XII
C’était un enfant que ce grand cadavre auprès duquel Catherine était agenouillée, un enfant de son âge, peut-être un an de plus, dix-neuf ans ? La tête petite, avec les cheveux presque rasés, au-dessus de l’immense corps affaissé. Un chapeau de paille, de ces chapeaux que portent les pêcheurs et qui coûtent quelques sous, en était tombé dans sa chute. Les épaules énormes, si larges, semblaient s’être enfoncées dans le sommeil en abandonnant toute leur force. Les bras nus, les manches roulées au-dessus des coudes, s’étaient crispés dans un geste de défense tardif, pliés, les paumes vers les meurtriers, et le visage renversé complétait ce geste par une expression hagarde de protestation contre la mort, la bouche et les yeux ouverts.
Deux balles l’avaient frappé : une dans la poitrine qui avait ensanglanté la chemise, l’autre dans le cou où béait une plaie horrible.
Catherine ne pouvait détacher ses yeux de cette plaie. Elle n’avait vu de morts que de vieilles gens dans les chapelles funéraires organisées par la piété familiale dans une chambre d’appartement bourgeois. Dans le plein soleil, la douleur peinte à jamais sur ce jeune visage, à la peau encore enfantine, ce contraste effrayant de la force et de la mort, tout cela la faisait trembler et la figeait. Il y avait dans sa tête un grand tumulte, qui couvrait les clameurs environnantes, les allées et venues autour d’elle.
Toute son histoire des derniers jours venait tremper ici dans ce sang répandu. Toute la révélation de l’amour, cette espèce d’inconscience heureuse de l’été, Jean. On venait de tuer un homme. Les taches de rousseur près des narines étaient le plus navrant de tout. Elle ne l’avait pourtant jamais vu que mort, ce garçon. Ce n’était pas Jean. Mais c’était pire que Jean, un peu plus que Jean. Et elle s’entendait lui répondre, à Jean : Ils ont raison ! Quelque chose naissait en elle, qui dépassait la femme à peine née qu’elle était, et qui faisait pressentir la mère : elle regardait ce front dans la poussière, avec un désir infini de le laver doucement, comme pendant la fièvre à un enfant qui délire.
Et c’est alors qu’arriva la vraie mère.
Avait-on été la chercher ? Ou était-ce le bruit de la fusillade qui l’avait tirée de chez elle ? Elle n’avait pas quarante ans, cette femme maigre, dont la peau était tannée et ridée, sans suc, retirée sur elle-même, de telle sorte que l’œil noir et profond avait l’air enfoncé dans le squelette. Cinq grossesses, le travail, l’avaient efflanquée et dans sa jupe noire, nu-tête, sachant déjà le drame, écartant les assistants, pour avancer tout droit d’une foulée puissante, jusqu’à son petit, mort, ce n’était déjà plus une femme, mais un cri qu’on attendait, et elle arriva devant le corps, et elle le reconnut longuement, et le cri ne sortit pas.
Elle s’agenouilla et ses doigts se posèrent sur le visage du fils endormi. Soudain, elle les retira avec horreur, ayant senti l’humidité visqueuse du sang. Elle s’appuya tout naturellement sur Catherine, dont elle acceptait la présence contre elle, sans poser de questions.
Le médecin avait déjà regardé le mort, hoché la tête et couru au plus pressé. Il y avait bien une cinquantaine de blessés, plusieurs morts. Deux hommes se penchaient vers la mère et proposaient d’enlever le corps. Des amis de son petit. Elle les reconnaissait. C’était Baptiste, celui-là. Elle releva un visage où comme dans un désert roulait une seule lourde larme. Toute la fatigue de la vie inscrite aux plis de ce visage. Elle remerciait des yeux Ils prirent le mort l’un par les pieds, l’autre sous les épaules. Les bras restèrent pliés d’effroi.
En se relevant, la mère avait ramassé le chapeau de paille, et Catherine s’était relevée avec elle, et avec elle, le bras de la mère sur ses épaules, elle gagna le logis misérable où on déposa le corps. Les hommes se retirèrent, laissant le mort sur un lit. Catherine hésitait, la mère la retint. Elle avait un air traqué, peut-être redoutait-elle d’être seule.
Une maison pauvre de village, avec des murs en torchis et plus de place pour les bêtes que pour les gens. Où étaient les autres enfants ? Pour quelque raison, la mère était seule. Morts, embauchés ailleurs ? Le mari, qui était un maçon italien, fixé à Cluses, était tombé d’un échafaudage il y avait de cela cinq ans. Tué sur le coup. Elle, fille de paysan, n’avait jamais cessé de cultiver un lopin de terre âcre, peu fertile, d’où elle tirait de ces pommes de terre de Savoie qui sont roses et aqueuses, et dont les étrangers ont le dégoût.
La pièce nue avec le lit qui était toute la richesse, un bahut pour la vaisselle de terre, l’armoire, et dans un coin un petit établi, où le fils continuait le soir son métier d’horloger, jusqu’à cette grève. Au mur, une image de la Dame de la Salette.
Alors la mère commença à parler.
Elle racontait à Catherine comment c’était dans sa famille quand elle était enfant, dans la montagne. Douze frères et sœurs qui couchaient dans une pièce où l’hiver on rentrait les moutons. Son père les menait paître, sa mère cultivait la terre, comme elle. Elle était la plus jeune. Il ne restait qu’une de ses sœurs qu’elle n’avait pas vue depuis dix ans, qui habitait au-dessus de Servoz. Les autres étaient tous-morts. Accidents, phtisie. Ce qu’elle avait travaillé dans sa vie ! Faire tous les vêtements et la nourriture d’un homme et de cinq gosses. Les tenir propres. Sarcler les mauvaises herbes dans le champ. Le retourner. Semer. Arracher les pommes de terre. Il y a toujours quelque chose à faire de ses mains, dans une saison comme dans l’autre. Joseph grandissait, un beau gars. Quand il avait été accepté à l’école d’horlogerie, elle avait pensé qu’elle pourrait un jour ne plus rien faire que coudre, et la lessive peut-être. Il était promis à une fille de Bonneville, une ouvrière en horlogerie aussi, elle ne savait pas ce qui se passait, elle était allée à Annecy et ne reviendrait que le lendemain. C’était pour des papiers pour le mariage.
Le récit coulait, coulait, sans cris, sans explosions, comme si raconter avait permis de faire l’économie des larmes. Montagnarde dure à elle-même. Ses mains froissaient un peu le bas de son tablier noir.
Soudain, on frappa à la porte. Les deux femmes se regardèrent. Toutes deux avaient peur que ce ne fût la fiancée, par hasard. Catherine s’éloigna du lit et ouvrit la porte. C’était Jean. Les voisins lui avaient dit où trouver Catherine, il venait la chercher… il n’osa dire pour manger, et se découvrit voyant pour la première fois le mort. “Je viendrai plus tard”, dit doucement Catherine et elle le mit sans cérémonie à la porte.
La mère, maintenant, comme si cet intermède avait enfin permis aux larmes de trouver leur chemin, pleurait en silence, à gros ruisseaux. Son visage était pareil au champ sec et cent fois retourné qu’elle avait cultivé toute sa vie. L’eau y coulant n’entrait pas, n’apaisait rien.
Elle pria Catherine de l’aider, et à elles deux elles entreprirent la cérémonie de la toilette. Aucune voisine ne se proposait : toutes étaient encore sur le lieu de la fusillade, aux alentours de la fabrique en flammes. Les yeux ne voulaient absolument pas se fermer.
Puis vint l’employé de la mairie, avec le médecin. La mère s’était assise près du lit et à voix basse chantait les chansons dont jadis elle avait bercé ses enfants. Catherine était toujours là.
Jean vint la réclamer. Elle sortit une minute avec lui pour lui demander s’il avait pris une chambre à l’hôtel. Deux chambres, il avait retenu deux chambres parce qu’on ne pourrait pas faire autrement que de voir le lieutenant qui était quelqu’un qu’on était appelé à rencontrer un jour dans la vie. Catherine le renvoya et revint à côté de la mère prendre la veille.
Cet étrange devoir qu’elle accomplissait lui donnait surtout, elle se l’avouait, la possibilité de rester loin de Jean, la possibilité de réfléchir, de mettre entre la vie telle qu’elle était ce matin encore et la vie telle qu’elle s’ouvrait maintenant la barrière de cette mort, dont elle éprouvait la présence.
Des fantômes la hantaient. Brigitte Josse… Paris… les soirées du cercle catholique… Régis. C’était cela, le cauchemar, et non pas ceci, malgré l’horreur. La vie. Qu’adviendrait-il d’elle d’ici dix ans ? Entre ce jeune ouvrier mort et cette femme vieille avant l’âge, elle supputait son destin. L’appartement de la rue Blaise-Desgoffe qui constituait pour elle, pour sa mère, une sorte de pis aller, une déchéance, s’opposait naturellement à ce logis de Cluses où retentissaient de petits sanglots mouillés. Elle ne pouvait rien imaginer de sa vie future, rien. Un autre appartement, qui sait ? Jean était effacé, mais alors totalement, de cette perspective. Des conversations avec des hommes plus ou moins intelligents. Des concerts. Le vide. Voyons, dans dix ans, nous serons en juillet 1914… Que se sera-t-il passé ? Quels bouleversements ? Un peu plus, un peu moins d’argent, suivant que M. Simonidzé aurait là-bas, à Bakou, une maîtresse un peu plus ou un peu moins exigeante, suivant que les puits de pétrole seraient généreux ou taris…
Et les gens d’ici qui auraient depuis tant d’années terminé la grève, ils feraient toujours de l’horlogerie pour des patrons, peut-être avec un nouvel outillage, et de nouvelles lois sociales qui n’arrangeraient rien. Est-ce qu’on les tuerait dans dix ans comme aujourd’hui ?
On frappa encore une fois à la porte, et ce fut encore Catherine qui ouvrit : elle se trouva en face d’un prêtre, revêtu de ses ornements, et flanqué d’un mioche sournois en surplis qui agitait une sonnette. Elle se retourna vers la chambre, la gorge sèche, révoltée de ce qu’elle allait voir, prête à fuir devant la religion, bien plus que devant la mort : “Le curé !” dit-elle.
Les sanglots s’arrêtèrent de secouer les épaules maigres de la mère. Catherine la vit se dresser, se tourner vers l’image de la Vierge de la Salette, puis virer lentement vers la porte. Le prêtre entrait déjà, et l’enfant de chœur se hissait sur la pointe des pieds pour apercevoir le visage du mort. Des mots latins volèrent dans le calme de la chambre, comme un luxe dû au défunt.
Soudain la mère se saisit d’un balai de branchages qui était appuyé au mur, et noire, la bouche ouverte de fureur, les yeux secs, elle le brandit vers le prêtre qui tenait dans ses mains le ciboire plein d’hosties consacrées, et de l’autre main montrant la porte elle hurla.
Certes, M. le Curé de Cluses était un homme de taille à lutter avec une femme, mais devant un mort la simple décence le lui interdisait. Il battit donc en retraite, avec son gamin, qui dans sa terreur agitait sa sonnette à tout rompre, non sans tenter de se faire une alliée de cette jeune demoiselle, qui avait l’air de bonne société, en balbutiant quelque chose sur les sacrements de l’Église, les derniers secours aux agonisants, etc., et le caractère de son ministère. La porte claqua sur son dos.
Les deux femmes se retrouvèrent face à face. La mère crut nécessaire de s’expliquer :
“Joseph ne croyait pas à leur religion, il n’allait pas à l’église. Sauf parfois le 15 août pour chanter…” Elle se signa. “Moi, j’y crois bien un peu. Mais tout de même, quand on est mort, nous qui nous échinons toute la vie pour eux, ils n’ont qu’à nous foutre la paix, Sainte Vierge ! Ça ils ne peuvent plus rien sur les morts !”
Là-dessus elle retourna vers le lit, et pleura. Elle caressait l’enfant endormi. Il faisait une chaleur suspecte. Le logement mal aéré était conçu pour l’hiver. Des gens commençaient à venir, se glissaient par la porte, des voisins, des amis, des inconnus, des travailleurs. Eux, la mère ne les chassait pas. Elle semblait simplement ne pas les voir. Ils s’approchaient, hochaient la tête. Certains repartaient. D’autres restaient là, gauchement. Catherine se sentait regardée. Une odeur fade, affreuse, commençait à monter du lit.
Un homme entra. C’était un des dirigeants du syndicat. On lui fit place. Il prit les mains de la mère et dit simplement : “Il ne reste rien de la fabrique, leur maison n’a pas été touchée. Quatre des canailles sont en prison. On ne sait pas ce que sont devenus les autres.”
La mère le regardait avec une intensité incroyable. Alors il fit ce qu’il fallait faire, il se pencha sur elle et il l’embrassa comme un fils.
Catherine se glissa au-dehors, en disant tout bas, pour elle-même : “Je reviendrai…”