XVI

C’était au 22 de la rue de la Barre qu’était le siège de L’Anarchie. Dans l’ombre du Sacré-Cœur, Libertad avait installé là une petite imprimerie. Il était typographe dans l’équipe de jour chez l’imprimeur Dangon, rue Montmartre. Des camarades l’aidaient à faire le journal. Il avait deux femmes, des institutrices, paraît-il. Ce n’était pas un de ces anarchistes qui, réprouvant le travail, vivent souvent du travail des autres. Pas un fainéant. Le journal, les soirées, causeries ou meetings, lui prenaient tout son temps, une fois quittée l’imprimerie où il gagnait son pain. Cela rendait assez improbables les imputations de Joris de Houten.

On se réunissait tous les lundis soirs à L’Anarchie. Catherine devint une habituée de ces Causeries populaires du XVIIIe, où tout ce que l’anarchie comptait d’étoiles, de Paraf-Javal à Libertad, défilait. C’était pour Mlle Simonidzé ce qu’est le café pour bien des hommes : un lieu où ils oublient leur ménage, les tracas de l’existence, leurs gosses, leur femme. Elle menait une vie double : l’une comme machinale, qui n’était que la poursuite de ce que la vie attendait d’elle, avec Mme sa mère, son beau-frère Mercuriot, Hélène ; des jeunes gens du genre de Paul Jonghens. Qu’est-ce que c’était que cette vie-là ? La chose la plus vide, la plus inutile. Une façade. Pourquoi se lever chaque jour ? à quoi bon ? La plupart des femmes vivent d’abord dans l’attente du mariage, puis mariées, elles sont les bonnes de leurs maris. Mais Catherine !

Elle avait donc une seconde vie, où les figurants de la première n’avaient aucune part. Le lundi soir, elle allait rue de la Barre. Cet aliment intellectuel qu’elle y trouvait était comme une drogue pour elle, une drogue à la fois exaltante et déprimante. On l’y avait tout d’abord regardée avec une certaine inquiétude. Puis elle avait été adoptée. Elle avait de longues conversations avec Libertad. Les pressentiments de Martha ne se vérifièrent pas. Il n’y eut pas entre eux de roman. Mais à vrai dire il y avait assurément quelque chose à quoi la personne de Libertad n’était pas étrangère dans la fascination qu’il exerçait sur Catherine. Souvent elle allait le voir chez Dangon. Elle l’attendait au tabac à côté. Il venait prendre un verre avec elle, et des vendeurs de journaux, des typos, se mêlaient à la conversation. Le monde agile et bizarre de la rue du Croissant tournait autour d’eux. À ces heures où la sortie des journaux du soir enfièvre le quartier, où s’arrachent au déballé de l’imprimerie les mensonges crépusculaires de la presse, toute une population surgit là, où foisonnent les chômeurs, les habitués d’une vie hasardeuse, et d’extraordinaires clochards. Avec cela, la chaufferie du jeu, car nulle part comme dans ces cafés qui entourent les imprimeries des journaux, la passion des courses ne sévit davantage. Les bookmakers des milieux ouvriers ne ressemblent pas à ceux des bars de l’Étoile. Pour Catherine, tout cela c’était en gros le peuple.

Il est certain que Catherine éprouvait comme une tare, comme une sorte de péché, cette impossibilité à se déclasser véritablement, qui l’attachait à l’univers borné de la rue Blaise-Desgoffe. C’étaient de drôles de rapports que ceux qu’elle avait avec Libertad. Il lui semblait qu’elle jouait les princesses en excursion dans les faubourgs. Pourtant elle était plus proche de cet homme que de Mercurot. Mais tout entre eux s’arrêtait à un certain point. Et avec d’autres, c’était pire encore.

Une des grandes choses dont Catherine était reconnaissante à Libertad, qui la mettait à l’aise, c’était qu’il la mît à l’aise sur la question des classes. La conception socialiste qui coupe le monde en deux comme une pomme, avec d’un côté les exploités, de l’autre les exploiteurs, l’avait toujours irritée. Où se situer ? Elle n’exploitait personne, mais elle n’était pas une ouvrière.

Libertad disait, lui, que cette distinction était absurde. Il y a deux classes, ceux qui travaillent à la destruction du mécanisme social, ceux qui travaillent à sa construction. Par conséquent, on trouve des ouvriers et des bourgeois dans les deux classes. Catherine, du fait qu’elle venait rue de la Barre, se sentait dans le bon panier. Confort intellectuel.

Elle trouvait aussi un appui dans la violence des diatribes de Libertad contre les socialistes. C’était quand il se fâchait contre eux peut-être qu’il trouvait le plus d’éloquence. On disait à L’Anarchie que c’était là la source des accusations dont les socialistes se faisaient les échos, et qui présentaient Libertad comme un policier. On y affirmait que c’était la manœuvre classique du ministère de l’Intérieur envers les vrais révolutionnaires. Les noms de Blanqui et de Bakounine étaient à cet égard invoqués.

Seul Paul Lafargue trouvait quelque grâce auprès de Libertad. Oh ! tout est relatif ! Il le tenait pour intelligent, alors qu’il disait de Jaurès que c’était une buse. On injuriait Lafargue un peu moins qu’un autre, voilà tout, et même L’Anarchie reproduisit parfois ses articles.

Catherine se retrouvait encore avec ses nouveaux camarades sur un point très précis : le mépris des revendications immédiates. On était pour la Révolution, et non pas pour la journée de huit heures.

Pour être juste, Libertad se prononçait pour la journée de huit heures, à la différence de certains de ses amis, qui voulaient qu’on demandât la journée de quatre heures, et de ceux qui voulaient la journée de douze heures pour exaspérer l’ouvrier et le pousser dans la rue. Mais, disait-il, la journée de huit heures n’est intéressante que si on considère qu’en gagnant deux heures sur la journée de dix heures, on entend consacrer ces deux heures à une grève générale. La grève générale quotidienne de deux heures… Cela supposait qu’aucune infraction ne serait tolérée, interdiction de faire des heures supplémentaires gratifiées.

Il n’y avait pas qu’avec les socialistes et les syndicalistes que Libertad et L’Anarchie luttaient : l’ennemi c’était, pour Libertad, essentiellement le libertaire.

“Je suis anarchiste, criait-il, moi ! Les libertaires, ces triples abrutis, considèrent comme une cause la liberté. La liberté en soi. Une liberté posée sur ses pieds de putain comme la République de Dalou. Un principe, une statue. Au commencement était la liberté. Ceci posé, ils se considèrent comme libres, et combattent la société, en tant qu’entrave à ce don du ciel. Nom de Dieu de nom de Dieu ! C’est bête à couper au couteau. Moi, je suis anarchiste, et je considère la liberté comme une fin. Je sais très bien que je ne suis pas libre. Et le déterminisme alors !”

En arrivant à ce point scientifique, Libertad agitait ses larges manches noires.

“Non, continuait-il, je ne suis pas libre. Mais je veux être libre. La liberté est une fin. Voilà pourquoi je suis anarchiste. Et non pas libertaire. Le courant libertaire de l’anarchisme est un grave danger, il fait prendre l’ombre pour la proie. Nous ne sommes pas nés libres. Qu’est-ce que c’est que ce genre Jean-Jacques Rousseau ? Moi, je n’adore pas la liberté, je ne suis pas lïbérâtre. Parce que je veux être libre, moi, je sais que j’aurai à en opprimer d’autres. La Révolution est un acte d’autorité de quelques-uns contre quelques-uns.”

Son sujet de conversation préféré était la question sexuelle. Son cynisme, en fait, intéressait très peu Catherine, et c’était là qu’elle trouvait son grand homme un peu faible. Elle avait eu pas mal d’amants, elle en avait toujours, et traitait assez cavalièrement d’une question qui n’était pas pour elle un problème. Les discours sur les vices, les perversités l’ennuyaient. Elle n’était pas lesbienne, et le reste c’étaient des histoires d’hommes. La polygamie de Libertad ne lui en imposait pas. Elle la désapprouvait, comme une sorte d’aggravation du mariage. Ils se disputèrent à ce sujet, à quatre, eux deux et les deux femmes. “Le plaizir sexuel !” criait Anna Mahé, avec l’aigu de sa voix.

Lors des révoltes des viticulteurs, il y eut de violentes discussions entre les collaborateurs de L’Anarchie. Le 17régiment d’infanterie s’était mutiné, refusant de tirer sur la population civile. Était-ce bien assez ?

“La crosse en l’air ! Voilà mon mot d’ordre”, disait Sébastien Faure. Libertad répliquait : “Si on donne aux soldats l’ordre de tirer, ils ont trois possibilités. Exécuter l’ordre. Mettre la crosse en l’air. Tirer sur ceux qui ont donné l’ordre. Je suis pour la troisième solution !”

Catherine ici était profondément d’accord. Elle ne voyait pas comment elle aurait pu n’être pas d’accord. Elle fermait les yeux et elle voyait comment Jean Thiébault, dans une grève, le bras levé, avec l’épée, criait : Feu ! Et c’était lui que les soldats couchaient en joue, Feu ! lui qui tombait, dans la boue, dans le sang. Elle avait déjà vu mourir un homme. L’idée de Jean n’était jamais très loin d’elle. Elle le détestait.