VI
Le baron Débauche avait reçu son titre de l’Empereur en 1866, dans le même marché passé par la Ville de Paris, qui lui rachetait le monopole de fait qu’elle lui avait consenti quelques années plus tôt.
Les attelages cahotants dans lesquels de petits propriétaires trimbalaient à Paris étrangers et gens de la capitale ne convenaient plus guère à la grandeur du règne : on avait bien accueilli d’abord ce monsieur dont le nom était si drôle, et qui avait su intéresser plusieurs conseillers municipaux à son affaire, quand il avait proposé de racheter tous les attelages, et de les remplacer par des voitures de louage qui convinssent au faste de l’Empire. C’était au moment de l’Exposition internationale de 1855. Les petits propriétaires, les cochers possédant leur fiacre où leur victoria avaient bien vite dû se laisser racheter au prix imposé par la Société Débauche. Trois cents attelages ainsi payés lui donnaient la maîtrise du pavé parisien. Mais, à la veille de la grande Exposition de 1867, de nombreux groupes financiers, la circulation dans Paris étant devenue bien plus intense et profitable, pressaient le Conseil municipal de liquider ce trust, pour leur permettre la création de compagnies nouvelles qui se partageraient la clientèle des fiacres.
Il fallut pour cela racheter le privilège accordé, et payer les attelages de la Société Débauche, qui n’étaient pas moins de trois mille cinq cents alors. La somme exigée était considérable. La Ville s’endetta du coup pour cinquante années. Et par-dessus le marché on se fendit d’une baronnie, qui ne coûtait rien.
Le nouveau baron, ayant vendu son trust, fonda une nouvelle compagnie, la Compagnie générale des Fiacres de louage, et continua d’exploiter le trafic de Paris comme s’il n’avait rien vendu. Il est vrai qu’il partageait sa clientèle avec trois ou quatre compagnies, dans lesquelles d’ailleurs, en personne ou par intermédiaire, il replaça fort avantageusement l’argent de la Ville de Paris.
La Compagnie générale était la plus prospère, la plus solide des maisons de voitures de louage à Paris. Elle avait un capital qui s’enfla successivement jusqu’à atteindre 53 millions en 1896, date à laquelle ce capital était représenté pour la plus grande partie en terrains et en immeubles. À vrai dire ce chiffre de 53 millions correspondait à l’appréciation nominative des biens de la Compagnie, d’après des experts dont la sagesse était sans égale, et qui s’en seraient voulu d’estimer trop haut une fortune, solide certes, mais dont les possesseurs appréciaient sans doute les impôts bas et les revenus discrets.
Le vieux baron était mort, et le nom de Débauche n’éveillait plus que le souvenir d’une plaisanterie éteinte avec les premiers jours de la République. Les destinées de la Compagnie étaient entre les mains d’un grand financier, administrateur habile, Joseph Quesnel, dont la gestion permit l’établissement de sa richesse foncière et immobilière. Joseph Quesnel était un démocrate, et il professait que les travailleurs ne doivent pas être exclus des bénéfices d’une affaire à la prospérité de laquelle ils concourent. Aussi, à chaque augmentation de capital, faisait-il toujours réserver des actions, pour permettre aux cochers de la Compagnie de placer leurs petites économies dans la maison. Les vieux cochers, dont certains avaient encore connu les temps du baron Débauche, fiers d’être actionnaires, et conscients de l’unité de leurs intérêts et de ceux de leur maison, devenaient ainsi parmi leurs camarades les avocats de cette paix sociale qui, disait Joseph Quesnel, régnerait partout si un patronat inhumain et aveugle n’en était le premier ennemi.
Temps idylliques où à la Compagnie générale on ignorait tout conflit intérieur ! Sans doute, il y a des mauvais coucheurs partout, parfois on devait bien liquider un cocher remuant et braillard. Mais cela n’allait jamais plus loin. L’idée ne venait même pas aux autres de se solidariser avec ces éléments indésirables et vite éliminés. En 1865, aux derniers jours de la Société Débauche, il y avait bien eu une grève, mais le baron l’avait vite réprimée, et traduit le Comité de grève devant les tribunaux.
Au fur et à mesure que la Compagnie se développait, qu’elle amassait un capital grandissant, non seulement du fait d’émissions d’actions nouvelles, mais aussi d’une thésaurisation des bénéfices, qui en faisait un placement de grand avenir, Joseph Quesnel travaillait à étendre le réseau des liaisons de la Compagnie avec de nombreuses autres affaires. Il savait, dans des filiales créées pour l’exploitation des terrains, de petites industries alimentaires en province, des organisations de transports en commun dans les campagnes, etc., s’attacher des personnes utiles, participant déjà à de grandes entreprises, en les faisant pénétrer dans les conseils d’administration au-dessus desquels la vieille maison étendait son empire.
De plus, prévoyant, cet homme de génie avait compris que, la base même de son industrie parisienne se développant, un jour ou l’autre des conflits pourraient naître, tant avec les cochers qu’avec les compagnies concurrentes ; et comme il savait qu’alors ce n’était pas sur le Conseil municipal, variable, soumis aux marées électorales, et d’ailleurs ruineux à acquérir, qu’il pourrait compter dans les mauvais jours, il avait mis les bons à profit pour lier sa maison de mille manières à la Préfecture de police. De mémoire d’homme, c’était elle qui fournissait aux chefs de service du Quai des Orfèvres non seulement les voitures dont ils avaient besoin pour leur métier, mais aussi les équipages qui emmenaient le dimanche à Meudon MM. les Inspecteurs et leurs dames ; on avait même pour les hauts fonctionnaires de jolis équipages qui ne sentaient aucunement la location.
La tradition se poursuivit quand au début du XXe siècle la Compagnie, progrès oblige, lança dans les rues de Paris d’abord les premiers taxis ou taximètres, rendus nécessaires par l’abaissement des bénéfices au lendemain de l’Exposition universelle de 1900, à l’occasion de laquelle le nombre des voitures à Paris avait monté encore, nouvelles étapes de nouvelles méthodes de travail, puis des automobiles, des Wisner. Ce furent aussi des Wisner dont disposèrent les services de la Préfecture, grâce à Joseph Quesnel. Il fallait bien soutenir le jeune et audacieux industriel dont les journaux chantaient les louanges, et qui donnait à l’industrie automobile française la deuxième place dans le monde, après les États-Unis. Il faut dire que dans le conseil d’administration de Wisner on retrouvait le grand sucrier Gilson-Quesnel, neveu du vieux Joseph Quesnel, et diverses personnalités, anciens ambassadeurs et ministres, figurant aussi dans l’Immobilière Quesnel qui régnait sur le quartier des Invalides, dans la Compagnie des terrains du XVIIIe, etc.
Quand il avait fallu moderniser le matériel, Joseph Quesnel avait pratiqué une nouvelle augmentation de capital. Une réclame systématique avait été faite à cette occasion parmi les cochers : l’affaire allait prendre des proportions importantes, ils eussent été des niais de ne pas profiter de l’occasion qui se présentait. Collaboration du travail et du capital. Leur vieillesse serait assurée ; et ainsi, tous raclèrent leurs dernières économies et contribuèrent à payer les machines nouvelles, qui les firent mettre au rancart avec leurs canassons, ceux tout au moins qui ne surent pas apprendre un nouveau métier et devenir chauffeurs.
Les conditions du nouveau travail ne ressemblaient plus guère à l’idylle ancienne. Le taximètre avait déjà lié plus étroitement cochers et chauffeurs aux compagnies, en leur imposant une surveillance qui rapprochait leur métier de celui de l’ouvrier d’usine. De plus, avec la complication des taxes pour les bagages, des taxes hors barrière, des retours, du double tarif, un et deux, suivant le nombre de voyageurs, toute une série de fraudes étaient devenues possibles, contre lesquelles les compagnies, ici toutes d’accord, et s’épaulant, se prémunirent avec l’appui de la police des voitures et par la création d’un vaste système de mouchardage : elles embauchèrent des hommes sûrs, rempilés de la coloniale, retraités, anciens sergents de ville, et leur donnèrent la tâche très simple de noter aux gares, aux portes de Paris les numéros des voitures qui passaient, le nombre de voyageurs dans les voitures, les paquets emportés. On prenait ainsi les fraudeurs la main dans le sac. Ceux aussi qui roulaient avec des clients le drapeau levé. Et on les mettait à la porte. L’organisation étant commune aux compagnies, elles se faisaient profiter les unes les autres des listes ainsi établies. Les fraudeurs étaient ainsi mis à l’index de la corporation. Plus de travail.
Puis l’auto était une machine. Plus elle roulait, plus elle rapportait. Elle n’était jamais fatiguée. Ce n’était pas comme le cheval dont la résistance physique limitait la journée du cocher. Celle du chauffeur, rien ne la limitait. Même pas la loi.
L’introduction de l’auto de louage à Paris par la Compagnie générale était une idée personnelle de Joseph Quesnel, homme d’affaires audacieux. Mais les quelques machines lancées dès 1905 avaient été bientôt concurrencées. De nouvelles compagnies s’étaient créées qui n’avaient pas avec elles le poids mort des voitures à cheval. Ce fut une course aux effectifs. En deux années la montée des taxis-autos dans Paris fut vertigineuse. En même temps il fallait recruter tout un personnel de chauffeurs qui débarqua à Paris du fond des provinces, avec les illusions d’un métier nouveau et moderne. Les bénéfices de la Compagnie croissaient avec l’augmentation du nombre des voitures. Mais déjà Joseph Quesnel apercevait les limites de son empire. Il prit les mesures pour parer aux dangers du lendemain.
Dès 1908, il fonda par un accord passé avec les plus grosses compagnies rivales le Consortium qui pratiquement éliminait les périls de la concurrence. Plus de guerre de tarifs. Et surtout le moyen de faire, à pas trop cher, les pressions nécessaires sur le Conseil municipal de Paris, de qui dépendait toute la législation des voitures, des taxes sur la circulation. Le Consortium, par ailleurs, présentait un autre avantage.
Le Consortium en effet organisa dans les garages la vente de l’essence aux chauffeurs. En plus donc des 72,5 % que les chauffeurs rapportaient aux compagnies de leurs recettes quotidiennes, venait s’ajouter ce commerce nouveau. Un accord était intervenu entre le Consortium et la Standard Oil. Le colonel Morris, homme de confiance de cette puissante maison, était venu spécialement à Paris passer le traité d’importation des pétroles roumains et en organiser les débouchés. On avait pour la forme constitué une société française sous les auspices de Wisner. Dans-le conseil d’administration voisinaient le général gouverneur de Paris, un des-anciens leaders du parti socialiste devenu ministre, et que liaient à Joseph Quesnel une amitié ancienne et une communauté de sentiments démocratiques, des représentants de la Disconto Bank de Berlin et de la Deutsche Bank, des grandes banques françaises, Gilson-Quesnel, deux ministres ; enfin c’était une assemblée puissante, et puissante par le monde entier. Le marché du pétrole n’était pas assuré que par la Standard Oil. Celle-ci avait passé un accord avec ses anciens adversaires Nobel et Rothschild ; et à côté du pétrole d’Amérique, celui de Roumanie et celui de Russie voisinaient, et c’est ainsi que les puits Simonidzé, de Bakou, fournissaient le Consortium par l’intermédiaire des banquiers allemands amis de Wisner.
Cependant cette affaire brillante, qui à Paris seulement vendait aux taxis chaque jour environ 150 000 litres d’essence, achoppa contre un ennemi inattendu : le benzol.
Il y avait depuis les débuts mêmes de l’auto une bataille du benzol et du pétrole, mais on utilisait le benzol coupant l’essence, et par l’intermédiaire d’une sorte de trust avec lequel les pétroliers étaient arrivés à composition. Or le benzol était meilleur marché que l’essence, et les chauffeurs de taxis imaginèrent, malgré l’abondante littérature scientifique qui cherchait à les en dissuader, d’employer le benzol pur. Les taxis, malgré la science, n’en marchèrent pas plus mal. Mais cela risquait d’être une ruine pour le Consortium, qui faisait de grosses dépenses, qui relançait sans cesse de nouvelles voitures, et qui risquait de se trouver un beau jour avec des stocks considérables sur les bras, et des accords auxquels il ne pourrait plus faire face.
Mais l’idée vint à un conseiller municipal, qui avait dîné chez Diane Brunel un de ces soirs de Noël où l’on s’embrassait sous la boule de gui du hall, que la ville était volée par les chauffeurs, du fait que le benzol échappait à la taxe sur l’essence. Dans la hâte et la fièvre de l’inspiration, il rédigea un rapport, un projet de décret avant la Saint-Sylvestre. Et dès le début de janvier, le Conseil municipal établit la taxe de cent sous sur le benzol, d’où sortit le conflit de 1911 entre les chauffeurs et les patrons.
C’est au moment où cette taxe, d’abord votée à titre provisoire, devenait définitive, à partir du mardi 18 novembre, que la grève éclata. En réponse à la taxe sur le benzol, les chauffeurs réclamaient des patrons, auxquels ils devaient chaque matin faire eux-mêmes l’avance de l’essence pour la journée, une augmentation de la retenue qu’ils gardaient sur la recette. Les chauffeurs, au lieu de 27,5 %, entendaient garder 33 % de la recette. Leur gain moyen à la journée ne dépassait pas, à ce que les journaux reconnaissaient, 8 fr. 50. Avec les 33 %, ils auraient gagné 9 fr. 75.
Pour ces vingt-cinq sous le combat s’ouvrait.
Mais le conflit de la taxe sur le benzol n’était que l’occasion d’une lutte déjà ouverte par le patronat. Celui-ci se battait depuis longtemps déjà pour faire triompher la thèse suivant laquelle les chauffeurs n’étaient pas des salariés : histoire d’éviter les inconvénients des lois sociales, qui le rendaient responsable des accidents. Et la loi des retraites ouvrières qui venait d’être votée rendait nécessaire pour le Consortium qui entendait s’y soustraire, de briser la combativité des chauffeurs, qui s’étaient récemment montrée dans une série d’escarmouches de mauvais augure.
Le Consortium décida donc la guerre sans merci contre les chauffeurs.