V
La rue Blaise-Desgoffe est une rue tranquille, et sans doute qu’au début les dames Simonidzé y firent tache, parce qu’elles étaient étrangères, qu’elles se levaient à midi ou plus tard, restaient des jours sans sortir, recevaient un tas de gens, et des messieurs tant et plus, fumaient, s’habillaient de façon voyante, et n’avaient presque rien chez elles, si bien que les fournisseurs venaient chez la concierge demander si vraiment on pouvait faire crédit. Mais, à la longue, ces dames appartinrent au paysage, il y eut de nouveaux locataires au 7, des artistes qui firent jaser davantage ; Mme Simonidzé parla un jour avec la fillette du rez-de-chaussée, grimpée sur la fenêtre et la mère se mêla de la conversation, et elle rougit de plaisir parce que la flatteuse prétendait que la petite ressemblait à s’y méprendre à l’une des grandes-duchesses ; une des bonnes du 3 qu’un individu poursuivait dans la rue de Rennes, reconnaissant Catherine, lui demanda en tremblant de marcher à côté d’elle, ce qui était très crâne à elle d’accepter, dirent les voisins : enfin la rue les avait adoptées.
De l’ancien monde de Mme Simonidzé, bien peu étaient restés fidèles. Catherine ne reconnaissait de jadis que quelques compatriotes, des exilés. Pour le reste des relations, c’étaient assez essentiellement celles d’Hélène : amies de pension, de passage à Paris, car les Parisiennes ne poursuivaient pas longtemps des rapports commencés au couvent, dans un milieu où l’on avait pu croire Hélène et plus riche et mieux apparentée. Et puis des cousins de ces amies, qu’on revoyait davantage. Des amis des cousins. Hélène était vraiment très belle, bien qu’elle n’eût pas de santé, et que cela lui gâtât parfois le teint.
Dans tout cela Catherine se sentait affreusement déplacée et malheureuse. L’appartement était petit, il n’y avait pas une pièce où se retirer quand Hélène recevait ses amis et que Mme Simonidzé, en peignoir, traînait chez elle à lire et à bayer. Catherine sortait par agacement, et pour laisser la place à des gens qui n’étaient pas venus pour elle. Elle s’était fait à quinze ans un ami parmi les exilés de sa mère. Un certain Tseretelli, qui était placier en robinets, un vrai révolutionnaire celui-là, assurait Mme Simonidzé. Mais le plus souvent elle était toute seule.
Le monde de sa sœur reflétait fidèlement les goûts que celle-ci avait ramenés de San Remo. Elle aimait l’uniforme, et si tous ses amis, ou du moins ceux qui se plaisaient à revenir chez elle, n’étaient pas nécessairement des Saint-Cyriens, peu s’en fallait. En tout cas, les autres appartenaient à des milieux où les idées régnantes étaient celles des cercles militaires. Jeunes gens catholiques pour la plupart, très réservés. Il arrivait bien que, par quelque micmac ou des relations de quartier latin, l’un d’eux amenât un Turc, comme celui qui demanda la main de Catherine quand elle avait quatorze ans. Mais le plus souvent, dans les trois pièces de la rue Blaise-Desgoffe, défilait ainsi un choix assez uniforme de jeunes hommes, dont toutes les pensées étaient aux antipodes de celles que Catherine tenait de sa mère, ou qu’elle avait eues toute seule, au-delà de sa mère.
C’est par Régis, camarade à Charlemagne du lieutenant Mercurot, cousin d’une des sœurs, sœur Sainte-Marie-des-Flots, de l’Institution de San Remo, que les dames Simonidzé entrèrent en relation avec Mlle Josse. Brigitte Josse était de Bessèges, et elle arrivait à Paris, son père mort. Mme Josse, sa mère, avait attendu avec impatience cet événement si tardif, pour venir se fixer dans la capitale. Le défunt dirigeait des mines, dans cet infect trou méridional (Mme Josse était née à Cherbourg) où elle avait abîmé le plus clair de sa vie. À vrai dire, on ne voyait pas trop en quoi Mme Josse, qui ne sortait guère de son appartement de Passy et de la tapisserie au petit point sur laquelle elle achevait ses yeux guettés par une maladie qui les blanchissait, en quoi Mme Josse était plus avancée à Paris qu’à Bessèges. Le matin, elle allait bien un peu dans le quartier, les jours de marché, pour voir les prix et surveiller sa cuisinière. Et puis elle passait de longues heures à Saint-Honoré d’Eylau. Mais ne fallait-il pas marier Brigitte ?
Brigitte aurait une dot de cent cinquante mille francs. Ce fut presque la première chose que Mme Josse dit à Mme Simonidzé quand elle vint la voir, car d’étonnants rapports s’établirent entre ces mères, dont un témoin eût pu regarder la rencontre comme une de ces erreurs de la nature qui fait pousser un chou-fleur à côté d’un araucaria. Mme Josse voulait d’abord se rendre compte dans quel milieu tombait sa fille, mais elle l’oublia pour parler de Bessèges, de l’horreur que c’était quand il y avait des grèves dans les mines, un danger, chère madame ! Et le grisou, et la famille de l’ingénieur Tesseydre, enfin bref, Mme Simonidzé lui parut tout à fait grande dame. Elle l’interrogea sur la cour de Russie, et les réponses lui semblèrent très satisfaisantes.
Brigitte n’était pas laide, mais elle n’était pas belle non plus. Elle avait surtout des jambes si mal faites que lorsque, pour monter à bicyclette, on imagina la robe trotteuse qui découvrait presque la cheville, elle cessa de sortir le matin, et en eut les yeux rouges pendant tout un hiver. Elle vivait dans l’admiration d’Hélène, dont elle fut tout de suite la grande amie.
Très ignorante de Paris, et du monde en général, elle trouvait chez les Simonidzé comme un parfum du vaste univers dont on n’a pas idée à Bessèges. Les sorties de Catherine, toute cette anarchie enfantine, ne la troublaient guère, parce qu’elle trouvait en Hélène une apaisante communauté de vues sur la religion, le mariage, et une conception de l’amour, dont le grand livre fut bientôt cette Amitié amoureuse qu’on ne pouvait se procurer à la bibliothèque de prêt, où elles avaient un abonnement pour elles deux, tant le quartier Saint-Sulpice se l’arrachait. Mme Simonidzé voyait d’un très bon œil cette amitié nouvelle. Elle craignait que ses filles, ne fréquentant que des jeunes gens, ne trouvassent point à se marier. Et elle inventa un très joli jeu : c’était Brigitte à qui elle cherchait un époux parmi les Saint-Cyriens d’Hélène. Elle répétait à chacun que Brigitte était une héritière. Il arriva qu’elle en intéressa ainsi. Du coup le petit appartement où venait cette jeune fille si riche gagnait de la respectabilité, malgré ce que ces dames avaient d’excentrique.
Régis, au reste, faisait la cour à Hélène, et il avait connu M. Josse, par conséquent, il était fort naturel qu’il sortît avec les deux jeunes filles. Très naturellement aussi ils s’adjoignirent dans ces sorties le lieutenant Mercurot, son ami, qui avait une petite moustache blonde très fine, et un point de vue chevaleresque de toutes choses. Brigitte ne savait pas se servir d’un vélo, et Régis non plus du reste. Bientôt Hélène et le lieutenant eurent leurs courses matinales au Bois, allant parfois jusqu’à Suresnes, sur des machines louées à la Porte Maillot, avenue de Neuilly, aux Cycles Poulet ; devant la porte du magasin il y avait l’appareil avec une grande roue, et la seconde minuscule, sur lequel jadis feu M. Poulet père avait gagné une course à Amsterdam. Sa femme, une Irlandaise au visage tout boursouflé de petite vérole, et les cheveux teints en noir, régnait sur le local demi-garage et demi-boutique, où la vogue du vélo amenait une foule de jeunes gens à qui ses fils enseignaient l’art de la pédale.
Hélène, avec son canotier haut perché sur le chignon, sa robe à volants, dont par un artifice tout nouveau on pouvait enlever le dernier, fixé au bas de la robe par des boutons-pression, pour être à l’aise sur la machine, apprit très vite à rouler, la selle tenue par M. Poulet fils, en culotte bouffante avec des bas cyclistes et une barbe rousse sous un visage d’enfant. M. Poulet fils s’était-il seulement aperçu qu’Hélène était jolie ? En tout cas, c’est à le voir tenir la selle, la main si près d’Hélène, que le lieutenant Mercurot sentit un mouvement de jalousie qui lui apprit qu’il était pincé.