XII

Williams venait de commencer dans son journal la publication des souvenirs de chasse du comte d’Évreux. Une réclame formidable s’étalait sur les murs de Paris, avec des affiches fleurdelisées. Il s’agissait de contrebattre l’effet du lancement par un quotidien concurrent d’un roman de Michel Zévaco. Le Petit Républicain exploitait l’indignation soulevée dans le cœur des mères de famille par une affiche un peu trop osée que son adversaire avait placardée par tout le pays, où on voyait Isabeau de Bavière en proie à une crise d’hystérie, à peu près nue dans une cathèdre de style Quartier Latin. À ces débordements, Williams opposait l’attrait de son royal collaborateur, un des pionniers de l’influence française dans le monde, malgré tout, malgré la République. Patrie d’abord !

Au fait l’arrangement s’en était combiné par le couturier Roussel, qui habillait Mme Lopez, l’amie du comte d’Évreux, et la note de celle-ci était fort en retard. Il connaissait Williams, n’est-ce pas ? Alors tout s’était arrangé pour le mieux.

Le comte d’Évreux était tenu, il faut dire, à un train qu’on ne peut mener de nos jours qu’avec des ressources bien au-dessus des siennes. Sans doute, n’avait-il pas à payer sa Lorraine-Diétrich, parce que cela faisait de cette marque la fournisseuse de la cour. Et pas mal de choses à l’avenant. Mme Lopez ne coûtait pas si cher que tout cela. Le terrible, c’était le baccara.

Depuis Louis XIV, le jeu est la perte des princes de la maison de France. Évidemment depuis l’avènement de l’ère industrielle, les moyens de réparer les dégâts faits dans le budget des Altesses par la roulette, le trente et quarante et l’amélioration de la race chevaline, ne ressemblent guère aux expédients traditionnels de Gaston d’Orléans. On ne peut plus faire porter sa vaisselle à la Monnaie quand ça va mal. Mais on s’en tire avec les pneus Dunlop, les cognacs à redorer, les plages que lance un groupe de financiers.

Pourtant l’hiver 19111912 avait été spécialement dur pour le comte d’Évreux. Il avait pris à Monte-Carlo une de ces culottes, mais alors une de ces culottes. Les soutiens qu’il recevait du Quai d’Orsay pour son rôle de propagandiste de l’Idée Française dans le monde s’étaient trouvés bien insuffisants. On avait même au ministère refusé, certes très poliment, mais avec fermeté, les nouvelles avances que Son Altesse Royale avait sollicitées. C’est ainsi que le comte dut en passer une nouvelle fois par les usuriers.

Il s’entendait très bien avec Georges Brunel, un homme très drôle, très vulgaire et très aimable avec lequel il était entré en contact par l’intermédiaire d’une fort jolie femme, actrice aux Variétés, et qui avait été son amie. Ce Brunel était lié à toutes les actrices de Paris, et il était certain qu’elles devaient toucher quelque chose de l’argent qu’on lui laissait entre les mains… Celle-ci d’autant était assez à court d’argent, elle avait escompté un rôle dans la nouvelle pièce d’Henry Bataille, qu’on mettait en répétition, une histoire de jeune fille tuberculeuse qui se sachant condamnée jette son bonnet par-dessus les moulins, et puis ça n’avait pas marché… Cette fois, la somme était un peu forte, Brunel avait prétendu qu’il ne pouvait pas faire l’appoint lui-même, et il avait mis le comte d’Évreux en rapport avec un ami à lui qui avait de l’argent.

C’était un greffier de Seine-et-Oise, qui vivait dans une petite bourgade de dix mille âmes, avec des pots de géranium et une nièce, qui faisait son ménage. MMesplats avait bien cinquante-cinq ans, une maladie d’estomac (des aigreurs), et très peu de cheveux qui s’obstinaient à ne pas blanchir. Dans sa cravate blanche, il avait l’air d’une statue de l’honnêteté en redingote. Mais il ne prêtait pas pour rien de l’argent à des princes de sang royal. Il voulait être juge de paix, et la Légion d’honneur. “Mon cher Brunel, que voulez-vous que j’y fasse, moi ? Je ne suis pas le roi, et je ne puis rien dans votre République…” Le comte d’Évreux se trompait.

Si Son Altesse en effet y consentait, elle pouvait rendre très grand service à un des plus hauts personnages de la République, qui bien entendu ne l’en solliciterait pas. Mais n’est-ce pas, ces choses-là ne s’oublient pas.

Or il y allait avoir en Corse, comme dans tout le pays, des élections sénatoriales au début de 1912. Quelques mots de Son Altesse, jetés dans la conversation, pouvaient détacher du candidat conservateur bien des voix qu’effrayait à tort l’étiquette radicale… Son Altesse fit donc en plein hiver un voyage en Corse, où M. Pugliesi-Conti, l’homme des droites, se présentait sans aucune chance, et où pièce fut faite aux candidats de gauche par le candidat du Comité des Forges, un radical, M. Paul Doumer, un des hommes les plus intelligents, assurait Brunel, que la terre ait jamais portés. Et c’était, n’est-ce pas, une pitié qu’un cerveau pareil, à cause d’une mésaventure électorale précédente, fût tenu à l’écart de la vie politique. Il lui fallait un siège, où vous voudrez, mais un siège dans le Midi.

MMesplats fut nommé dès février juge de paix sur la Côte d’Azur. Il eut non plus des géraniums, mais des palmiers.

Sa nièce, qui toussait, fut très reconnaissante à Son Altesse Royale ; elle en découpa le portrait dans Le Petit Républicain, et l’installa dans le cadre noir et or de sa glace. Les enfants de Mme Lopez se lièrent avec le petit Brunel. Son Altesse d’ailleurs recueillit d’autres avantages de l’affaire : on avait parlé pour elle au Quai d’Orsay, et le ministère étant tombé au lendemain des élections sénatoriales, sur un coup de boutoir de Clemenceau, on vint la solliciter très humblement d’accepter une mission en Angleterre. Il y avait des difficultés qu’un gouvernement démocratique doit savoir résoudre, mais qui nécessitent l’emploi de personnalités capables de parler d’égal à égal avec les rois.

Comme l’avait dit un grand journal du matin : en élisant M. Paul Doumer, la Corse avait voulu prouver une fois de plus que la belle parole de Jules Ferry restait vraie, et qu’il n’y avait pas de place en France pour “l’ostracisme, cet enfant irrité de la cité antique”. Le comte d’Évreux relisait cette phrase avec une certaine surprise. Ça l’humiliait toujours quand il ne comprenait pas : pourtant cette fois, il était excusable.

Il aurait sans doute été fort étonné, M. Paul Doumer, si quelqu’un lui avait rapporté la part jouée dans son élection non seulement par un membre de la famille royale, mais encore par un greffier de Seine-et-Oise. Aussi étonné que vingt et un ans plus tard quand il reçut une balle mortelle dans une exposition de livres. Il était de ces politiciens qui président avec ingénuité la Société Générale d’Électricité, le Crédit Français, la Société Belge des Chantiers de Nicolaiev, etc., à leurs heures perdues, et qui écrivent des livres destinés à faire sensation : il était en train de mettre la dernière main à son ouvrage sur la métallurgie du fer : “Il semble bien, écrivait-il, que ce soit au rivage de la mer Noire, où se trouve encore un des meilleurs minerais du continent, que la fabrication du fer s’implanta tout d’abord…”

Hommage à ce minerai du Donetz que ses collègues du Comité des Forges désirèrent par la suite si fort qu’ils envoyèrent des armées pour le prendre au nom des porteurs de rentes russes, et que le bras de l’assassin s’arma un peu plus tard, dans l’espoir d’une nouvelle expédition pour sa conquête.

Mais la vie et la mort de Paul Doumer restent en dehors de cette histoire. Sans doute ces messieurs de Trignac, d’Anzin, du Creusot, d’Homécourt et autres fiefs avaient-ils grand désir de revoir Paul Doumer sénateur. Wisner n’avait rien à leur refuser. Il en avait touché un mot à plusieurs amis, dont Brunel, homme d’imagination fertile. Bien des moyens avaient été mis en jeu, plus efficaces que des paroles d’Altesse. Tout cela se traduisait très clairement par l’affirmation qu’il n’y avait pas de place en France pour l’ostracisme, “cet enfant irrité de la cité antique”. La cité antique en effet ne connaissait pas les beautés du Comité des Forges.

C’est en janvier que Wisner rencontra une personnalité de ce groupement qui s’était spécialement intéressée aux élections sénatoriales de Corse.

Après une conversation à laquelle Diane et ses beaux yeux prirent une part active, on en vint à se féliciter du nouveau gouvernement. Wisner, qui avait pu passer pour assez favorable à Caillaux, était intarissable. Millerand, un ancien socialiste d’ailleurs, se montrait à la Guerre l’homme dont on avait besoin. Au moment où de nombreux incidents franco-italiens, bateaux saisis en Méditerranée, montraient à quel point la paix était une chose précaire, notre ministre de la Guerre assurait la sécurité française : il réformait l’état-major (vous le connaissez, vous, ce général Joffre ? Qu’est-ce qu’il vaut ? C’est un républicain, paraît-il) et il déclarait au Matin : “Je maintiendrai à n’importe quel prix la France au premier rang de la navigation aérienne.”

Wisner venait d’entrer dans le conseil d’administration d’une grande maison de construction d’aéroplanes. Diane n’était jamais montée en avion. On arrangerait cela.

Mais la conversation tourna sur un sujet bien soucieux : la grève des taxis qui continuait.

“Je n’ai là-dedans, dit Wisner, que des intérêts extrêmement indirects, mais je songe vraiment aux malheureux chauffeurs pour lesquels ce doit être terrible… Avec cela, le commerce est paralysé à Paris. Cela tombe on ne peut plus mal pour ce qui est du pétrole par exemple. La Ville perd chaque jour des sommes énormes sur les taxes. Sur la vente du pétrole même, vous me direz que ça ne fait pas mondialement une différence appréciable. Mais cela précisément à l’heure où se livre une bataille qui peut être décisive ! Vous savez que Rockefeller, qui est un grand ami de la France, se bat contre les pétroliers allemands. Toute la question est de savoir si le marché allemand, dont nos amis américains, et nous par suite, avions le contrôle, va nous échapper ou non. Si le gouvernement allemand décide de maintenir le monopole d’État voté l’année dernière par le Reichstag, la partie est perdue. C’est le triomphe du groupe de la Deutsche Bank sur le groupe Rockefeller. Évidemment, nous comptons que la nécessité des armements rendra impossible l’investissement du capital allemand dans l’affaire des pétroles. Et c’est pour nous d’un très grand poids que l’existence en France d’un ministère énergique, décidé, qui, en développant les armements de notre pays, rend impossible à Guillaume II de s’abandonner à tous ses rêves impériaux…”

Oui, Wisner avait eu jadis d’excellents rapports avec l’empereur. Mais c’était un dément : le Maroc, l’Alsace-Lorraine, le pétrole… “Pourquoi pas nos femmes ?” Et il montrait Diane.

“Rockefeller, cher ami, nous ne pouvons d’ailleurs pas le laisser tomber. Franchement. Avez-vous vu ce qu’il vient de faire ? 55 000 francs envoyés à la France pour acheter à Dôle, je crois, la maison natale de Pasteur ! Mon cher, c’est tout simplement magnifique ! Poincaré en a été ému aux larmes. Alors, comment laisser se poursuivre une grève qui est comme une flèche dans le dos de ce grand ami de la France ? J’étais pour la composition. Les députés de la Seine proposaient l’arbitrage entre le Consortium et les grévistes. Vers le premier de l’an. Moi, j’aurais bien parlé avec ce Fiancette, leur représentant, qui n’a pas l’ait d’un mauvais bougre. Mais le Consortium en a décidé autrement. Il disait qu’on ne peut pas parler avec des saboteurs. Il y a eu quelques taxis démolis ou brûlés. Je trouve qu’on s’attache un peu trop à ce côté de la question…

— Tiens, s’exclama en riant son interlocuteur, vous n’y perdez pas, vous, à ces démolitions ! Au contraire. Mais eux il faut qu’ils vous en achètent d’autres !”

Le retour de Corse de certains agents électoraux avait mis les lointains bienfaiteurs de M. Doumer, les bons génies qui n’avaient pas voulu que l’ostracisme sévît en Corse comme à Athènes, en face de nombreuses promesses faites à des gens d’Ajaccio et d’ailleurs. Aussi trouvait-on assez ingénieux par le canal de Wisner de faire proposer au Consortium l’embauche de toute une série de jeunes gens qui ne rêvaient que de Paris. Des garçons tout à fait sûrs, non contaminés par la propagande extrémiste, par le syndicalisme.

Wisner, avec ses idées socialistes, convenait qu’après tout ces jeunes gens avaient le droit au travail, tout comme vous et moi. Et puis il fallait en finir avec cette grève. C’était l’intérêt de tout le monde, des chauffeurs en première ligne.

“J’en toucherai un mot au président du Consortium. La maison de Pasteur ! Tout de même, je ne connais pas de geste plus beau, plus pur, plus désintéressé !”