XV

Au bout du mois, Bachereau sortit de prison. Sa tête, mal guérie, était encore douloureuse. Il avait des étourdissements. Le médecin lui avait affirmé que ce n’était rien, et peut-être que vraiment ce n’était pas grand-chose. Condamné aux flagrants délits, il avait été trimbalé à la Santé, puis à Fresnes. Pourquoi ces voyages ? Bien inutile de le demander : c’était cependant alors qu’il avait le plus souffert de la tête. Ce géant blessé gémissait comme un petit enfant.

Quand il se trouva sur le pavé de Paris, ce 29 février, ses premiers regards furent pour les taxis. Il y en avait, mais qui arboraient la carte syndicale, prouvant qu’ils payaient bien la redevance quotidienne. Allons, la grève continuait. Où aller ? Comment retourner à son hôtel, où il ne pourrait pas solder sa chambre ? Ses affaires y étaient restées. Bachereau n’avait pas de femme, personne qui ait pris soin de ce qu’il laissait derrière lui.

Il n’était pourtant pas seul : il y avait les camarades. La Bourse du Travail. C’est là tout droit que vont ceux qui sortent de la prison. Précisément ce que disait Mercurot. Le capitaine s’occupait du règlement des retraites militaires. Le gouvernement attachait une grande importance à ces promenades en musique. Il s’agissait de rendre à l’armée un prestige compromis par la complicité des pouvoirs publics avec les antimilitaristes jusque dans l’armée même (des officiers francs-maçons qui n’hésitaient pas à prêcher la désobéissance aux soldats, parfaitement). On avait désigné des cadres spéciaux pour l’élaboration des programmes et leur exécution. Mercurot faisait ce travail avec intérêt : chaque samedi il se sentait un peu comme s’il avait donné lui-même une fête. Il expliquait à Hélène ce que c’étaient que les Bourses du Travail : une invention récente. Les bastions de l’anarchie, de l’antipatriotisme, le siège de l’état-major des saboteurs. “Si on nous laissait faire, il ne faudrait pas longtemps pour nettoyer ces repaires de brigands !” Une des idées de Mercurot était de faire passer chaque samedi rue du Château-d’Eau, ou tout au moins boulevard Magenta, les troupes et leur musique. “Il faut que les brigands entendent nos tambours ! Il faut que nous habituions les patriotes à l’idée que est l’ennemi !”

Le dimanche précédent, à Levallois, à l’angle de la rue Gide et de la place Villiers, une pierre avait frappé un taxi conduit par deux jaunes. Il y avait du monde tout autour, mais descendant du siège les deux chauffeurs se jetèrent sur deux ouvriers, qui n’étaient pour rien dans l’histoire : des invités d’une noce qui se trouvait déjà réunie dans un débit de la rue Gide, tout à côté. Les gens de la noce s’en mêlèrent, et les deux hommes se sentant débordés se sauvèrent, mais après avoir déchargé leurs revolvers sur la foule. Un jeune homme de dix-neuf ans restait sur l’asphalte, blessé au ventre.

Le lundi, au meeting de la Bourse du Travail, l’indignation des grévistes se fit menaçante : ils étaient armés maintenant, les renards. Des nouvelles circulaient : le nom même du directeur de compagnie, qui avait fait distribuer des revolvers dans ses garages, était prononcé avec fureur. Quelqu’un réclamait son adresse. La direction du syndicat était très inquiète : les difficultés de vie croissantes pour les grévistes, quelques tiraillements avec les chauffeurs travaillant dont on avait dû monter à six francs l’imposition de grève qu’ils payaient chaque jour, tout cela rendait possibles des réactions violentes. Fiancette lut publiquement les lettres anonymes menaçant de faire sauter la maison syndicale de la rue Cavé. Certes, les pistes des journaux, dans l’affaire des bombes des garages, avaient dû être abandonnées l’une après l’autre. Toutes les provocations avortaient. Jusqu’alors. Qu’est-ce que le lendemain réservait ?

Le lendemain, c’était le jour que Mme de Lérins menait Guy par les Ternes voir ses petits amis Scriabine, après leur sortie du lycée Carnot, vers le soir. Ce jour-là, place du Havre, d’une voiture où se trouvaient trois hommes, trois coups de feu partirent, tuant un agent qui voulait verbaliser. Puis l’auto, comme un bolide à travers Paris, échappa, tandis que les poursuivants improvisés, la police, étaient arrêtés par une série de hasards malheureux : une femme qui venait bêtement là se jeter sous les roues de la voiture de course réquisitionnée par deux agents. Elle avait une côte cassée, mais Bonnot, Garnier et Raymond-la-Science avaient disparu, venant effrayer à Neuilly, au passage, la veuve du capitaine de Lérins.

L’incapacité de la police éclatait avec trop de force pour qu’on ne prît pas des décisions immédiates : d’autant que dans la nuit les bandits avaient attaqué l’étude d’un notaire à Pontoise. Aussi, le mercredi, Boué et Dieudonné étaient-ils arrêtés, et le garçon de recettes Caby, la victime de la rue Ordener, reconnaissait docilement dans le second son agresseur ; il n’y avait plus qu’à féliciter la police.

Pourtant les bandits couraient toujours.

On pensait, dans les milieux dirigeants, que les événements récents comportaient des leçons qu’il fallait savoir en tirer. Au Consortium des taxis, Joseph Quesnel rencontra l’approbation de tous quand il déclara que l’audace des anarchistes nécessitait des mesures d’exception dans le pays. Le rapporteur général du budget au Conseil municipal de Paris, l’éminent M. Dausset, réclamait pour la capitale la création d’une “Sûreté préventive”.

“La police doit être préventive, écrivait-il. J’entends ainsi que les agents qui ont l’obscure et noble mission de protéger la sécurité publique devraient vivre la vie des criminels, devraient entrer dans les associations de déclassés et de bandits, participer à l’examen des “coups” projetés, étudier avec ceux qui les méditent les chances de réussite et d’échec. Je ne suis pas sans savoir que la Sûreté parisienne possède certains policiers subtils et adroits qui s’emploient, non sans ferveur, à la rude tâche que je viens de définir. Mais…”

Joris de Houten lisait à voix haute cet article à Martha dans le petit salon de la pension de famille. Il éclata de rire :

“Dausset est un farceur ! Comme si par exemple les arrestations d’hier ne prouvaient pas jusqu’à la gauche que sa Sûreté préventive existe ! On dit bien assez comme cela que la police a une main dans les attentats récents, inutile de consacrer la chose avec une étiquette. La brigade des anarchistes ne suffit-elle pas ? Déjà les syndicalistes et les socialistes crient à la provocation à propos de bottes. Pourquoi ne pas fonder à la Préfecture, pendant qu’on y est, un Service des provocateurs avec une pancarte sur la porte ?

— Mon ami, dit Martha, votre café se refroidit.”

Drôles de jours que les 29 février ! Du matin au soir il y a des gens qui n’ont en tête que la rareté de ce prodige bissextile : c’est comme des vacances dans leur vie, du temps volé à la mort. L’année saute à cloche-pied comme un collégien. Mais tout le monde n’a pas ce sentiment. Il y a des intérêts qui continuent de courir même le dimanche, n’est-ce pas ? Vers six heures quarante du soir, ce 29 février-là, le mécanicien Goudert et le chauffeur Patriat, celui-ci débarqué de frais à Paris depuis deux jours, et directement installé au volant d’une machine, venaient solliciter devant la gare de l’Est l’aide des agents Jouaunin et Perrichaud.

Des grévistes qui sortaient de la Bourse du Travail et qui remontaient vers Barbes, deux cents environ, les avaient lapidés sur le boulevard Magenta. Pourquoi Goudert et Patriat flânaient-ils à la sortie de la Bourse du Travail, cela les agents ne s’en occupèrent pas. À vrai dire, ils n’avaient eu aucun mal, et on peut se demander dans quel but, avec les deux flics dans leur taxi, ils se rendirent au carrefour Barbès charger encore les agents Moreau et Rebillard. Après quoi, tous six s’en vinrent par le boulevard Barbès repasser devant les grévistes. Atteignant la tête de la colonne, ils ralentirent si bien que Patriat se fit reconnaître. Ce chauffeur novice eut-il peur ? Il donna un coup de volant si brusque qu’il vint se bloquer contre le tramway Clignancourt-Bastille. C’est là qu’il fut entouré. Des ordures, de la boue ramassée, toutes sortes de débris volaient en l’air. Les agents se mirent de la partie.

Comment se fit-il qu’un coup de feu partit devant la brasserie sise 26, boulevard de la Chapelle ? C’est ce qui ne fut jamais établi. Mais les agents, eux, à ce signal, tirèrent tous à la fois. Des blessés s’en furent, emmenés par leurs camarades. Il devait y avoir là un provocateur. Les grévistes l’auraient sans doute découvert malgré la confusion et la bagarre. Mais la police arrêta un homme. Celui-ci était un agent en bourgeois. Simple erreur, paraît-il.

La diversion vint sous la forme d’un taxi. Un renard ! Cela fit comme dans une baignoire quand l’eau se précipite au trou de vidage. L’homme déjà était jeté à bas de son siège. L’agent Moreau saisit à la gorge le gréviste qui venait de faire cela. Un pavé qui frappa l’agent Moreau à la tête lui fit lâcher prise, et ce fut une pluie de pierres.

On arrêta, au hasard, un homme qui avait la tête bandée ; c’était un récidiviste, le chauffeur Bachereau qui sortait de Fresnes, et qui y retourna.