X

Georges ne rentra pas directement rue d’Offémont. Il flâna. Les boulevards, un promenoir ; à l’heure de la sortie des théâtres, il se trouva chez Weber où il salua un tas de gens qui s’empressèrent, quelques-uns pas encore au courant qui n’eurent pas l’air de le reconnaître. Georges ne s’en froissa pas. Il parvint à ne s’asseoir à la table de personne.

Il continuait tout seul la conversation de chez Larue. supputait les fortunes assises là, à prendre un welsh, ou un sandwich. Il avait de petits rires pour lui-même, à chaque grosse dame, à chaque jeune homme, dont le profil, les seins ou le chapeau de paille lui rappelaient une histoire scandaleuse, une escroquerie, ou quelque honorable affaire de bourse bien soignée. Du Weber il gagna le Parc Monceau par Montmartre. Sabran paierait-il vite les effets signés par son frère ? Il donna au maître d’hôtel du Rat Mort un pourboire formidable, de quoi payer sa chambre pour deux mois, peut-être. Il avait terriblement besoin de servilité autour de lui, Georges.

Diane n’était pas endormie quand il rentra.

Le lendemain matin, elle fit téléphoner à sa mère de venir la voir, et ferma sa porte à tous, sauf à Marguerite qui vint après déjeuner, et que l’aspect de Diane effraya. Pâle, les lèvres tremblantes, les yeux rouges.

“Vous avez pleuré, ma chérie ?

— Non, petite, je n’ai pas fermé l’œil et j’ai lu, voyez.”

Le Voyageur et son ombre avait été coupé jusqu’à la dernière feuille.

Christiane avait l’air extrêmement inquiète. Elle dit deux ou trois fois à Marguerite que Georges n’était pas ménager de la santé de sa femme. Elle était ennuyée que Robert ne fût pas à Paris pour la journée. Georges, étant venu deux ou trois fois voir comment allait Diane, fut, sembla-t-il à Marguerite, assez mal reçu. Mme de Sabran s’en alla vers les sept heures avec un vague sentiment de malaise, après avoir entendu Diane se plaindre que ça lui faisait mal.

Dans la nuit du dimanche au lundi le médecin fut appelé rue d’Offémont. Il trouva Diane très nerveuse, les yeux cernés, se plaignant du ventre, mais il s’en alla en disant qu’il n’y avait rien de grave. Cependant le lundi matin, Diane était transportée d’urgence à la clinique du professeur Pozzi, et opérée de l’appendicite à chaud. La lettre que lui avait écrite le général Dorsch ne lui fut donc remise que plusieurs jours plus tard avec le dernier numéro du Tatler, Je sais tout et toute une série de cartes cornées ; Marguerite de Sabran arrangeait dans un coin de la chambre celles des fleurs que le docteur avait permis de mettre chez la malade. Elle fut effrayée par le cri que poussa Diane. Tout cela resta gravé dans sa mémoire. Mais Diane, la courageuse Diane, s’était reprise. “Rien, ma chérie, simplement une douleur plus forte que les autres…”

L’action du général Dorsch avait été un peu moins prompte que la parade de la belle Mme Brunel. Sa lettre écrite et envoyée le dimanche, le général dès le lundi matin se rendait chez Wisner pour le mettre au courant. Malgré les divergences politiques entre l’industriel et lui, il considérait comme de son devoir de faire part de ses découvertes à un homme qui était connu pour le familier de Brunel, et après tout, l’un des chefs de l’industrie française, sur laquelle toute cette boue allait rejaillir si Wisner non prévenu continuait à s’exposer à la médisance. C’est de la bouche de Wisner que Dorsch apprit l’opération ; à cette minute Mme Brunel était entre la vie et la mort… et on pouvait voir que Wisner était très affecté.

Cela donna l’occasion au général de poser d’abord comme un fait établi, indéniable, la distinction fondamentale qu’il faisait entre Diane, une créature absolument adorable, exquise, une femme cultivée, ayant de la race, du charme, et cette brute, cet arriviste, cet être infect qu’était Georges.

“Halte-là, mon général, je vous arrête, dit Wisner, Brunel est mon ami et…

— Ce sentiment vous honore, mais voici ce que je suis venu vous apprendre.”

Wisner tomba des nues. Un usurier, Brunel un usurier ! Mais à qui se fier vraiment ? Malheureuse Diane ! Ah ! sur ce point, le général et l’industriel s’entendaient. L’incroyable discours tenu par Georges à Dorsch et que celui-ci rapportait en gros, jetait, ça on ne pouvait pas en douter, une lumière déplorable sur ce que c’était en fait que ce bonhomme. Rien de très propre. Car par exemple Wisner, qui avait des idées sociales très… poussées, eh bien, ces propos-là le révoltaient. Ah ! les hommes d’affaires, les industriels étaient tous des usuriers pour le Shylock de la rue d’Offémont ! Eh bien, on allait voir. Wisner s’arrêta.

“Mais comment agir sans blesser ce pauvre petit oiseau qu’est notre Diane ?” Le général était dans la perplexité.

Cela fit tout de même qu’il attendit de savoir que Diane avait reçu la permission de se lever pour aller voir Jacques de Sabran. Entre-temps il avait déposé plusieurs fois des fleurs à la maison de santé, et téléphoné à Mme de Nettencourt qui l’avait rassuré sur les dimensions de la cicatrice. “Petite comme ça !” hurlait Christiane dans l’appareil. Le général ne pouvait pas voir au téléphone, mais ça n’avait pas l’air très grand. Ce Pozzi est un magicien.

Le jour où il devait aller chez les Sabran, c’était tout à la fin de son congé, il reçut un mot de Diane qui le priait, sur tout ce qu’il avait de sacré au monde, de passer la voir le jour même.

Ce que fut l’entrevue est indescriptible, le général en sortit avec la tête à l’envers. Un vieux militaire, habitué aux champs de bataille, ne peut pas se faire une idée de cet héroïsme-là. Il n’y avait rien au monde de plus admirable que Diane. Elle n’avait pas répondu à sa lettre parce qu’elle avait voulu d’abord parler à Georges. Dès qu’elle avait été en état de le faire, elle l’avait fait. Il avait tout avoué. Tout était désormais fini entre eux. Certes elle l’aimait encore, il avait été dans sa vie la grande révélation physique, elle pouvait, elle devait le dire au général, pour qu’il comprenne mieux certaines choses. Mais, n’est-ce pas, il y a des sentiments qu’il faut vaincre, et Diane vaincrait, elle en était sûre. En attendant… Elle ne demandait à son vieil ami qu’une chose : Jacques et Marguerite de Sabran allaient la croire mêlée à toute cette horreur, elle voulait que le général aille les trouver, ne leur dise rien, les lui amène, et devant lui elle leur parlerait.

Les entrevues historiques se succédaient. Comment Jacques et Marguerite n’auraient-ils pas été émus aux larmes d’entendre de la bouche de la convalescente le récit de l’horrible découverte ? Moralement certes Georges Brunel avait tué Pierre de Sabran. Jacques apprit l’existence des effets signés par son frère. Diane le prévenait comme une sœur que ce bandit de Brunel allait les lui présenter.

Mme de Nettencourt, chez Topsy, raconta à Mme Blin combien le général Dorsch avait été merveilleux dans toute l’affaire. Un ami véritable, et la haute garantie morale que ses fonctions lui confèrent… Diane avait été si ébranlée par tout cela qu’elle avait consenti à recevoir l’abbé Gabriel. Entre nous soit dit, ce Brunel avait sur elle une influence détestable, c’était lui qui l’avait éloignée de la religion.

“Tout de même, ma chère Christiane, dit Mme Blin, comment peut-on vivre avec un homme pendant des années et ignorer ce qu’il fait et de quoi l’on vit ?

— Ah ! Pauline, je me le demande comme vous ! Naturellement, pour des natures pratiques comme vous et moi, cela serait inimaginable. Mais ma petite Diane est tout le portrait de son père. Vous savez, Édouard, pourvu qu’il ait son Figaro, il ne se demande jamais avec quoi il le paie. Les Nettencourt sont des rêveurs, je ne sais pas, moi.

— En effet, parce que Robert, lui, qui était dans les affaires de M. Brunel…

— Oh ! ce malheureux Robert ! Je ne vous ai pas dit ? C’est insensé ! Non seulement il ne s’est jamais douté de rien, non seulement il n’a été qu’un instrument inconscient dans les mains de son beau-frère, mais imaginez-vous qu’à l’heure actuelle il nie encore ! Il refuse d’y croire ! Il prétend que ce sont des calomnies ! Quand je te dis que Georges reconnaît les faits, lui criait sa sœur. Il lui a fait une scène, il est parti en claquant les portes, il ne veut plus la revoir…

— Non ?

— Vous pensez bien que, comme mère, je suis déchirée, déchirée, de voir mes enfants dressés l’un contre l’autre. Car Diane, injuste, j’en suis persuadée, prétend que Robert était au courant de tout, qu’il prend parti pour Brunel, que sais-je ? Ah ! je suis bien tourmentée, bien tourmentée.

— Voyons, tout cela s’arrangera.

— C’est ce que je me dis, tout cela s’arrangera. En attendant, on n’entendra plus parler du sieur Brunel. Diane divorce, elle reprend le nom de Nettencourt.

— C’est très bien, c’est très bien à elle.”

Mme Blin était réellement émue.

“On peut dire que Diane a été nette, catégorique. C’est très chic, très digne.

— N’est-ce pas ? Oh ! cela n’a pas traîné. Un soir, quand mon ex-gendre est rentré, il a trouvé sa malle faite et descendue dans le hall ; le domestique lui a remis une lettre de Diane. Il a essayé de protester, mais quand le domestique lui a dit qu’il avait des ordres de madame, d’appeler la police si monsieur insistait, Brunel a préféré prendre un taxi.

— Mais comment ? Qu’est-ce que vous me racontez-là ? Est-ce qu’on peut mettre son mari comme cela à la porte de chez lui ?

— De chez lui, de chez lui ? Diane est mariée sous le régime de la séparation, l’hôtel de la rue d’Offémont est à elle, Nettencourt est à elle, et elle a ses rentes à elle, à son nom. Brunel n’avait qu’à déguerpir, et il l’a compris. Bon voyage, monsieur Dumollet !

— En effet, Diane a été très énergique, constata Mme Blin. Mais ce qui m’étonne à la réflexion, c’est que M. Brunel n’ait pas cependant essayé de la revoir, ou de discuter…

— Pensez donc ! Diane en sait bien trop long sur son compte ! Il a peur de ce qu’elle pourrait raconter ! Et puis, d’ailleurs, il lui a écrit. Maintenant, imaginez-vous qu’il la lui fait à la passion !

— Mon Dieu, on conçoit que l’on puisse être épris de Mme Brun… de Diane, veux-je dire. Et cela a dû être un coup pour son mari…

— Pffuît ! Il la trompait ! C’était épouvantable. Je le lui disais moi : Diane, tu n’as donc pas de sang dans les veines, on ne se laisse pas traiter comme ça par un monsieur ! Je suis ta mère, eh bien, je n’ai pas de conseil à te donner, mais à ta place, moi, je prendrais un amant !

— C’était un peu… moderne !

— Vous savez, moi, je suis tout impulsivité ! Enfin cet individu qui passait ses nuits avec des créatures, des drôlesses qui ne valaient pas le petit doigt de Diane, maintenant qu’il a perdu sa femme lui écrit des lettres de collégien… qui ne trompent personne, heureusement. On l’a vu rôder rue d’Offémont. Diane va d’ailleurs passer quelque temps à Nettencourt.”

Le capitaine de Sabran était très ennuyé. Par trois fois, Brunel s’était présenté chez lui, il avait fait répondre qu’il n’était pas là. La dernière fois, de la salle de bains, il avait entendu la voix de l’usurier qui parlait très fort dans l’antichambre, qui faisait de l’ironie. Il s’était enfin résolu à le recevoir.

Dans le petit salon de la rue César-Franck, quartier militaire, portes à carreaux Louis XVI, bibelots chinois, et un portrait d’Alphonse de Sabran mort à Fontenoy, le capitaine de Sabran avait refusé même de regarder les papiers que lui tendait celui qu’il avait si longtemps considéré comme un ami, qui n’était qu’un escroc et l’assassin de son frère, il ne lui envoyait pas dire. Brunel ne se fâcha pas.

“Voyons, mon capitaine, c’est entendu, je suis une canaille, si ça peut vous faire plaisir. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Votre frère a signé de son nom, voyez là, Pierre de Sabran, cent cinquante mille francs d’effets. Vous qui n’êtes ni un escroc ni une canaille, mais un capitaine d’État-Major, le dépositaire de l’honneur des Sabran…” Ici Georges Brunel fit un petit salut à l’aïeul de Fontenoy “… vous n’allez pas hésiter un instant, vous allez reconnaître ces traites, une petite signature me suffira…”

Le capitaine de Sabran fut magnifique.

“Monsieur, vous êtes ici chez moi, et si je vous abattais comme un chien, je serais acquitté avec les félicitations du jury. Partez, avant que la tentation ne soit trop forte.”

M. Brunel avait ramassé ses petits papiers sans valeur, et du seuil il avait dit :“Mon capitaine, je n’ai qu’un conseil à vous donner. Divorcez, épousez ma femme, vous ferez un beau couple !”

Le général Dorsch commentait ce trait final avec une fureur pathétique : “Le misérable, disait-il à Wisner, ce que je ne lui pardonne pas, c’est d’avoir abusé une femme comme Diane ! Enfin il est tout de même agréable de constater, dans de grandes convulsions comme celles-ci, qui détruisent un foyer, bouleversent des familles, qu’il y a encore des honnêtes gens et de grands cœurs comme le capitaine de Sabran, comme Diane…

— Mon général, dit Wisner, quand serez-vous à la retraite ?

— Le plus tard possible, le plus tard possible.

— Mais encore ?

— Pourquoi cela ? Cela dépend. Si je passe divisionnaire, pas de sitôt, si je reste brigadier c’est l’affaire d’un lustre… Mais ?

— Je pensais que vous auriez une place toute trouvée dans un de mes conseils d’administration… d’ailleurs nous en reparlerons dans un lustre, ou plus tard !

— Mon cher Wisner, comment vous dire ? Je suis ému, positivement ému…

— Mon général, vous m’avez rendu un service qui ne s’oublie pas…”

Marguerite était très triste de la rupture entre Robert et Diane. Un frère et une sœur. En accompagnant à la gare Diane qui partait pour Nettencourt, elle lui en reparlait. Il y avait là l’abbé Gabriel qui était maintenant un familier de la rue d’Offémont. “N’est-ce pas, monsieur l’abbé, un frère et une sœur !

— Dieu y pourvoira, madame, Dieu y pourvoira.

— L’abbé, dit Diane, m’avez-vous apporté ce remède dont vous m’avez parlé ?

— Certainement, certainement. Il est déjà dans votre sac, je l’avais remis à votre chère mère…

— Quant à Robert, ma pauvre Marguerite, tu peux dire qu’il n’avait rien à gagner avec moi et tout à perdre du côté de Georges. Il a été où il y avait à brouter.

— Oh ! Diane, comment croire ?

— En ne jugeant pas les autres d’après soi. Guy, viens vite dire au revoir à M. l’abbé.

— Au revoir, monsieur l’abbé”, dit Guy ressortant dans le couloir.

Guy était très content d’aller à Nettencourt, mais il n’aimait pas les curés.