XXI
S’il ne vous reste plus à vivre qu’un temps que chaque jour mesure, à quoi le donnerez-vous ? Catherine, à cette lueur nouvelle, se découvrait plus semblable à sa mère qu’elle n’aurait cru.
Plaire ! C’était presque son seul désir maintenant que la vie s’enfuyait d’elle. Plaire, et à n’importe qui, à tous. Le désir des hommes lui semblait une espèce de victoire sur la mort. Elle n’était ni une prude ni une vierge. Elle ne se suffisait pas de le susciter. Elle eut tous les amants qu’il lui chanta.
Elle ne se soignait pas, elle avait l’horreur de la prudence. Il lui fallait s’étourdir. Ce furent des mois de musiques et de fleurs. Elle prenait cette habitude naturelle aux femmes qu’elle avait méprisées, de considérer sa présence comme un paiement : elle se laissait emmener dans les restaurants, dans les boîtes de nuit, par des hommes qui soudain lui prenaient la main sous la table. Elle riait. Elle se sentait devenir une fille, mais puisqu’elle allait mourir !
Qu’est-ce que c’était que cet homme près d’elle chez Maxim’s ou ailleurs ? Il ne pouvait aucunement durer, elle ne risquait pas d’y tenir. Alors qu’importait qu’il fût un ennemi ? Pourvu qu’il fût beau ce jour-là. Au fond, elle les préférait même bêtes. Revanche de la femme. Et les chasser, dès qu’ils sont fiers qu’on leur ait cédé, les brutes. Elle haïssait les hommes, et elle aimait leur amour.
Quand Brigitte se maria, il y eut comme une rupture entre elle et Catherine. Brigitte avait épousé un jeune magistrat qui avait sa carrière à faire. Les dames Simonidzé ne plurent pas au nouveau marié.
Le commandant Mercurot était impuissant à faire des remontrances à sa belle-sœur. Et puis, il eut sa nomination au fond d’une province tranquille où il se contenta de ne pas l’inviter. D’ailleurs Hélène n’y tenait guère.
Catherine voyageait. Elle retrouva à Genève des amis de sa mère, vieux émigrés russes, qui se scandalisèrent de son aspect, de son maintien. Les uns, parce qu’ils étaient des républicains qui souhaitaient voir s’établir chez eux une démocratie à l’image française, et elle les tint pour des bourgeois. Les autres, des socialistes, parce qu’ils avaient en médiocre estime le monde avec lequel elle s’affichait, et l’un d’eux lui dit tout crûment que le mouvement ouvrier n’a que faire des prostituées.
Des ennuis qu’elle eut dans une ville de province, quelque chose comme Nancy, à propos d’une femme qui était venue frapper à la porte de l’hôtel où elle était avec le mari de la dame, un jeune industriel de l’Est, et la police s’était mêlée de l’histoire, et voulait savoir de quoi elle vivait, la forcèrent de télégraphier à Jean Thiébault. Il remua ciel et terre, au ministère, et parla même à ce sujet à M. de Houten qui en toucha discrètement un mot au préfet, et tout fut arrangé.
Mais quand Catherine rentra à Paris, Jean lui demanda une fois de plus de l’épouser, et cela la fit presque rire. S’il voulait coucher avec elle, il n’avait pas besoin de cela. Maintenant cela n’aurait plus d’importance pour elle…
Il éprouva vraiment qu’elle voulait le payer et rougit terriblement. Il se sentait triste à mourir.
Là-dessus le général Dorsch le fit venir chez lui, parce qu’il avait été un camarade de son père : “Assieds-toi là, Jean. Ce que j’ai à te dire, tu le prendras comme tu voudras… comme tu voudras… Remarque que tu es libre. Absolument libre. Tu m’entends bien ? Libre.”
Le capitaine Thiébault se demandait où le général voulait en venir. Le général racontait ses campagnes. En Annam, il avait eu une petite amie, hum ! Enfin gentillette. Il faut que jeunesse se passe. Jeter sa gourme, c’est l’expression que je cherchais. Bien entendu aucune analogie, aucune analogie. À Madagascar, c’était une créole… mais enfin tout n’a qu’un temps, nous sommes les serviteurs de la France. Un jour appelés ici, le lendemain là. Jean avait devant lui une carrière hors ligne. Il serait un niais de la gâcher.
Tout ça avec du café et un petit verre d’armagnac.
Si Thiébault voulait se marier, rien de plus facile. Les partis ne manquaient pas. Si, si. Cette idée, un beau garçon comme toi ! Ah ! mon gaillard.
Naturellement il était libre de choisir. Mais comme vieil ami de son père, le général Dorsch se permettait de lui conseiller de ne pas faire de bêtises. La demoiselle Simonidzé…
Thiébault s’était levé, et mis au garde-à-vous. Il coupa court avec beaucoup de netteté à ce discours paternel. Sa vie privée était sa vie privée. Si sa carrière devait souffrir de… “Allons, ne dis pas de bêtises ! s’écria le général. C’est donc vrai qu’elle veut se faire épouser, cette… personne ?”
Thiébault eut toutes les peines du monde à rétablir la vérité. Et bien entendu ce n’est pas au général Dorsch qu’on pouvait faire croire que des filles de ce genre refusent le mariage. Enfin, il avait donc eu raison de parler à cet écervelé, qui disait qu’il épouserait Mlle Simonidzé, le jour qu’elle le voudrait, au premier signe.
Le général essaya de lui expliquer que c’était le préfet de police lui-même qui s’était ému qu’un officier français se fourvoyât ainsi avec une… étrangère. Il avait parlé de l’affaire au cabinet du ministre. Mlle Simonidzé fréquentait les milieux anarchistes. On savait l’attachement de Thiébault envers elle. Bref, on avait pensé que Dorsch, comme supérieur, mais aussi comme ami…
Thiébault prit très cérémonieusement congé et s’en fut. Plus jamais de toute sa vie il n’eut avec le général Dorsch autre chose que des rapports de service.
Mais un jour, rue Blaise-Desgoffe, Mme Simonidzé étant sortie, on sonna. Catherine vint ouvrir. C’était un monsieur fort évidemment mal à l’aise dans ses vêtements civils, avec des gants de peau qui s’arrêtaient très court sur le dos de la main épaisse, un peu rougeaud, avec une brosse blonde sur la lèvre. Il enleva son chapeau melon avec une certaine affectation, comme si l’on avait dû s’attendre à ce qu’il ne l’enlevât pas, et il entra, tout de suite fureteur.
Enfin c’était bien un policier, mais un policier militaire, et il faut distinguer. Il venait expliquer à Mlle Simonidzé qu’elle constituerait dans la vie du capitaine Thiébault un véritable handicap. Le mot lui plaisait sans doute, car il le répéta plusieurs fois : un handicap. Le plus bel avenir s’ouvrait devant cet officier d’élite. On savait qu’il se considérait comme engagé avec Mlle Simonidzé. Naturellement la galanterie l’empêcherait de revenir là-dessus. Et bien entendu, jamais, au ministère où on avait dans le capitaine une confiance aveugle, aveugle, on ne pourrait confier au mari de Mlle Simonidzé les postes qui attendaient le capitaine Thiébault. Mlle Simonidzé comprendrait certainement. Les nécessités de la défense nationale… Une étrangère restait tout de même une étrangère, et puis les opinions politiques de Mlle Simonidzé… Évidemment le capitaine Thiébault ne connaissait peut-être pas tous les détails de la vie de Mlle Simonidzé. Il serait si bien, si élégant, de la part de Mlle Simonidzé de comprendre, de prendre les devants, de dire au capitaine…
Catherine laissait parler son visiteur. Elle était partagée entre la rage et le dégoût. Soudain elle le mit à la porte ; sur le palier il avait repris de l’insolence, il lui disait de bien réfléchir.
Elle fit venir Jean chez elle, et elle lui raconta la scène. Il devint extrêmement pâle. Que pouvait-il faire ? À qui s’en prendre ? “Croyez-vous, dit Catherine, que je vais avoir des ennuis à cause de vous ? Pour le plaisir de vous voir ?” Et le chassa tout comme le policier.
Jean ignora toujours qu’à cette minute il avait manqué sa chance : s’il avait alors dit, seulement dit, qu’il quitterait l’armée, peut-être l’aurait-elle aimé. Mais voilà, il y avait la Patrie, n’est-ce pas ? Le devoir.