VII

“Croyez-moi, chère mademoiselle, les vertus religieuses des classes ouvrières les conduiront plus sûrement à l’aisance que l’aisance ne saurait les conduire à un perfectionnement moral.”

Jonghens, pas plus que Régis, n’était l’amant de Catherine. Elle l’avait embrassé, comme d’autres. Avec une espèce de fièvre, elle s’était mise à ce jeu terrible où elle avait la peur perpétuelle de s’engager davantage. Non qu’elle vît en principe un obstacle quelconque, moral ou autre, à s’abandonner, mais c’était une considération sociale après tout qui la retenait : elle ne voulait pas être la femme d’un homme, elle avait peur de se voir définie par l’homme à qui elle se donnerait. Bref, tout ce langage de propriétaire de l’amour, en même temps qu’elle le niait et le trouvait absurde, elle en était assez prisonnière pour craindre le plaisir, comme une hypothèque sur demain.

Jonghens avait un frère plus âgé, et trois sœurs. L’aînée, Martha, faisait apparemment vivre toute la famille. Elle avait ouvert, au moment de l’Exposition Universelle, une pension de famille pour étrangères au Champ-de-Mars, avec l’aide d’une Miss Baxton, une Anglaise qui avait de petits capitaux. À vrai dire, on pouvait assez rapidement comprendre que l’importance de celle-ci dans la maison n’était guère que sa connaissance des langues, et que ce visiteur hollandais, que recevait fréquemment Martha Jonghens, M. de Houten, y jouait un rôle prééminent. Rien à dire d’ailleurs pour la tenue, la plus grande correction régnait dans cette maison où l’on n’avait guère que des jeunes filles, et des ménages de tout repos. Si Mlle Jonghens avait quelque chose dans sa vie privée, cela se passait ailleurs, cela ne touchait pas sa dignité qui était très grande, on n’avait rien à y voir.

Catherine approuvait Martha. Elle l’approuvait de ne pas être mariée, de travailler, de braver le qu’en-dira-t-on. Elle méprisait les deux autres sœurs dont l’une venait d’être épousée, l’autre accompagnait les jeunes étrangères de la pension à leurs cours. Une sournoise, jolie, mais pas franche, pas franche véritablement. Et puis elle portait à son cou une petite croix d’or, et faisait la pieuse avec ça, cette Solange. Les deux sœurs Simonidzé, Régis, Brigitte Josse, le lieutenant Mercurot devinrent des familiers de la pension Jonghens. Régis était moins attentif auprès de Catherine depuis qu’il connaissait Solange. M. de Houten s’était lié avec le lieutenant Mercurot à cause d’un goût qu’ils avaient l’un et l’autre pour les instruments d’optique et la photographie.

L’aîné des Jonghens, Blaise, était déjà débrouillé. Il travaillait chez un agent de change, et parlait finances. Il ressemblait beaucoup à son frère Paul, dont il raillait les idées sociales. C’était le libre penseur de la famille, il faut dire. Il trouvait qu’il fallait expulser les religieuses. Socialisme et christianisme lui paraissaient également méprisables et ridicules. Doctrines des faibles. Lui, une espèce d’athlète, qui allait aux courses le dimanche parce qu’il faut bien prendre l’air, il était pour la manière forte, comme il l’expliquait à Catherine qu’il avait sortie un soir à l’Apollo, où le Looping the Loop à bicyclette faisait fureur. On n’aurait les ouvriers avec soi qu’en les tenant, que diable ! Il fallait faire les affaires. Mlle Simonidzé raisonnait comme une enfant : est-ce qu’elle se représentait seulement les désastres immédiats qu’entraînerait la fermeture, je ne dis pas des boutiques, mais simplement de la Bourse ? Oui, oui, naturellement, le monde voyait dans la Bourse une espèce de caverne d’Ali-Baba, c’était commode de personnifier ainsi le régime, de symboliser la corruption, le vol, etc., etc., au moyen d’un édifice. Puis il y avait tout cet aboiement de midi qui chaque jour terrorisait les passants naïfs. Le vrai est que l’ignorance vulgaire devant les opérations qui s’y réalisent est tout à fait assimilable au philistinisme en face des mathématiques supérieures. On ne comprend pas, alors on accuse. Et il faut bien qu’on ait quelqu’un à qui s’en prendre des misères du temps, maintenant qu’on ne peut plus brûler les sorciers. Mais voyez-vous, mademoiselle, la supériorité des gens de Bourse est qu’ils ont la force. Et Blaise Jonghens faisait presque éclater son habit avec ses épaules. Le haut-de-forme sur sa tête rappelait, soulignait son origine flamande. Catherine le regardait avec une espèce de vertige.

Elle se demandait pourtant, dans tous ces hommes jeunes qu’elle approchait, si vraiment il n’y avait point un principe mystérieux qui la vainquait d’avance. Ils lui faisaient tous horreur, autant Paul avec son christianisme des faubourgs que Blaise qui aurait fait tirer sur le peuple, pour le mettre de son côté. Pourtant qu’est-ce qui pouvait bien la retenir de prendre d’eux ce qu’elle voulait, ce que quelque chose en elle voulait prendre ? Est-ce que c’était ça, être une grue ? Le mot ne l’épouvantait pas. Mais elle aurait voulu dominer les hommes, et non pas que leurs épaules retinssent ses yeux, leur aisance. Elle aurait voulu se comporter avec les hommes comme il est entendu qu’un homme se comporte avec les femmes. Un homme n’est pas défini par les femmes avec lesquelles il a couché.

La situation des femmes dans la société, voilà ce qui révoltait surtout Catherine. L’exemple de sa mère, cette déchéance sensible, dont elle avait devant elle le spectacle, ces vies finies à l’âge où l’homme est à son apogée, l’absurde jugement social qui ferme aux femmes dont la vie n’est pas régulière, tant de possibilités que Catherine n’enviait pas, mais qui étaient pour elle comme ces robes atroces et chères aux étalages, dont on se demande quel corps dément va s’en vêtir et qui pourtant vous font sentir votre pauvreté. Vierge, Catherine se sentait déjà déclassée comme une cocotte.

Toute l’énorme littérature sociale qu’elle avait dévorée avait essentiellement atteint Catherine par ce côté-là de ses pensées. Il est certain qu’elle brûlait les pages quand son problème, le problème de la libération de la femme, de l’égalité de l’homme et de la femme, n’était pas, au moins indirectement, en jeu. L’opposition fondamentale dans la société, la contradiction criarde, n’était-ce pas entre l’homme et la femme qu’elle se trouvait ? Le tzar dont la figure dominait les haines de son enfance, ce qu’il maintenait en Russie, c’était avant tout ce servage des femmes, que sa mère avait fui. Sur ce fond se profilaient toutes ces femmes romantiques, de Vera Zassoulitch à la comtesse Perovskaïa, qui étaient les raisons profondes de l’affection portée par Catherine aux doctrines révolutionnaires. La révolution, c’était sa place enfin faite à la femme. Les premières mesures révolutionnaires seraient l’abolition du mariage, l’avortement légal, le droit de vote aux femmes. Oui, même le droit de vote, bien que peut-être on ne voterait plus.

Ils la faisaient rire, les deux Jonghens, avec tout ce souci de museler les ouvriers, l’un à force de philanthropie chrétienne, l’autre avec ses gardes municipaux. Ils étaient sans doute des ennemis des travailleurs, et dans le système de Catherine les travailleurs étaient du côté des femmes. Mais pourtant aussi, quelle situation indigne faite aux femmes chez les ouvriers ! Elle avait tous ces tableaux rapportés des quartiers où elle s’était promenée avec son ami Tseretelli ; les femmes, vieillies avant l’âge, accablées de gosses, dans les rues, faisant la grande affaire de chercher la mangeaille de leurs hommes qu’elles prépareront à ceux-ci retour du travail ou du zinc. Des femmes battues, déflorées. Et Catherine avait aussi une curiosité des femmes du trottoir, de celles des bordels, de toutes ces victimes où il y avait de l’horreur et du grand opéra. Sur les boulevards extérieurs, elle avait vu entrer dans une de ces maisons dont l’existence même était pour elle une chose à se réveiller la nuit, des hommes pauvres, avec toute la saleté d’un travail accablant, qui venaient vers le soir chercher des chansons et une certaine illusion physique pour les quelques sous serrés dans leur mouchoir, qui étaient ce qu’ils auraient pu manger le lendemain. Terrassiers, maçons italiens peut-être, que rien n’accueille au monde que cet estaminet avec des chambres au-dessus. Les pensées de Catherine allaient bien vers eux, leur misère, mais si dénués qu’ils fussent, n’allaient-ils pas s’acheter des femmes ? Tout changeait alors. Ils étaient les alliés de Blaise Jonghens, ils n’étaient plus avec elle contre toute cette saleté où la Bourse, le bordel et le tzar n’étaient qu’une seule réalité à détruire.

Catherine, à dix-sept ans, se mettait tout le fard qu’elle pouvait, parce que c’était afficher sa liberté et son dédain des hommes, et les provoquer, et rentrer dans cette atmosphère romantique où les femmes de demain retrouvent le souvenir des héroïnes antiques, de Théroigne de Méricourt.

Que pensait-elle de l’amour ? C’est ce que lui demanda le jeune Devèze, qui était aux Langues Orientales et avec lequel elle était allée trois ou quatre fois, avenue du Bois, le matin, parce que c’était là qu’elle l’avait connu par Brigitte Josse. Il se destinait à la diplomatie, il apprenait le chinois et le russe ; elle le regarda bien en face, il était très beau garçon malgré un tic qu’il avait dans le visage, et il portait des gants noirs parce qu’il achevait un deuil.

“Est-ce que je vous demande ce que vous pensez de la police ?” Il rougit terriblement, et l’interrogea avec amertume. Qu’est-ce qu’elle voulait dire par là ? Mais c’était toujours ainsi quand on mettait l’amour en cause. Ils entraient dans le bois, et, le long du lac, Devèze, parmi les arbres dépouillés d’une fin d’hiver, éprouva le besoin d’appeler à son secours la poésie chinoise pour venir à bout de cette fille rétive. Il lui parla d’Ouên-Kiun qui, lorsque le poète Siang-ju la quitta pour une autre femme, composa la chanson des têtes blanches :

Blancs comme la neige sur les montagnes,

Blancs comme la lune au milieu des nuages,

J’apprends aujourd’hui que vous aviez deux pensées,

Et c’est pourquoi je vais me séparer de vous.

Une dernière fois je remplirai ma tasse

Du même vin qui emplira la vôtre.

Puis je m’embarquerai ; je quitterai ce rivage ;

Je voguerai sur les eaux du Yu-Kéou.

Elles aussi se divisent pour couler à l’Est et à l’Ouest.

Vous êtes tristes, vous êtes tristes,

Jeunes filles qui vous mariez !

Et pourtant vous ne devriez pas pleurer,

Si vous pensez avoir trouvé un homme de cœur,

Dont la tête blanchisse avec la vôtre,

Sans que vous vous quittiez jamais.

Mais de tout cela Catherine n’entendit qu’un vers :

Vous êtes tristes, vous êtes tristes,

Jeunes filles qui vous mariez !

Elle parla très amèrement de la fidélité des femmes, du mariage, cette honte, ce marché. Devèze, soudain, lui proposa de l’épouser. Cela fit très bizarre dans la tête de Catherine à qui personne n’avait encore jamais… mais elle vit bien dans les yeux de l’apprenti diplomate cette lueur du désir qu’elle avait une sorte de fureur d’allumer. Tant pis pour les passants ! Elle s’approcha de lui, qui n’osait bouger, et, comme il était très grand, elle se haussa sur la pointe des pieds pour atteindre ses lèvres.

La poésie chinoise archaïque triomphait au Bois de Boulogne. Mais soudain, Catherine s’écarta, et dit avec une simplicité d’assassin : “Non, mon cher, je ne serai pas votre femme à cause de ce tic que vous avez dans la figure.”