XVII
Les minotiers de Saint-Jean-d’Angély avaient été pris la main dans le sac. Ils falsifiaient la farine avec du talc. Les cent kilos de cette denrée valaient trois francs dix au lieu de trente à trente-cinq francs la farine, ils avaient consommé cent mille kilos de talc en dix-huit mois. Ou plus exactement, ils les avaient fait consommer au public.
Cela fit quelque bruit et un procès.
Libertad commentait cette histoire en fulminant.
“L’opinion s’indigne contre les industriels, disait-il, mais sont-ils les plus coupables ? Pendant dix-huit mois le talc leur a été livré par des ouvriers et des ouvriers sur leur ordre l’ont mélangé à la farine. Les plus coupables, ce sont les ouvriers minotiers, les employés des gares et sans doute les mitrons.
— Ils ne faisaient qu’obéir, protestait Catherine.
— Oui, et sans doute était-ce seulement le pain des pauvres qu’ils fabriquaient ainsi. Le pain des riches, sur l’ordre du boulanger, ils le faisaient d’une autre pâte. Voilà le crime, le crime ouvrier, le plus grave.”
Il apparaissait bien à Catherine une exagération en ce point : bon, elle consentait à accuser de complicité le mitron, mais en profiter pour oublier le patron ! N’était-ce pas lui le fauteur principal ?
D’une façon générale, ce raisonnement complétait la sociologie de Libertad et sa négation des classes.
“Le bourgeois qui consomme sans produire rien, jamais, disait-il, n’est pas un danger plus grand que l’ouvrier consommant sans produire jamais rien d’utile. Le capitaliste, qui amoncelle des actions les unes sur les autres, est à détruire au même titre que l’employé de métro, faisant des trous dans du carton toute une journée. En fin de compte ne faut-il pas que l’ouvrier producteur les nourrisse, les habille, les loge et satisfasse à leurs besoins ? Tout homme improductif est à détruire, sans haine et sans colère, comme on détruit les punaises, les parasites…”
Ainsi toute la force, la rage de Libertad, égalant le bourgeois et l’ouvrier, se tournait en réalité contre celui-ci. Il lui en voulait avec une violence imprécatoire de ne pas faire immédiatement la révolution. Les malheureux contrôleurs de métro ! À eux, il en avait tout spécialement. Il pouvait parler une heure sur ce sujet. Il refaisait en parlant le geste de la main qui serre la machine perce-tickets. Il préconisait, comme remède à tous les maux sociaux, la grève des gestes inutiles : “Le contrôleur des finances et celui des chemins de fer, le bourreau et le fonctionnaire de la banque, le tisseur de chasubles et de rubans de la Légion d’honneur, le correcteur et l’imprimeur du Code et de l’Évangile, le chercheur d’or et de diamants peuvent disparaître écrasés par le tourbillon du progrès, sans que je fasse un mouvement pour empêcher rien !”
De là sa haine de la C. G. T. Comment, cette association ouvrière organisait, pour vivre au mieux dans la société actuelle, les travailleurs de toutes les professions ! Mais elle ne songeait donc pas à détruire les professions nuisibles, les métiers inutiles ? Qu’avait donc besoin l’ouvrier de peindre des réclames, des enseignes, de fabriquer des compteurs à gaz, d’estamper des billets de banque ? Il se rendait le complice de la compagnie du gaz, de l’État déprédateur, du commerçant voleur. Et la C. G. T. prétendait défendre les revendications de ces gens-là. Mais il valait mieux qu’ils crèvent de faim, qu’ils meurent, qu’il n’y ait plus un peintre d’enseignes, etc.
Dire qu’il y a des gens qui fabriquent des cartes de visite !
C’était là ce qu’il appelait le travail antisocial, et cette conception l’amenait à lutter tout autant contre les syndicats, le parti socialiste que contre le militarisme par exemple.
“Ah ! parlez-moi des militaires ! D’abord nous avons une armée démocratique, tout le monde a été soldat, tout le monde a été complice. Mais si les militaires n’avaient pas d’armes, ils ne feraient pas long feu. Or qui donc leur fournit des armes ? Les ouvriers. Prenez une ville comme Saint-Étienne. Toute la ville vit du travail de la manufacture d’armes. Toute la ville travaille pour la guerre. Si on veut y fermer un atelier, y diminuer la production des armes, la population ouvrière se soulève. Tenez, Briand, député socialiste de Saint-Étienne, est intervenu pour protester contre des licenciements…”
Ici Catherine acquiesçait. On était en 1908, Briand était au pouvoir. Briand issu de la classe ouvrière, porté par elle. Il avait fait usage contre les ouvriers des armes que fabriquaient ses électeurs. Le peuple avait le gouvernement qu’il méritait. Le chômage n’était pas une excuse : “Le vieux cri de 1848 : du travail ! disait Libertad, on y croit encore et c’est celui des ouvriers qui se proposent pour forger leurs propres chaînes ! Les ouvriers acceptent de faire des gestes de mort : ils fabriquent des canons, des fusils, des sabres, de la poudre, des cuirassés, des torpilles, et quoi encore ?… Des villes entières sont bâties et vivent du chancre militaire, de la pourriture patriotique, de l’élaboration croissante d’un travail de mort. Et l’on rencontre de par les rués des villes, dans tous les pays, des gens gorgés d’alcool ou de patriotisme, qui crient : Vive l’armée, vive la syphilis, vivent les soldats, vivent les morpions, vive la crasse, vive l’honneur !”
Quand il se lançait dans un développement semblable, Libertad n’avait plus aucun égard du lieu où il se trouvait. Sa voix se faisait oratoire, il se levait sur ses béquilles, il criait. Et cela dans la rue comme au café. Dans une certaine mesure son infirmité le préservait.
Un des désaccords de Catherine avec lui, c’était le machinisme. Sur ce point, ce béquillard lyrique avait des vues qui choquaient en elle ce vieux goût de Rousseau, qui jadis l’avait unie en quelque chose à Jean Thiébault.
“Les hommes, expliquait Libertad, s’en prennent à la machine comme l’enfant qui se coupe s’en prend au couteau.”
Mais toujours, mais ici encore, pour lui le fautif était l’ouvrier même : il devait s’en prendre bien plutôt à sa maladresse, à son ignorance, ou à sa faiblesse. Le wattman du métro, esclave pendant dix heures de sa machine, que ne met-il simplement à sa place pendant cinq heures le contrôleur, qui est là à percer ses tickets… Libertad refaisait le geste du contrôleur avec une expression outrée, dont s’amusait un peu Catherine.
Quel que fût le plaisir qu’elle prît des propos de Libertad, la ferveur et le courage souvent des hommes bizarres qu’elle rencontrait dans son entourage, l’espèce de renouvellement perpétuel de ce milieu, où c’était une règle d’accueillir n’importe qui sans jamais demander d’où il venait, le passage dans ce milieu d’étranges et fugitives figures, des fous, des criminels et des êtres sans nom, sans destin, sans but… rien ne pouvait combler le vide abominable de la vie de Catherine Simonidzé.
Elle avait bien essayé de la musique, la seule chose qui lui fît vraiment oublier le monde et sa vie. Elle s’était payé ces leçons de piano que Mme Simonidzé lui avait refusées, enfant. Elle s’y était jetée avec dérèglement. Elle apprenait aussi le chant. Mais il était trop tard maintenant : elle comprenait que jamais elle n’atteindrait à la maîtrise qu’elle aurait eue si elle avait commencé vers dix ans cette étude. Elle se lassa.
Bon, il y avait des heures qu’elle pouvait passer ici ou là, mais le temps ne coulait pas. C’était comme une fontaine gelée. Tout de même elle avait des paniques devant une soirée, un après-midi. Lire… Encore un livre de plus ! Et pour les aventures, c’était la même chanson : un homme de plus. Bon, elle avait essayé de se prendre à ce jeu-là. Elle avait terriblement désiré de jeunes garçons, comme un homme a envie des actrices. Pour leur corps. Pour leur force. Des joueurs de tennis, et pis que cela. Des espèces de maquereaux. Pas un d’entre eux avec qui elle pût parler. C’était comme un divorce de ses désirs. Il n’y avait que des sortes de brutes ou des beaux garçons bêtes qui eussent de l’attrait à ses yeux, et ceux à qui autre chose qu’un lien physique eût pu l’attacher, c’étaient des êtres malingres, des hommes déshérités du charme dont elle ne pouvait faire à des idées l’abandon. Tout de même, elle n’aurait pas pu aimer Libertad.
Même pour faire passer le temps.
L’année 1907, par exemple, il valait mieux ne pas y penser : une horreur, ça avait été une horreur. Quelque chose comme une arête dans le gosier.