IX
Cela se fit très simplement au mois de juillet 1904. Elle avait décidé Jean Thiébault à prendre son congé dans les montagnes et à l’emmener. Il fallut bien un peu tricher, pour le qu’en-dira-t-on. Plus à cause d’Hélène et de Mercurot que pour Mme Simonidzé. Et, bien que ce fût décidé comme un voyage de camarades, on inventa une fiction : une lettre d’invitation chez une amie de Brigitte, mise dans la combinaison.
Catherine et Jean se retrouvèrent à la gare de Lyon et s’en furent en Savoie. Ils avaient comploté un voyage à pieds. L’itinéraire n’était pas arrêté dans tous ses détails, et cela prit une bonne partie de la nuit dans le train à discuter les chemins, les vallées, avec le guide Jeanne, et un vieux Bædecker en anglais, qui venait de Mme Simonidzé.
Quand Jean se fut mis dans son coin pour dormir, avec son mouchoir étalé sur l’appui contre lequel il posait sa joue, Catherine, qui faisait semblant d’être assoupie, le regarda longuement, dans la demi-lumière du couloir, sous la lampe bleue du compartiment, à travers ses longs cils. Elle le voyait pour la première fois, comme un animal dont la respiration compte ; elle sentait qu’elle n’aurait jamais pour lui cet attendrissement qui était peut-être l’amour. Son souffle égal, dans le repos, lui fit soudain une peur abominable. Elle conçut le poids de ce corps sur elle. Elle s’endormit avec des sursauts de cauchemar.
Ils descendirent à Bellegarde. Thiébault avait gardé, de manœuvres le long de la frontière suisse, le désir de parcourir une région alors mal connue des touristes. Ce mois de juillet-là était d’une chaleur exceptionnelle et il y avait plus de fleurs dans les champs que Catherine n’en avait vu de toute sa vie. Sans parler de la lavande qui était une découverte pour elle. Des papillons rouges et bleus tournoyaient au-dessus des champs et s’endormaient collés ensemble à deux, sur des fleurs. Les montagnes faisaient à leur voyage un décor fantastique où Jean naissait, pour Catherine, à une nouvelle vie. Comme il était fort ! Il courait devant, lui chercher à boire aux sources, quand elle n’en pouvait plus de soleil. Les haltes fraîches dans des étables où du bétail rentrait à la nuit faisaient paraître comme un mauvais rêve ces petites soirées où l’on s’était connus chez les Jonghens.
Le premier soir, ils couchèrent à Vulbens dans une auberge où on les regarda drôlement quand ils prirent deux chambres. Puis ils continuèrent de glisser le long de la frontière. Tous ceux qu’ils rencontraient avaient des airs de contrebandiers. À Saint-Julien-en-Genevois où ils déjeunèrent le second jour, des douaniers leur parlèrent, soupçonneux. Quand ils surent que Jean était un capitaine, ils devinrent bavards et familiers, et l’on prit le café ensemble sous des arbres, près d’une fontaine. Ce furent des histoires scabreuses de dentelles passées par des femmes à la douane, en les cachant où vous pensez. Une, qui a fait ce trafic-là pendant des années, ma petite dame, sans qu’on ait jamais pu la pincer. Et elle nous était signalée, on l’embêtait chaque fois. Il y avait une visiteuse qui la faisait régulièrement mettre à poil, sauf votre respect. Faut vous dire que le brigadier Grevaz était assez beau garçon. Alors c’est lui qui a découvert le pot aux roses, parce qu’il l’avait prise dans un coin, et qu’il voulait en profiter. Et puis pas moyen, elle se débattait. Lui, il n’était pas habitué qu’on lui résiste, et puis un gars solide encore. Et voilà, imaginez-vous, qu’il se fait mal. C’était un éventail qu’elle avait là ! Jean était un peu gêné. Catherine ne le regardait pas.
À Étrembières, ils atteignirent la vallée de l’Arve qu’ils voulaient remonter jusqu’à Chamonix. Ils allèrent coucher à Annemasse. C’est là que, comme Jean se mettait au lit, la porte s’ouvrit et Catherine entra.
Il se rajustait, incapable d’imaginer ce qui arrivait. C’était une de ces chambres de passage où tant de rouliers ont dormi. L’édredon rouge du lit, insupportable à voir par une température pareille, était jeté à terre, la fenêtre était ouverte sur les étoiles, et le pot à eau luisait près de la bougie, avec des oiseaux roses et des pêcheurs chinois.
Les affaires du jeune homme tirées de son sac étaient éparses dans la pièce. Un revolver d’ordonnance sur la table de nuit. Du linge déplié, prêt pour le lendemain, accusait l’intimité surprise.
Catherine s’avança aussi vite qu’elle put vers Jean et elle l’entoura de ses bras. Le lit était très haut, et la toilette basse. Au fur et à mesure que la bougie brûlait, les ombres grimpaient au plafond, caricaturales et terribles. Elle se réveilla dans la nuit le long de l’homme. Sa présence lui parut étrange. Il la tutoya en s’éveillant. Ils parlèrent jusqu’à l’aurore.
Vacances des jours qui suivirent. Plus tard, aux colonies, ou aux pires moments de la guerre, parmi les cris des mourants, dans le bruit épouvantable des bombes d’avions qui s’abattent comme des quintes de toux, c’est toujours vers ces heures de soleil torride où une aventure qui restera sans équivalent dans cette vie de conducteur d’hommes, se déroule parmi les fleurs de la Savoie, au-dessus d’un torrent, avec tous les caprices de la jeunesse et de la nature, que se retournera Jean Thiébault.
Ils passèrent trois jours à Bonneville, qui est une sous-préfecture. Trois jours d’hôtel, avec de paresseuses soirées à la sortie de la ville. Ils ne faisaient plus guère attention à cet itinéraire qu’ils s’étaient d’abord tracé, distribuant les jours. Au bout de quelques kilomètres, une auberge les arrêtait. Le but de leur expédition était troublé, le mont Blanc ne les intéressait plus. Ils grimpaient dans la montagne, histoire de trouver quelques arbres et une solitude. Un ruisseau. Puis le soir les surprenait, et ils revenaient à la chambre rudimentaire choisie le matin. Un chromo au mur la transfigurait. Le portrait de Victor Hugo une fois.
Ils avaient oublié la guerre russo-japonaise.
À Marignier, où ils déjeunèrent, franchi le Giffre qui est un affluent de l’Arve, ils descendirent le long de sa rive gauche jusqu’à l’Arve, quittant la route. Le soleil était devenu si brûlant que Catherine s’en trouva presque mal. Jean lui baigna le front avec l’eau fraîche de l’Arve. Bien qu’on leur ait cent fois dit de ne pas en boire, ils ne purent résister à l’attrait de cette eau de neige fondue, qui a la réputation de donner la mort. C’est qu’ils étaient à cette minute si sûrs de la vie, si peu hantés de spectres funèbres, jeunes, et n’ayant qu’à se regarder pour frémir. Leurs mains se retrouvaient comme leurs rires. Ils ne se demandaient pas quand se refermerait cette parenthèse champêtre : que préféraient-ils de la nuit ou du jour ? Ils riaient pour un rien. Ils couraient dans l’herbe. Ils s’enfonçaient dans la Savoie. Tout s’était anéanti de ce qui avait été leur vie et leurs préoccupations. À peine retrouvaient-ils, dans le soir, pour de longues causeries, où se mêlaient les longs cheveux de Catherine et les souvenirs transfigurés de son enfance, les éléments épars dans leur mémoire d’une douce légende alternant à deux voix, où lui, comme elle, puisait une autre eau fraîche, et peut-être comme l’Arve mortelle, pour désaltérer leur soif de poésie et leur désir de jeter chacun sur l’existence de l’autre l’ombre de son existence à soi.
Ils mirent un temps infini à faire les cinq kilomètres, au plus, qui séparent le confluent de l’Arve et du Giffre du village de Cluses. Chaque pierre du torrent avait ses raisons de les arrêter. Chaque goutte d’eau était une merveille, et ils découvrirent en chemin dix manières de se tenir l’un contre l’autre qui était à la fois la meilleure pour la marche, et une raison de ne pas faire un pas de plus.
Cluses, où ils arrivèrent autour de quatre heures, est déjà une forte localité qui va tirer dans les deux mille habitants avec son industrie horlogère. On leur avait dit que cela valait la peine de visiter l’école d’horlogerie, et Catherine se souvenait, enfant, des artisans de la Forêt Noire, et des coucous qu’ils fabriquent.
À toute leur vie des derniers jours, ramenée à des éléments puissants et primordiaux, où la révélation même du plaisir, la virginité quittée comme un vêtement, se mariait au calme extraordinaire de ce juillet dans la montagne, à toute leur vie nouvelle d’amoureux promeneurs, il semblait que le voisinage idyllique d’une industrie elle-même d’exception, minutieuse, propre, et d’une certaine manière archaïque, venait ajouter quelque chose d’imprécis, accrochant au décor de la vallée et de l’amour cette âme flottante de Jean-Jacques Rousseau, qu’ils s’étaient avoué l’un et l’autre avoir aimé vers quinze ans, au-delà de tous les autres écrivains du passé. Toutes sortes d’idées s’éveillaient pour eux du tic-tac des horloges. Qu’il y eût des hommes pour fabriquer les petits cœurs battants qu’on met dans la poche des gilets, paraissait la preuve même que l’homme est naturellement bon. Les deux amants se complaisaient sur ce thème.
Jean, lui, à Besançon avait pénétré tous les mystères de cette industrie-là. Il était déjà lancé dans un discours technique, quand, atteignant les premières maisons de Cluses, ils virent s’approcher un cortège singulier.