III

Robert était finalement entré dans les affaires de son beau-frère. Mme de Nettencourt ne tarissait pas là-dessus : “Cela le change tellement, il travaille. Entre nous, je n’en suis pas fâchée. Aujourd’hui un jeune homme doit gagner son pain. Édouard qui n’a jamais rien fait de sa vie… Mais aussi nous sommes à une tout autre époque, et puis quand nous nous sommes rencontrés, il y avait Nettencourt où Édouard devait tenir son rang, les chiens, les chevaux, nos relations. Enfin j’avais une certaine dot. Oh ! rien de princier. Mais tout de même de quoi vivre quelques années. Puis il y a eu les usuriers…”

Le général Dorsch connaissait déjà l’histoire. Mais lui aussi était fort aise que Robert travaillât : un garçon qui aurait fait un si beau cavalier. “Oui, reprenait Christiane, Robert était en train, tout doucement, de devenir un parasite. Certes Georges est très généreux, mais enfin c’est pour Diane qu’il le fait, n’est-ce pas ? Remarquez que Nettencourt, c’est à elle qu’il l’a donné. Oh ! pour nous c’est tout comme. L’hôtel de la rue d’Offémont également. Ah ! vous ne saviez pas, général ? Il vient de le lui acheter. Et même on peut dire que pour quelqu’un qui ne doit son éducation qu’à lui-même, car entre nous Georges est d’une extraction tout à fait inférieure, c’est extraordinaire la galanterie de mon gendre. Bien entendu, Diane y est pour beaucoup. Une nature d’élite. Vous savez comme elle parle peu. Mais d’un rien, d’un sourire, quand il ne se conduit pas tout à fait comme il faut, elle le remet dans la voie, et comme il est intelligent… Naturellement c’est la délicatesse naturelle qui se fait jour en lui. Tout, il lui donne tout, à Diane. Ainsi l’autre jour, comme on apporte des fleurs, il lui a apporté à dîner, on était au dessert il n’a pas d’heures, Georges, avec ses affaires, tout un paquet de Suez. Coucou !”

Le général Dorsch s’étonna : “Coucou ?

— Oui, c’est un peu vulgaire. Mais que voulez-vous, dix Suez valent bien une vulgarité ! Georges était arrivé à pas de loup derrière Diane, et il lui a mis les Suez comme un bandeau sur les yeux. Vous avez sûrement été à Suez, général ?”

Le général avait été à Suez. Ah ! les Anglais avaient été plus malins que nous avec le Panama ! Non, Mme de Nettencourt n’avait pas connu les de Lesseps. Elle les avait vus quelquefois au Bois de Boulogne, tous à cheval, en redingote, derrière leur père. Le perceur d’isthmes était une grande figure, une grande figure, et il n’avait certainement jamais rien compris à ce qui se trafiquait autour de lui. Mais c’étaient des Suez que Georges avait donnés à Diane, des Suez qui ne devaient rien à personne. Ce Georges, un cœur d’or, c’est le mot.

“Au fait, Diane a dû renvoyer la nurse. Oui. On l’a trouvée avec le valet de pied dans la chambre de Georges.”

Diane en fait avait été outrée, elle en avait eu presque une crise de nerfs. Dans sa maison. Robert avait essayé de plaider la cause de l’Anglaise. Tout de même, qu’est-ce qu’on voulait qu’elle fasse, la nurse ? Qu’elle se lie avec des hommes dans la rue et qu’elle aille dans un hôtel meublé ? Diane avait fait une scène épouvantable à son frère. Qu’est-ce que c’était que ce langage à présent ? Elle n’avait qu’à s’arranger, cette fille, pendant qu’elle était à son service. D’abord qu’on n’en sache rien. Quand on touche l’argent des autres, eh bien, il y a des choses dont on se passe. On avait gardé le valet de pied après lui avoir bien lavé la tête. D’ailleurs Guy était trop grand pour avoir une nurse. “Et puis, s’était écriée Diane, je ne veux pas que mon home soit un boxon !” En relatant la scène à ses amis, Christiane disait : une maison de mauvaise vie.

Maintenant Robert et Georges étaient inséparables. On les voyait ensemble aux courses, chez Maxim’s. Robert avait des gilets qui faisaient époque. Il conduisait à Longchamp. Il fut reçu avenue du Bois chez les Castellane, à cause d’une Américaine qu’il amena dîner chez sa sœur, et qui l’appelait le vicomte. Georges s’étonna un peu d’abord, puis cela lui plut. Et Robert devint vicomte. Par suite, comme une promotion rétroactive, on se mit en parlant d’Édouard à dire le comte de Nettencourt, et Christiane fit discrètement ajouter sur la plaque de ses cartes de visite une petite couronne comtale. Sans le titre, elle disait que c’était du chiqué.

Guy eut pour institutrice une dame qui avait eu des revers. Veuve d’officier, parente d’un ministre du Second Empire, Mme de Lérins. Elle le menait au Parc Monceau, et lui faisait répéter son violon. Il savait tout juste lire et écrire, mais on lui avait appris les stances de la brise, dans les Bouffons de Miguel Zamacoïs et la Sérénade du Passant. Mme de Lérins n’aimait pas Coppée. Elle le trouvait plat.

M. de Lérins avait eu toutes les vertus. Officier de la coloniale, il était mort relativement jeune, mais beaucoup plus âgé que sa veuve. De sa jeunesse non plus que de son mariage il ne passait pas grand-chose dans les interminables récits que celle-ci faisait à son élève. Sa vie semblait avoir commencé avec le veuvage. C’est vers le temps de l’Exposition de 89 que Mme de Lérins, non pas tellement pour le rapport que par horreur de la solitude, s’était mise à louer une ou deux chambres de son appartement. Elle avait quelques meubles et quelques sous, des porcelaines rapportées par le feu capitaine de Lérins des Indes françaises, c’est-à-dire de Pondichéry, et des grenats qui lui venaient de sa mère.

Guy ne s’y retrouvait guère dans les nombreuses histoires d’héritages qui l’avaient brouillée avec ses sœurs, ses cousins. Enfin elle disait pis que pendre de la famille, bien que ce soit fort triste d’être réduite à manger le pain des autres et de ne plus avoir affaire qu’à des étrangers.

C’est alors qu’apparaissaient M. et Mme de Münchbourg. Ce couple, Guy que n’aurait-il pas donné pour en voir une photographie ! Couple mystérieux comme le corsage de Mme de Lérins, rayé magenta et jaune. Mme de Lérins avait une espèce de laideur bourbonienne, qu’elle commentait en assurant que quand elle était jeune elle ressemblait à Marie-Antoinette. Guy ne doutait pas un instant que les Münchbourg eussent été de ces criminels qui prennent rang dans les causes célèbres, et que pour cette fois seuls l’aveuglement de la police, et l’appui d’un sénateur impie qui avait fait jeter des religieuses hors de France, pouvaient avoir sauvés du banc d’infamie.

Ce que M. et Mme de Münchbourg avaient au juste fait à Mme de Lérins était assez difficilement compréhensible. Il est certain que, locataires de la chambre rose, si agréable, ils avaient escroqué l’amitié de Mme de Lérins qui consolait Mme de Münchbourg quand M. de Münchbourg allait courir. Car il courait. Puis ils n’avaient plus payé leur loyer ; Enfin M. de Münchbourg avait aidé Mme de Lérins dans ses placements. Aidé dans ses placements, ha, ha, ha ! Mme de Lérins se levait et marchait dans la chambre d’étude, plus Marie-Antoinette que jamais. Et le plus horrible dans l’affaire, cela avait été l’attitude de Mme de Münchbourg. Lui, un monte-en-l’air, rien de plus. Mais elle ! Je ne dirai pas ce que c’était.

Il y avait aussi une malle que les Münchbourg avaient eu le toupet de venir réclamer par la suite. La Münchbourg avait parlé d’envoyer chercher l’huissier. Un comble !

Aussi Mme de Lérins, tant pis pour ce qu’on dirait ! avait-elle loué ensuite à un officier, M. de Fleury. Très bien, M. de Fleury, très distingué. Lieutenant. Un bel avenir. Ah ! plus de femmes, non plus de femmes ! Ce sont des chipies. Parlez-moi des hommes.

Ici nouveau mystère. Mme de Lérins avait beaucoup pleuré. M. de Fleury lui devait de l’argent. Il avait reçu chez elle des gens qu’il n’aurait pas dû y recevoir. Probablement des bandits, pensait Guy. Enfin il fallait trancher le mot, ce lieutenant n’était qu’un simple souteneur. Guy ne savait pas ce que cela voulait dire au juste, mais il s’imaginait.

“Quand je pense comme il parlait de son métier ! Le drapeau par-ci, et la France par-là ! Il disait qu’il regrettait de n’avoir pas vécu sous l’Empire, le premier. Ah là là ! La canaille, la canaille !”

Et l’avoué s’était sûrement entendu avec M. de Münchbourg quand elle l’avait poursuivi en justice. Sans parler du krach de l’Union qui lui avait enlevé tout ce qui lui restait d’économies. Elle avait dû vendre la plupart de ses meubles, et se placer comme dame de compagnie.

Diane surprit un jour Mme de Lérins qui faisait marcher le guignol pour Guy sidéré, les yeux hors de la tête. Quand elle entra, Guignol tenait la tête de Guignolet sous son bras, tandis que Rosalie applaudissait, et le rossait sur un libretto singulier : “Ah ! cochon de Münchbourg ! Je vais t’apprendre moi à détrousser les veuves ! Et ta catin, je la ferai enfermer à Saint-Lazare ! À Saint-Lazare !” Au comble de l’excitation, Guy criait de sa place : “À Saint-Lazare !” en battant des mains, comme devant une scène maintes fois représentée. Diane n’osa pas faire d’observations à Mme de Lérins, parce que celle-ci passait pour assez méchante langue, et qu’elle n’avait pas envie d’être l’héroïne de la pièce de guignol que Mme de Lérins irait jouer ailleurs. Elle ne comprit rien à ce que Guy interrogé lui raconta tout animé, de M. de Fleury et du krach de l’Union.

Il y avait aussi de longs récits sur le mauvais caractère de Mme Trücker, chez qui Mme de Lérins avait été dame de compagnie, qu’elle avait quittée dix fois, pour dix fois revenir ; et comme la fille de Mme Trücker habitait à Odessa, et les cartes postales de Russie qu’elle envoyait, et le petit porte-monnaie en cuir de Russie qu’elle avait donné à Mme de Lérins à son dernier voyage. Guy exigeait de voir le porte-monnaie. Il adorait l’odeur du cuir de Russie.

Par ailleurs il y avait le petit Paul. Le petit Paul était le fils de M. du Val d’Amboise, et M. du Val d’Amboise était le fils de Mme Sporghi. C’est chez Mme Sporghi que Mme de Lérins avait été à la fois comme dame de compagnie et comme institutrice du petit Paul. Guy aurait tellement aimé connaître ce petit Paul, qui avait une jolie écriture, qui était si intelligent, qui avait des jouets électriques. Et puis Mme Sporghi avait fait entrer Mme de Lérins chez Mme de Verseilles, la femme du célèbre de Verseilles, qui était la maîtresse de M. du Val d’Amboise. Naturellement il ne fallait pas le dire, mais Geneviève, la fille de Mme de Verseilles, la plus jeune de ses enfants, était la fille de M. du Val d’Amboise. Un homme si charmant, si distingué, M. du Val d’Amboise ! Très riche. Le métier diplomatique l’éloignait généralement de Mme de Verseilles. Mme de Verseilles, sans bien entendu dire directement les choses, racontait à Mme de Lérins quel être d’exception, quel gentilhomme, mais alors là au plein sens du terme, quel gentilhomme était M. du Val d’Amboise. C’était lui qui payait tout ce qui avait trait à Geneviève. Geneviève ne se doutait de rien.

Mme de Lérins n’aimait pas les Angliches. Il arrivait que dans les pièces de guignol qu’elle improvisait pour Guy, M. de Fleury ou M. de Münchbourg espionnât pour le compte de la perfide Albion. Fachoda avait bien montré du reste ce que c’était que ces gens-là. Guy aurait aimé avoir des détails sur Fachoda, mais quand Mme de Lérins avait dit que c’était en Afrique, et que le capitaine Marchand avait été sublime, elle était au bout de son rouleau, et Guy chiffrait. Une espèce de vague idée s’établit dans sa tête que cela avait quelque chose à voir avec le krach de l’Union. Le soir il s’endormait en pensant au petit Paul, à Geneviève, et à comme c’était triste que Mme de Verseilles soit séparée de M. du Val d’Amboise.

Il y avait tout le temps de nouvelles figures qui venaient à la maison. Guy aimait rester dans un coin du grand hall, quand il y avait du monde, et regarder les inconnus. Il y avait toutes sortes de gens. Même un Chinois, un jour. Pas habillé en Chinois. En smoking : c’était à dîner.

Dans la journée, Georges recevait des amis à lui, ou des gens pour ses affaires. Il s’enfermait avec eux dans son bureau. Robert y était parfois. On entendait souvent à travers la porte un bruit confus de disputes, des voix colères, menaçantes, et le rire de Georges généralement. C’est que c’étaient des affaires graves, les affaires de Georges.

Une fois, Guy avait vu sortir du bureau une espèce, de grand vieillard qui était absolument blême, et qui criait : “Mais c’est une indignité, c’est une indignité !” Georges très respectueusement le poussait vers la porte en disant : “Pas si haut, monsieur le ministre, pas si haut, on pourrait vous entendre !”

Ce que Guy aimait le mieux, c’était quand son grand-père venait le chercher pour aller au Bois. Édouard n’adressait pas la parole à son petit-fils pendant des heures. Alors, Guy était libre pour penser à tout, à Fachoda, aux émeraudes de sa mère, à M. de Fleury faisant la cour à Mme de Lérins. Ça c’était drôle. Jamais Guy n’aurait imaginé de faire la cour à Mme de Lérins. “Dis, grand-père, comment est-ce qu’elle était Marie-Antoinette ?”

Édouard, comte de Nettencourt par la grâce de Mrs. Page, réfléchit un instant dans sa belle barbe de châtelain, puis répondit avec une simplicité féodale : “Plutôt moche.”