XIV

Le samedi 17 février, Paris vit encore une retraite militaire, plus éclatante que la première, mieux organisée. Il n’y avait, Dieu merci ! pas seulement des antimilitaristes à Paris.

Le congrès du parti socialiste s’ouvrit le mardi suivant à Lyon. Le fond des débats y fut précisément le sujet d’actualité mis en avant par la grève des taxis : les violences anarchiques au cours des grèves. Depuis le mouvement des cheminots, la discussion était ouverte. Dans le sein même du parti il y avait des gens qui ne désapprouvaient Briand que dans la forme, mais qui pensaient que lorsque l’actuel ministre de la Justice avait réprimé le mouvement des cheminots il n’avait fait que ce que tout chef de gouvernement doit faire en face de tels excès.

La chasse au renard, le sabotage, préconisés par les anarcho-syndicalistes, Mamzelle Cisaille et le citoyen Browning, comme disait Gustave Hervé, tout cela était très impopulaire parmi les “petites gens”. Le parti radical, à Tours, s’était élevé contre ces méthodes, et à la Chambre, le 2 décembre, le citoyen Ghesquière, député socialiste, les avait stigmatisées, au milieu de l’émotion générale de l’Assemblée jusque sur les bancs de la droite. Compère-Morel avait soutenu Ghesquière, et au congrès de Lyon, violemment attaqués, tous deux se défendirent en reprenant avec éclat leurs arguments parlementaires. La grève, disait l’un d’eux, est une arme à deux tranchants qui blesse plus souvent les grévistes que le patron.

Il y avait, ce jour-là, près de quatre-vingt-dix jours que les chauffeurs de taxis résistaient au Consortium.

“Il faut arracher le chiendent anarchiste, disait à la tribune le citoyen Ghesquière… J’ai dit qu’il ne fallait pas systématiser la violence. J’ai dit tout le mépris que m’inspirent la chaussette à clous et la machine à bosseler. Je l’ai dit à la Chambre et je le répète ici. J’ai pour les gréviculteurs une telle haine que je ne trouve point de mots assez forts pour les flétrir !”

Cela avait fait un beau tumulte. Mais il y avait des délégués qui disaient que c’était vrai après tout, qu’on criait après les flics qui passaient le monde à tabac dans les commissariats, et puis qu’est-ce que les grévistes faisaient d’autre avec les jaunes ? Ne valait-il pas mieux user de la persuasion ?

Compère-Morel défendit avec beaucoup de force son discours parlementaire du 2 décembre, et il demanda au Congrès, dénonçant la manœuvre contre Ghesquière et lui, de se prononcer contre le sabotage et la chasse aux renards. Le Congrès aurait-il le courage de le faire, de défendre la position socialiste ? En tout cas, il applaudit Compère-Morel.

Mais alors le grand Jaurès intervint. Sa voix prenante passa sur l’Assemblée, et ce fut comme si le climat changeait. Non point qu’il défendît les actes individuels, les méthodes d’Hervé. Mais il montrait aux délégués le danger d’une motion approuvant Compère-Morel. C’était la déclaration de guerre du parti socialiste à la C. G. T., la rupture avec les masses ouvrières. Le lendemain, par 2 558 voix contre 18, le Congrès absolvait Ghesquière et Compère-Morel, mais se refusait à les suivre.

La réponse au congrès de Lyon ne se fit pas attendre.

Le surlendemain, vers huit heures et demie du soir, au garage Wagram, une petite détonation se faisait entendre au milieu des voitures garées, et la 717G6 prenait feu. On maîtrisa l’incendie, mais l’intérieur de la carrosserie était consumé. Vers dix heures, le fait se répétait dans la 542G6. Puis, vers deux heures du matin, c’était le tour de la 51G6 et de la 562G6. On fouilla alors toutes les voitures et on trouva un engin non explosé dans une autre voiture.

Des faits semblables se produisirent dans la même soirée au garage Charonne de la Cie Gle des Voitures, et place Collange au garage A de la Cie française des Autos-Places. Dix explosions en tout. La presse du lendemain fit à cette affaire les mêmes titres que pour la bande Bonnot. On se trouvait devant un attentat anarchiste contre le Consortium des taxis. C’était à n’en pas douter le fait des grévistes. On avait voulu mettre le feu aux garages. Heureusement que le mal avait été circonscrit.

Toutes les voitures où avaient été découverts les engins étaient des taxis ayant circulé, conduits par des jaunes. Le refus de Jaurès de désavouer la chasse aux renards, et cela deux jours avant, était souligné avec indignation.

Pourtant le chef de la brigade des recherches, M. Court, avait fait aux journaux la déclaration suivante : “Les détonateurs n’étaient nullement dangereux. Ils étaient simplement destinés à communiquer le feu aux véhicules dans lesquels ils étaient placés. Leur composition témoigne de la part de leurs auteurs quelques connaissances en chimie. Il se pourrait que les coupables se trouvent parmi les chauffeurs, embauchés chaque jour depuis la reprise du travail.”

Étrange langage ! Le Consortium protesta. Il était sûr de tout son personnel. Même du chauffeur qui avait volé son collier de perles à Mme Lopez ? demanda le syndicat dans une lettre aux journaux. Le certain est que ce M. Court avait une drôle de façon de comprendre son métier, à donner ainsi des arguments aux grévistes. Joseph Quesnel vit Williams, et le lendemain Le Petit Républicain expliquait toute l’affaire.

L’enquête avait montré que les engins avaient été déposés dans les voitures par des voyageurs mystérieux. Il y avait un Russe qui s’était obstiné à ne prendre que les taxis de la Cie Gle des Voitures. Et puis aussi un chauffeur gréviste avait disparu depuis deux jours de son domicile à Levallois. On ne disait pas le nom pour ne pas gêner la police. Il y avait encore l’homme au pardessus gris.

Le jour suivant, dans son courrier, le directeur de la Cie des Auto-Places à Levallois, reçut un avertissement : on voulait mettre le feu à ses dépôts d’essence. La rue des Arts et la rue Margolin furent immédiatement occupées par la police, tous les passants fouillés. On arrêta plusieurs individus dont les papiers n’étaient pas en règle. Le Petit Républicain entre les pistes de la veille se décidait : il optait pour le gréviste disparu. Ce ne pouvait être que lui l’auteur des attentats, cherchez à qui le crime profite.

Le samedi 24 février, Paris s’endormit tard au milieu des accents de la Sidi-Brahim et de la Marche lorraine. Les retraites militaires étaient un véritable succès.