II
Quand M. Simonidzé était venu à Paris pour l’Exposition Universelle de 1900, il n’avait guère aimé trouver ses filles avec leur mère dans la pension de famille du Quartier Latin où elles avaient deux chambres. Le fils des propriétaires de la pension faisait la cour à Hélène. Et les yeux de Catherine réveillèrent sans doute un cœur au fond du porte-monnaie paternel.
Voilà comment Mme Simonidzé émigra avec ses filles dans un petit appartement de la rue Blaise-Desgoffe près de la gare Montparnasse, qu’elle meubla à tempérament chez Dufayel, parce que les générosités de son mari avaient servi à amortir les dettes. La pension qu’elle recevait de lui était maigre, et surtout d’une irrégularité à frémir.
Vers cette époque, Mme Simonidzé qui venait d’atteindre ou de dépasser la quarantaine était déjà une vieille femme. Les cheveux gris qu’elle avait portés quatre ou cinq ans avec insolence, comme une coquetterie et un charme de plus, s’étaient trouvés un beau jour ne plus contredire son visage. Elle avait maigri et sa peau ne s’y était pas faite. C’est ainsi qu’un grand changement s’était produit dans la famille, et qu’on avait été réduit à la pension paternelle.
Quand Mme Simonidzé avait-elle quitté Tiflis et le foyer conjugal ? En un temps dont Catherine n’avait pas mémoire, et des récits de sa mère, et des souvenirs d’Hélène, il résultait que là-bas, c’était le Moyen Âge, les femmes maintenues dans une ignorance et une sujétion sordides, et que M. Simonidzé buvait, battait sa femme, et dansait au dessert.
Mme Simonidzé avait été plus belle que ses filles. Interlaken, Baden-Baden, Nice, Florence l’avaient vue tour à tour, d’année en année, dans un brouhaha de succès et de richesse. Il y avait sans cesse des fleurs dans ces chambres de passage où Catherine se sentait chez elle à Paris comme au Bodensee. Une femme de chambre suivait ces dames des plages du Nord aux pentes du Vésuve. Elle prenait soin des petites, quand les amis de leur mère venaient le soir la chercher, toute parée, avec ses épaules nues qui étaient son triomphe, pour ces fêtes mystérieuses dont les enfants rêvaient.
Il y avait sur la table à coiffer de leur mère, déballée avant tout là où l’on arrivait, une photographie d’un homme jeune, et pâle, que Catherine n’avait pas connu. Mme Simonidzé lui avait dit seulement que c’était là Grigori, un héros. Hélène prétendait s’en souvenir, et disait que Grigori jadis faisait des scènes à maman. Catherine à six ans songeait longuement devant ce beau visage, quand sa mère était sortie. Hélène l’y surprit. C’est comme cela que Catherine commença de détester sa sœur.
Deux fois l’an il fallait être à Paris quoi qu’il en coûtât, quels que fussent les plaisirs qu’on abandonnait, les messieurs désespérés qui parlaient de se tuer le soir dans le jardin de l’hôtel, les crises de nerfs d’Hélène qui s’était fait des amies qu’on ne retrouverait plus jamais, qui sait ? dans nos voyages : c’est que Mme Simonidzé devait s’habiller, comprends-tu, mon enfant. Chez Worth. Et jamais ailleurs.
Mme Simonidzé était entourée d’un halo de passion. Quelles différences entre tous ces hommes que Catherine voyait rôder autour de sa mère, qui lui envoyaient des bouquets, qui la conduisaient au théâtre, et qui la regardaient tous de la même façon ! Il y en avait qui l’avaient suivie d’Isola Bella à Ostende. D’autres semblaient attachés au décor d’un seul lieu, et quand elle partait, elle avait l’air de les déchirer comme une vieille lettre. Hommes jeunes et oisifs, qu’un regard faisait pâlir. Vieux diplomates apportant à combattre l’âge le soin qu’ils donnaient aux affaires de leur pays. Officiers autrichiens ou anglais, hommes d’affaires du monde entier, jusqu’à un prince égyptien avec lequel on avait parcouru la Riviera italienne.
Puis Hélène avait été mise au couvent, quelque part près de San Remo, où elle s’était liée avec des petites filles si riches, que ça n’était pas croyable. Catherine resta dans les jupes de sa mère, comme un petit chat, toute seule avec la photo de Grigori.
Mme Simonidzé rencontrait parfois en Suisse des compatriotes, ou tout au moins des Russes, qu’elle connaissait de là-bas. C’étaient pour la plupart des gens très différents de ses amis occidentaux. Des étudiants, des professeurs, des médecins. Des gens graves, assez mal tenus, véhéments. Ils avaient de longues conversations, que Catherine s’efforçait de suivre, sage, dans un coin, bien qu’ils employassent en russe de nombreux mots dont elle ignorait la signification. Après cela, Mme Simonidzé avait des crises de tristesse, elle mettait tout le monde à la porte pendant quarante-huit heures. Puis il faisait beau. Un prince de la maison de Wittelsbach qui lui faisait la cour venait chercher la boudeuse en tonneau, et la photo de Grigori restait seule avec la petite fille dans une chambre d’hôtel. Ils avaient parlé de lui, cette fois. Le monsieur au lorgnon avait demandé à maman, peut-être pas des nouvelles de Grigori, mais quelque chose d’approchant. Et Catherine avait bien vu que maman avait pleuré.
Mme Simonidzé ne croyait pas en Dieu. Elle racontait à Catherine comment les prêtres vivent de la crédulité publique, et en Russie c’est le tzar qui les commande, qui est une espèce d’idiot, l’idiot le plus riche de la terre, et une brute extraordinaire. La preuve qu’il n’y avait pas de Dieu était que les révolutionnaires qui voulaient en débarrasser la Russie n’arrivaient pas à le tuer, comme ils avaient fait de son prédécesseur. Catherine s’était fait raconter très souvent la mort d’Alexandre II. Comment le tzar ce jour-là revenait de passer une revue, et comment les nihilistes l’attendaient dans plusieurs rues parce qu’on ne savait pas laquelle il emprunterait pour le retour. Pétersbourg est une ville avec des canaux, et Catherine connaissait Venise et Bruges, et elle s’imaginait d’après cela la scène quand la voiture impériale passe vers le soir, il fait un temps superbe, avec un cosaque sur le siège à côté du cocher, et le tyran en costume d’officier du génie, le long du quai bordé d’hôtels de la noblesse. Malgré elle, le jeune paysan qui surgit tout à coup et qui jette une bombe dans les jambes des chevaux, elle se le représentait toujours avec les traits de Grigori. C’est cette bombe-là qui en avait fait du bruit en éclatant ! Le tyran n’avait rien, il était sorti du coupé en miettes, dans la neige, dure encore sous le soleil de février, mais le cocher, le cosaque, des passants, les chevaux, étaient tués. Et l’homme qui avait lancé la bombe était traîné devant lui, à demi assommé par la police. Ici Catherine devenait toute froide, parce que c’était Grigori que frappaient les gendarmes, Grigori que le tzar interrogeait. Comme le tzar va monter en traîneau, quelqu’un lui demande s’il n’est pas blessé : “Grâce à Dieu, non !” répond-il. Mais à ce moment surgit un autre paysan : “Ne dis pas encore grâce à Dieu !”
Le second paysan ressemble aussi à Grigori. Peut-être même que c’est lui, et que l’autre c’était son frère. Comme il a bien lancé la bombe, juste dans les pieds de l’Empereur ! Le monde s’est obscurci dans un coup de tonnerre : toutes les demeures de la noblesse ont tressailli, et les vitres se sont brisées aux fenêtres, et quand la fumée se dissipe, Alexandre est encore debout, mais sanglant, contre le parapet du canal, et tout autour de lui, il y a des cadavres, comme une image de son règne, et des blessés rougissent la neige. Et le tzar dit : “J’ai froid !”
Cinq hommes et une femme. Les conjurés qui guettaient l’empereur étaient cinq hommes et une femme, là dans la rue, avec les bombes ; sachant qu’ils donnaient leur vie en prenant celle du tzar. Comme ils avaient dû sentir battre leur cœur après la première bombe, quand Alexandre était apparu sain et sauf, tandis qu’à côté de lui tombait un garçon boucher qui portait une corbeille sur sa tête ! Et la longue histoire des jours d’avant l’attentat ! La femme, c’était la comtesse Perovskaïa. Elle était enceinte. On ne la pendit point avec les autres : elle dut mettre au monde d’abord un enfant dont on ferait un soldat du tzar un jour. Quand l’enfant fut né, Alexandre III fit pendre la comtesse.
Mme Simonidzé prononçait avec une tendresse extraordinaire le nom de la comtesse : Perovskaïa… Mais Catherine ne pensait qu’aux cinq hommes, qui tous les cinq étaient Grigori pour elle.
Quand, aux vacances, Hélène les rejoignit à Vevey, elle était toute changée, elle ne parlait pas à Catherine, trop petite. Elle était devenue très pieuse, au couvent, et Mme Simonidzé n’était pas contente, mais Hélène obstinément portait un scapulaire, et le soir elle n’en finissait plus de dire ses prières. Catherine regardait ces simagrées avec horreur, sa sœur obéissait au tzar maintenant sans doute : elle était passée dans le camp de ceux qui faisaient pendre Grigori.
Hélène apprenait le piano et le chant au couvent. Catherine l’enviait pour cela, car elle adorait la musique. Elle pria sa mère de les lui faire enseigner. Mais ce n’était pas commode, toujours en voyage. D’ailleurs il y avait le temps. Et puis Mme Simonidzé, qui avait une secrète préférence pour Hélène, était sûre que Catherine n’avait aucune disposition pour le piano. Quant au chant, ce n’est pas bon pour la voix d’étudier trop tôt.
À vrai dire, Catherine commençait, même alors, à ressentir les effets de cette préférence maternelle. Elle en souffrait. Mme Simonidzé, malgré ce que le couvent comportait de contradictions pour elle à toutes ses idées, n’hésitait pas à y laisser sa fille aînée, parce qu’elle avait pour celle-ci une ambition sociale aussi grande que son affection exclusive. Hélène était si jolie ! Il faudrait un jour qu’elle ait tout, les bijoux, les dentelles, le luxe. Tout ce que Mme Simonidzé savait fort bien qu’elle n’avait que pour quelques jours.
Et qu’il avait suffi un peu plus tard de pas grand-chose, quelques rides, cette peau un beau jour qui n’était pas revenue sur elle-même, pour lui retirer tout à fait.