IV

Un jour les manuels d’histoire raconteront les nobles discours et les grandes pensées qui retentirent au congrès de Bâle. Ce n’est ici ni notre tâche ni notre ambition. Quand on aura montré Blocker, président socialiste du gouvernement de Bâle, s’inclinant devant la religion chrétienne, comme bon nombre d’autres orateurs qui n’arrivaient pas à se remettre de parler sous les voûtes d’une cathédrale ; quand on aura montré le vieux Bebel lui-même remerciant l’évêque et affirmant que, si le Christ revenait, il ne se joindrait pas aux chrétiens mais aux socialistes ; quand on aura pourtant rapporté les mots du vieux Bebel, affirmant d’autre part que ceux qui disent Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! auront plus grande joie encore à monter en chaire pour pousser le peuple à la guerre meurtrière, à l’anéantissement de l’humanité et à la destruction de toutes choses ; quand on aura montré Greulich et Keir Hardie voyant dans les victoires électorales du socialisme la garantie de la paix ; Sakasoff plaidant la lutte pacifique pour la paix ; et tous les autres… Haase, comme un homme déjà qui a mauvaise conscience, s’embrouille à parler des cloches et de la guerre des Balkans ; Adler cherche son inspiration dans l’Évangile, qu’a dit le Polonais Dasinsky ? Quand on aura dans chaque discours recueilli le ferment révolutionnaire noyé dans les phrases, l’appel à tous les moyens contre la guerre chez Vaillant, à l’action légale ou révolutionnaire chez Jaurès, nous n’aurons rien entendu du grand cœur qui battit ce jour-là dans Bâle.

Peut-être bien qu’il y avait plus de ridicule que d’efficacité à cette parade des Guillaume Tell et des Anges de la Paix. Peut-être que la bouffonnerie l’emportait sur le tragique. Peut-être que dans ce défilé de bonzes solennels, nous ne pouvons plus aujourd’hui qu’apercevoir les visages des traîtres qui devaient, dix-huit mois plus tard, livrer aux seigneurs de la guerre les prolétariats européens. Peut-être bien.

Pourtant, dans cette fête, où s’élève un double parfum d’encens et de pourriture, présager des terribles charniers du Masurenland ou de Verdun, je ne ris pas du geste des enfants qui sèment des fleurs. Que seront-ils un jour, ces jeunes coryphées de 1912 ? Leurs mains apprendront à tenir des fusils. Ils jetteront un jour des fleurs meurtrières, des grenades, avec ces mêmes mains.

Je ne ris pas de cet immense peuple rassemblé dans Bâle, de cet immense espoir qui sera frustré. Il n’y a pas parmi ces gens-là que des traîtres, il y a aussi des hommes marqués d’un doigt sanglant. Je jette les yeux sur cette terrasse qui surplombe le Rhin et où pour la minute parle Pressensé. J’y vois des milliers et des milliers d’hommes jeunes, vivants. Leur chair est chaude, palpitante. Le sang vient à leurs joues. Ils ont les mouvements aisés des corps qui travaillent. Leurs femmes sont avec eux, leurs promises, leurs enfants. Ils ont des mouvements inattendus, ils touchent gaiement leurs voisins, leurs yeux s’allument, se posent doucement sur des lèvres, des seins. Ils ont des désirs d’hommes, ils ont faim, soif, ils éprouvent de la langueur quand une fille élève son bras nu. Ils suivent des yeux avec confiance les gestes de l’orateur, les frémissements rouges des drapeaux. Cet immense troupeau est venu ici comme à une fête. J’ai peur de regarder en face son destin.

C’est épouvantable comme un train de banlieue le dimanche, si l’on savait d’avance à quelle catastrophe il va. Par exemple, ce groupe de paysans badois…

… C’était un Badois, ce gosse de la classe 19 a côté d’Oulchy-la-Ville, je crois bien, le 2 août 1918. Les canons français avaient inondé le plateau de nouveaux gaz asphyxiants dont nous ignorions les effets, et quand ce garçon de dix-neuf ans, perdu, aveuglé, arriva sur nous qui étions à l’abri du talus de la route, les mains lancées en avant, je vis qu’il avait quelque chose d’anormal au visage. Un-instant il hésita, puis comme quelqu’un qui a très mal à la tête, il porta sa paume gauche à son visage et le serra un peu dans ses doigts. Quand sa main redescendit, elle tenait une chose sanglante, innommable : son nez. Ce qu’il était advenu de sa figure, pensez-y un peu longuement…

Je n’ai jamais depuis ce temps tout à fait perdu l’odeur de la gangrène, qui n’est pas absolument la même sur la charogne de l’homme et sur celle du cheval. Je la ressens parfois en rêve. Cela me réveille. Je suis dans un lit. Il n’y a pas de cadavre à côté. Je souris dans la nuit avec une expression obtuse et reposée. Allons, cela reviendra peut-être, mais on n’y est pas encore.

Nous étions à Bâle, je crois bien.

Nous autres, rien ne nous arrête : nous n’avons aucune peine à tracer notre chemin à travers la foule jusque dans la cathédrale pleine comme un œuf. Songez combien de ces bras, de ces jambes, qu’il nous faut écarter pour faire notre passage, tomberont de ces corps vigoureux dans les ans à venir. Nous traversons un meeting de mutilés et de cadavres. Jaurès parle dans la cathédrale.

Ah ! l’observateur du Deuxième Bureau, si fier d’avoir roulé hier le grand Tribun, se tait maintenant, et écoute. Il écoute de toutes ses oreilles, il n’est plus si sûr du beau travail qu’il a fait. Avec tout ce que vous voudrez de défauts, d’erreurs, Jaurès, à cette minute où la parole encore une fois l’emporte au-delà de sa raison bourgeoise, où il sent, lui, battre ce cœur ouvrier qu’il exprime après tout, malgré tout, Jaurès incarne vraiment la lutte contre la guerre, et les mots qu’il prononce aujourd’hui retentiront jusqu’au fond d’une étude de l’école Stanislas, où le pion Villain en recueille déjà l’écho avec haine, et déjà à Bâle dans la tête de l’homme du Deuxième Bureau, ces mots éveillent comme une nécessité l’idée de l’assassinat.

Jamais dans cette église, où, à des heures périlleuses, les chefs de la chrétienté ont jadis réuni un concile, dont le congrès d’aujourd’hui semble la réplique moderne et fantastique, jamais dans cette église où s’est prosternée pendant des siècles une bourgeoisie orgueilleuse et encline aux arts, jamais dans cette église une si grande voix n’a retenti, une si grande poésie n’a atteint les cœurs.

Jaurès parle des cloches de Bâle : “… les cloches dont le chant faisait appel à l’universelle conscience…”, et les cloches de Bâle se remettent à sonner dans sa voix. Tout ce qu’elles ont carillonné dans leur vie de cloches, ces cloches, repasse à présent sous ces voûtes avec la chantante emphase de Jaurès. Repasse avec le charme qu’il sait donner aux mots, le charme de cloches de ses mots. Ce sont tous les maux de l’humanité, faussement conjurés par les religions et leurs rites. C’est l’espoir de la révolution qui monte à travers le discours qui s’emballe. Bal des mots, balle des sons. Les idées sont comme des chansons dans la cathédrale de Bâle. L’inscription que Schiller, ce grand poète médiocre, a gravée sur la cloche symbolique de son plus célèbre poème, Jaurès ici la reprend d’une façon théâtrale : “J’appelle les vivants, je pleure les morts et je brise les foudres !”

Nous sommes à deux doigts de l’abîme, et celui qui sera tué le premier crie cette phrase magique. Les vivants et les morts l’écoutent debout, serrés dans l’abside et les chapelles. La nef s’étonne, jusqu’en haut des ogives, des paroles à faire jaillir les pavés des rues. Le chœur, plein de drapeaux, frissonne, couleur de sang : “J’appelle les vivants, je pleure les morts et je brise les foudres !”

À travers tout le ciel d’Europe, et là-bas dans l’Amérique lointaine, il s’amasse des nuages obscurs, chargés de l’électricité des guerres. Les peuples les voient s’amonceler, mais à la fois leur ombre cache leur origine. Les Wisner, les Rockefeller, les de Wendel, les Finlay, les Krupp, les Poutilov, les Morgan, les Joseph Quesnel s’agitent dans un monde supérieur, fermé aux foules, où se joue le destin des foules. Des chiffres s’inscrivent à des tableaux noirs. De petits rubans perforés se déroulent dans des appareils automatiques. La guerre. La guerre se prépare. Elle est là. “J’appelle les vivants, je pleure les morts et je brise les foudres !”

Hélas ! la conjuration est vaine. Les foudres ne seront pas brisées. Les vivants… mais qui peut encore se parer de ce nom merveilleux à cette heure ? Quand tout est si précaire et que, comme un rien, d’un vivant l’on te fabrique un mort. “Les gouvernements devraient se rappeler, dit Jaurès, quand ils évoquent le danger de guerre, comme il serait facile pour les peuples de faire le simple calcul que leur propre révolution leur coûterait moins de sacrifices que la guerre des autres.”

Il se tait. La cathédrale va-t-elle crouler sous les acclamations et les hourras ? Le triomphe de Jaurès est un triomphe sanglant. Les maîtres de la guerre et de la paix ne le lui pardonneront jamais. Nous qui l’applaudissons, nous votons son arrêt de mort.