XVI

Don José était un petit-cousin de mademoiselle Conception.

Le duc l’aimait beaucoup. Quelques intimes de la maison prétendaient même qu’il songeait tout bas à en faire son gendre. Cependant, comme il y avait plus de deux ans que le jeune homme était en France, qu’il venait presque tous les jours à l’hôtel de la rue de Babylone, et que rien ne transpirait au sujet d’un prochain mariage, on pouvait en conclure que si cette union était projetée, du moins, elle rencontrait quelque obstacle momentané.

Don José était un homme de vingt-six ans, fort beau au point de vue plastique, d’une taille élevée, d’une grande distinction de manières, un peu hautain, un peu dédaigneux, en un mot, le véritable hidalgo, qui se souvient un peu trop d’une longue lignée d’aïeux. On aurait pu conclure, par le ton plein d’orgueil qu’il avait employé avec Rocambole, du peu de cas qu’il faisait du gentilhomme français.

Don José, disait-on à Paris, était éperdûment amoureux de Conception. On prétendait, en revanche, que mademoiselle de Sallandrera n’avait pour lui qu’une affection médiocre, et l’on disait même que si elle l’épousait, elle obéirait à la volonté de son père et non point aux impulsions de son cœur.

Rocambole avait recueilli tous ces bruits, tous ces on-dit minutieusement, les uns après les autres, et il les avait soigneusement passés au crible de sa raison et de sa perspicacité.

– Évidemment, s’était-il dit, puisque mademoiselle Conception se trouble et rougit à ma vue, et qu’elle demeure impassible lorsque don José paraît, c’est que je lui suis moins indifférent que don José. Cependant, comme le duc et la duchesse m’accueillent depuis quelque temps avec une certaine froideur, il est évident aussi que don José est plus haut placé que moi dans l’estime de la famille. Ma seule ressource sérieuse est de ruiner don José dans l’opinion du duc et de la duchesse de Sallandrera.

Ce projet, ce but que se proposait le faux marquis de Chamery, présentait des difficultés sans nombre et demandait du temps. Mais Rocambole était patient.

– Don José est riche, s’était-il dit, don José est à la mode, il a des chevaux, il fait courir, il joue et perd des sommes considérables… Il doit avoir d’autres vices encore ; l’essentiel est de lui découvrir une maîtresse… Il doit en avoir une.

En profond observateur du cœur humain, en digne élève de sir Williams, avec qui, le matin, il avait eu une assez longue conférence, celui-ci répondant au moyen d’une ardoise, sur laquelle il écrivait des lignes que son interlocuteur effaçait après les avoir lues, Rocambole s’était dit : – On peut toujours perdre un homme accroché à une jupe.

Aussi le faux marquis venait-il de prendre la résolution formelle d’épier, de faire épier don José, lorsque la pâleur de Conception, les regards courroucés de l’hidalgo et ce mot de Cadix qui paraissait faire une si vive impression sur la jeune fille, vinrent le jeter dans un nouvel ordre d’idées.

Don José avait annoncé son intention formelle de dîner à l’hôtel. Il n’était donc plus possible à Rocambole de prolonger sa visite. Cependant il hésitait encore, lorsqu’un regard de Conception le décida.

Au moment où don José s’approchait distraitement du tableau de sa cousine et l’examinait, celle-ci leva sur le marquis de Chamery un œil suppliant et d’une éloquence irrésistible. Cet œil lui montrait la porte et semblait lui dire : – Au nom du ciel, monsieur, par tout ce que vous avez de plus sacré au monde, je vous en conjure, partez !

Rocambole se leva et prit congé.

Conception lui tendit la main, et il sentit la main de la jeune fille trembler dans la sienne. Puis elle le regarda encore…

Et ce second regard paraissait signifier : – Ah ! si j’osais me placer sous votre protection !…

– Parbleu ! pensa Rocambole en s’en allant, l’heure n’est pas loin où la petite me prendra pour son chevalier.

Et il quitta l’hôtel de Sallandrera.

Demeurée seule avec don José, Conception s’était prise à trembler. Les yeux baissés, assise dans un coin de son atelier, la fière jeune fille paraissait absorbée en une douloureuse contemplation.

– Eh bien ! ma belle cousine, demanda don José d’un ton moqueur, il me semble que vous ne raillez plus maintenant ?

Elle le regarda et se tut.

– Il est charmant, n’est-ce-pas, ce marquis de Chamery ?

Conception eut un tressaillement nerveux et trahit son impatience par un léger mouvement d’épaules.

– Il est vraiment fâcheux, continua don José, que vous ne puissiez l’épouser… Il paraît qu’il est d’assez bonne maison, et sans être riche…

– Don José, interrompit sèchement Conception, vous êtes d’une jalousie ridicule.

– Soit ; je vous aime.

– Le marquis de Chamery est un homme distingué et parfaitement bien élevé, qui ne s’est jamais permis avec moi un seul mot qui pût justifier cette jalousie.

– Bah ! il vous aime.

– Qu’en savez-vous ?

– Cela se voit. D’ailleurs, il me déplaît.

– Dois-je ne plus le recevoir ?

Et Conception fit cette question d’un ton demi-railleur, demi-tremblant.

– J’aimerais autant cela, répondit durement le jeune hidalgo.

Mais don José était allé trop loin et avait trop présumé du mystérieux ascendant qu’il exerçait sur mademoiselle de Sallandrera. Ses dernières paroles réveillèrent en elle tout l’orgueil castillan(9) ; un éclair de colère brilla dans ses grands yeux, tristes et doux ordinairement ; elle entoura don José d’un regard de feu et lui dit :

– Vous oubliez, don José, que vous vous attribuez le bien d’autrui ; que pour vous montrer aussi impudemment jaloux et tyrannique, il vous faudrait en avoir le droit.

Don José se mordit les lèvres.

– Vous oubliez enfin, acheva Conception du ton d’une reine outragée, que je suis la fiancée de votre frère, don Pedro…

Conception prononça ce mot en tremblant et d’une façon presque inintelligible.

Sa voix couvrait ses sanglots.

Mais don José, un moment interdit et dérouté par le courroux subit de la jeune fille, releva la tête à ce nom.

– Vous êtes folle, ma chère Conception, dit-il, car vous oubliez quelles sont les volontés de votre père à mon égard…

Conception pâlit.

– Oui, continua don José, vous êtes la fiancée de mon frère aîné don Pedro, mais vous savez bien que vous deviendrez ma femme le jour où don Pedro cessera de vivre… et j’ai reçu ce matin même des nouvelles de Cadix…

Conception jeta un cri.

– Ah ! mon Dieu ! fit-elle, il est mort !

– Non, répondit froidement don José, mais il sera mort dans quinze jours. C’est l’avis des médecins.

Il voulut prendre la main de la jeune fille et lui murmurer sans doute quelques paroles d’amour, mais Conception ne l’entendit pas, et tomba évanouie sur le parquet de l’atelier.

Pendant ce temps, M. le marquis de Chamery s’éloignait de l’hôtel de Sallandrera en se disant :

– Don José dîne chez le duc. Il n’en sortira pas avant huit ou neuf heures. J’ai donc le temps d’aller faire une autre peau et consulter au besoin sir Williams.

Il rentra donc rue de Verneuil, ne s’arrêta point, comme il en avait l’habitude, au premier étage de l’hôtel qu’il avait cédé tout entier à la vicomtesse d’Asmolles, et monta tout droit à l’appartement occupé par le prétendu matelot anglais mutilé par les Chinois.

L’aveugle sir Williams était chaudement enveloppé dans une belle robe de chambre à ramages, il avait un bonnet de soie noire et des pantoufles fourrées qui achevaient de lui donner l’air d’un honnête et cossu propriétaire du Marais.

– Mon oncle, lui dit Rocambole en entrant, je vais te conter du nouveau.

Le visage de l’aveugle parut s’éclairer.

– D’abord, la petite m’aime…

Sir Williams fit un mouvement sur son siège.

– Ensuite, je flaire une intrigue…

Et Rocambole, parlant anglais, raconta de point en point ce qu’il avait vu et entendu dans l’atelier de mademoiselle de Sallandrera, sans omettre surtout l’effet de terreur produit sur elle par ce mot de Cadix qu’avait prononcé don José.

L’aveugle écouta attentivement, sans donner aucune marque d’approbation ou d’improbation.

– Maintenant, mon oncle, que faut-il faire ?

Et Rocambole plaça une ardoise sur les genoux de l’aveugle et lui mit un crayon dans la main. Ensuite il lui posa la main sur l’ardoise et dit :

– Écris donc, mon oncle.

Sir Williams traça d’abord ce mot : attendre !

– Attendre quoi ? demanda Rocambole.

– Attendre que Conception vienne à toi, t’écrive ou te donne un rendez-vous, écrivit l’aveugle.

– Bien, dit Rocambole.

Et il effaça ce que l’aveugle avait écrit.

Puis il reprit tout haut :

– Et don José ?

L’aveugle écrivit :

– Suivre don José dès ce soir, pas à pas… don José doit avoir des habitudes mystérieuses. Te déguiser de façon à ne pouvoir être reconnu par lui.

– Parfait, dit Rocambole, qui remit l’ardoise sur une table après avoir effacé les dernières instructions de sir Williams.

Il quitta ce dernier, fit prévenir la vicomtesse d’Asmolles qu’il ne dînerait pas et sortit à pied. Une heure après, il était à la porte du duc de Sallandrera, mais ni le duc, ni la duchesse, ni don José, ni Conception, ni personne au monde n’eussent reconnu en lui le marquis de Chamery. Ce n’était plus l’élégant jeune homme aux cheveux châtain clair, à la figure pâle et distinguée, à la figure aristocratique.

Rocambole était devenu un domestique d’origine anglaise, remplissant les fonctions de palefrenier, portant une longue veste d’écurie à carreaux écossais, une perruque blonde surmontée d’un bonnet conique, et dont la mine rougeaude et trognonante semblait attester l’ivrognerie. Le faux palefrenier s’embusqua dans l’ombre d’une porte cochère située vis-à-vis celle de l’hôtel de Sallandrera, ce qui lui permit de voir, à un moment où cette porte s’entr’ouvrit, que la voiture de don José stationnait toujours à côté du perron. Il attendit ainsi plus de deux heures. Don José paraissait déterminé à passer la soirée chez le duc.

Enfin la porte cochère s’ouvrit à deux battants. Le dog-cart sortit…

– Diable ! pensa Rocambole, voici où il va me falloir de bien bonnes jambes.

Don José rendit la main à son cheval, et le dog-cart partit au grand trot. Mais Rocambole avait de bonnes jambes, et il se mit à courir.

Don José habitait les Champs-Élysées, à l’extrémité de la rue de Ponthieu. Il avait là, au numéro 3 de cette rue, un premier étage charmant, avec remise pour trois voitures et écurie pour cinq chevaux.

Malgré la file d’équipages qui encombraient les Champs-Élysées, le faux palefrenier, courant toujours, ne perdit pas de vue un seul instant le dog-cart de don José.

Il vit l’Espagnol rentrer chez lui et le dog-cart disparaître derrière la porte cochère.

– Oh ! oh ! se dit-il, est-ce que don José serait un homme rangé et rentrerait-il chez lui à dix heures précises ? ou bien aurait-il chez lui quelque rendez-vous ?

Et Rocambole s’embusqua à l’angle de la rue de Ponthieu, comme il s’était embusqué rue de Babylone, résigné à attendre encore.

Un quart d’heure après, un homme à pied sortit de la maison.

Il était enveloppé dans un caban, avait une casquette plate et fumait dans une pipe de terre.

Pourtant c’était bien la haute taille et la démarche de don José.

Ce dernier portait simplement une moustache et une royale. L’homme qui passa près de Rocambole avait une longue barbe. Cependant Rocambole reconnut don José.

– Peste ! murmura-t-il, il paraît que ceci est la soirée aux déguisements.

Et il suivit don José qui avait passé sans prendre garde à lui.

L’hidalgo gagna d’un pas rapide la rue Miroménil et la remonta jusqu’à ce quartier populeux et sale de la place de Laborde, surnommé la Petite Pologne, et qui forme comme une tache de fange au front de l’aristocratique faubourg du Roule.

– Où diable va-t-il ? pensait Rocambole, qui le suivait toujours.

Don José traversa la place, s’arrêta un moment au pied d’une maison située à l’angle nord et parut inspecter du regard les croisées d’un quatrième étage, à travers lesquelles on voyait de la lumière.

Puis, comme une de ces croisées s’entrouvrait et qu’un linge blanc était suspendu au dehors, en manière de signal, l’Espagnol, qui paraissait avoir hésité un moment, gagna la rue du Rocher, et Rocambole le vit s’arrêter devant une porte bâtarde de piteuse apparence, comme la maison dans laquelle elle donnait accès.

Don José ne sonna point, ne souleva pas le marteau. Mais il prit une clé dans sa poche, ouvrit la porte et, après l’avoir refermée derrière lui, disparut dans les ténèbres d’une étroite et longue allée.

– Il paraît qu’il est ici chez lui, murmura Rocambole. Puis il s’assit sur une borne et se dit : Morbleu ! je saurai demain ce qu’il va faire dans cette maison.

La rue du Rocher était une rue mal éclairée, peu passagère, et rarement fréquentée par les patrouilles et les sergents de ville. Rocambole y demeura plus d’une heure sans être inquiété et même remarqué.

Don José était toujours dans la maison. Onze heures, puis minuit vinrent à sonner.

– Oh ! oh ! se dit le faux marquis de Chamery, va-t-il donc y coucher ?

Mais enfin la petite porte bâtarde s’ouvrit et don José ressortit.

Rocambole s’était effacé dans l’ombre du mur et il put entendre la voix de don José qui murmurait tout bas :

– Adieu, mon amour.

Une voix de femme fraîchement timbrée et qui trahissait la jeunesse, répondit du fond de l’allée :

– Adieu…

Et don José s’en alla.

Mais Rocambole ne le suivit point. Il attendit patiemment une demi-heure encore ; puis, quand un chiffonnier vint à passer, il alla à lui et le pria poliment, en lui donnant dix sous, de lui prêter un moment sa lanterne.

– Pourquoi faire ? demanda celui-ci.

– Pour retrouver vingt francs que je viens de laisser tomber.

Le chiffonnier s’approcha ; la clarté de sa lanterne tomba sur la porte bâtarde et permit à Rocambole de reconnaître le numéro qu’elle portait.

– Numéro sept, lut-il. C’est tout ce que je voulais savoir… Demain j’approfondirai le mystère.

Mais le lendemain, Rocambole devait avoir bien autre chose à faire.