– Et je me suis engagée pour vous vis-à-vis du chevalier de Château-Mailly.

– Comment cela ?

– Le chevalier et le comte Artoff se sont liés, ils se sont vus souvent. Tantôt le premier venait en traîneau chez nous, tantôt nous allions chez lui. Il nous faisait mille questions sur vous, et je lui promis que, l’année prochaine, nous vous emmènerons à Odessa.

– Je le veux bien, dit le jeune homme en riant.

– Oh ! mais, ce n’est pas tout, continua Baccarat, et vous allez voir que je ne vous ai fait venir ici avec tant d’empressement, que parce que j’avais de bonnes nouvelles à vous donner.

– J’attends, dit le duc surpris.

– Un jour, la veille de notre départ, le vieux chevalier, qui était venu nous faire ses adieux, nous dit :

« – Quel âge a le petit duc ?

« – Près de trente ans, répondis-je.

« – Quelle est au juste sa fortune ?

« – Il a cinq cent mille livres de rente.

« – Songe-t-il à se marier ?

Cette question de son vieux parent que lui transmettait Baccarat fit tressaillir M. de Château-Mailly. Il crut, un moment, que la comtesse allait lui proposer un mariage et tâcher de lui faire oublier Conception.

– Je ne me marierai jamais, murmura-t-il avec tristesse.

– Écoutez toujours, reprit Baccarat. J’ai raconté au chevalier votre amour pour mademoiselle de Sallandrera.

– Ah ! vous lui avez dit…

– Tout, jusqu’au refus que j’ai éprouvé pour vous, jusqu’aux causes de ce refus.

Le nom de Sallandrera produisit chez lui une vive surprise :

– Mais, me dit-il, pourquoi l’a-t-on refusé ?

– Parce que le duc veut transmettre son nom à son neveu, don José.

– C’est une raison que je comprends, dit le chevalier. Mais si mon neveu était, à l’insu du duc, à son propre insu, à l’insu du monde entier, son parent en ligne directe…

– Son parent ! dit vivement M. de Château-Mailly.

– Peut-être… répondit Baccarat.

Et elle continua, souriant toujours :

– Avant d’aller plus loin, il faut que vous me parliez de votre généalogie. Votre trisaïeul n’était-il pas mestre de camp sous Louis XIV ?

– Précisément.

– Et ne fit-il point partie de l’escorte de gentilshommes français qui suivirent le roi Philippe V, petit-fils du grand roi, lorsqu’il alla prendre possession du trône d’Espagne ?

– Mais, dit le duc avec un sourire, vous savez aussi bien que moi l’histoire de ma famille.

– Mieux que vous, duc, et je vais vous prouver ce que j’avance : votre trisaïeul s’est marié en Espagne.

– Avec doña Luisa da Rocca, fille d’un excellent gentilhomme d’Aragon. Les da Rocca seraient-ils parents avec les Sallandrera ? demanda le duc.

– Non, dit Baccarat. Mais ce volumineux manuscrit que vous voyez là est une lettre du chevalier de Château-Mailly à vous adressée.

– À moi ?

– Il a passé à l’écrire, la nuit qui a précédé notre départ, et j’ai été chargée de vous la remettre. Si vous permettez, je vous la lirai, et vous verrez, acheva Baccarat, que vous êtes beaucoup moins éloigné de Conception – surtout don José étant mort – que vous ne le pensiez.

Et Baccarat déplia le manuscrit.