XIII

Le matin du 1er février 1912, l’encre grasse des journaux suait l’épouvante. En allant à leur travail dans l’aube mal débarbouillée, les gens ne se retrouvaient plus dans les gros titres terrifiants qui mêlaient trois histoires. Un caissier attaqué à Paris rue Meslay, en plein jour, et lesté de 150 000 francs ; à Montrouge une tenancière de débit dépouillée sous la menace du revolver par trois jeunes gens ; mais surtout une histoire de train, où il y avait des anarchistes – bien que ni l’une ni l’autre de ces affaires ne semblât directement liée à la bande Bonnot.

La dernière avait les honneurs de tous les journaux : à Orléans, des cambrioleurs surpris dans un bureau de la gare, avaient blessé un sous-chef et un homme d’équipe, et sauté dans le train de Paris qui partait. À Étampes, comme on visitait le train, un voyageur suspect qu’on avait fait descendre s’était tué d’un coup de revolver. Quel drame y avait-il dans la vie de ce malheureux, que redoutait-il ? On n’avait pas pris la peine de le savoir. Toujours est-il qu’il n’avait rien à voir avec le drame d’Orléans, c’était un tourneur sur métaux, avec 7 fr. 70 en poche, les photos d’une femme et de deux enfants. Les bandits avaient quitté le train en marche, et comme un brigadier et un gendarme les rattrapaient sur la route, quelque part en pleine campagne, ils abattirent le brigadier d’une balle au cœur. Le gendarme pédalant à toute allure avait ramené des troupes. Toute la région alertée, maréchaussée et régiments mobilisés. On avait cerné les meurtriers dans les marais avant la nuit. Ils étaient deux, cachés dans les joncs, tiraillant. Quand ils furent sur le point d’être pris, l’un tourna sur lui-même son revolver et mourut en criant : “Vive l’anarchie !” L’autre se sauva.

Rejoint en gare d’Étréchy, il avait été lynché par la foule.

Dans les rues de Levallois, ce n’était pourtant pas plus ce drame que les affaires de Montrouge ou de la rue Meslay qui expliquaient l’affluence matinale. Entre les portes de Paris et la place Collange, des milliers de chauffeurs de taxis attendaient sous le crachin. Les pas des cuirassiers retentissaient sur les pavés. La reprise avait été annoncée pour neuf heures à la Cie des Autos-Places. Sur les 2 500 voitures de cette compagnie, 1 000, disait-on, devaient sortir. Depuis six heures et demie les rues étaient pleines. Les vareuses bleues des chauffeurs s’agitaient aux coins des rues, dans les débits. Place Collange, un escadron de cuirassiers piaffait.

À tout dire, le désir du Consortium d’une grande manifestation destinée à briser la grève, l’avait poussé à surestimer ses forces. Ou bien était-ce le désir d’incidents ? Toujours est-il qu’à neuf heures il y avait du personnel pour trente-six voitures : il est vrai qu’on mettait deux hommes par siège, en raison du danger. Mais encore sur ces soixante-douze conducteurs, recrutés Dieu sait comme, y en eut-il qui embouteillèrent tout en faisant la grève des bras croisés. Ce ne fut que vers la demie qu’on parvint à organiser la sortie, chaque voiture avec ses deux conducteurs, et l’escorte d’un agent cycliste, et le tout sous la protection des cuirassiers.

La place Collange hostile laissa le défilé atteindre son déversoir. Mais là dans la rue, le conducteur de la quatrième voiture, un jeune Corse, qui venait tout juste de passer son permis de conduire, eut un geste un peu brusque et entra bruyamment dans la troisième, devant lui. Aux fenêtres des maisons, des applaudissements éclatèrent : appréciation de professionnels. Et une espèce de rire, le rire menaçant et large des foules, crispa les abords de la place quand la septième voiture, encore un Corse ! se jeta sur le flic à roulettes qui l’escortait. Celui-ci cabra sa monture, et pivota sur sa roue arrière. Le cirque maintenant… Les cuirassiers piétinaient leur crottin sur la place Collange.

Tant bien que mal la procession s’engageait dans les rues. À l’angle des rues Gide et Farzillau, comme la première voiture y parvenait, soudain un groupe débusqua. Une dizaine de grévistes. Oh ! ça ne traîna pas : en un clin d’œil les deux conducteurs de la voiture marinaient dans la boue noirâtre, jetés à bas du siège, et la voiture était retournée, comme un gros hanneton, ses roues sur le côté, stupide. Cela fit une clameur. Des cris tout autour, des approbations. On sentait par le dédale des rues une population entière dont le poing seul venait d’agir. Par-derrière la voiture culbutée, la file oscillante conduite par des chauffeurs d’occase s’immobilisait, avec des heurts, des ailes cabossées. Les agents cyclistes se jetaient de côté pour éviter les coups de queue de ce serpent maladroit, aux anneaux mal emboutis. En moins de temps qu’il ne faut pour en rire, cinq taxis étaient retournés, leurs vitres brisées, les capotes déchirées, l’essence répandue et incendiée. Alors sur la place Collange un sabre brilla, commandant la charge, et les cuirassiers se précipitèrent dans la rue Gide, empêtrée de voitures, de manifestants, de gendarmes, d’agents cyclistes, où deux nouvelles voitures se renversaient.

C’est ainsi que Bachereau fut transporté au poste, le crâne fendu et de là au dépôt, où on refusa de l’envoyer à l’infirmerie spéciale.

Les incidents de Levallois, l’affaire d’Orléans, celle de Montrouge et surtout celle de la rue Meslay, qui soulevait une véritable panique dans le monde de la finance, cinq semaines après la rue Ordener, firent l’objet d’un conseil de cabinet. On tremblait dans les maisons bourgeoises. Joseph Quesnel exprima très haut son avis : il y avait peu de temps que Xavier Guichard était à la Sûreté, il ne pouvait encore avoir Paris en main, mais son subordonné Jouin était un incapable. C’était chez Wisner où il y avait une petite réunion non officielle, quasi intime de ces messieurs du Consortium. Puisque la police était impuissante à protéger les chauffeurs qui voulaient travailler, en face de l’anarchie croissante, le devoir était de donner des armes à ces malheureux, qu’on ne pouvait pas envoyer comme ça à la mort.

Un des directeurs de garage de la Cie Gle des Fiacres de louage abonda dans ce sens : il fallait même leur recommander de ne pas attendre qu’on les descendît. Tirer les premiers, que MM. les assassins finissent ! Wisner protestait un peu. Mais il était très ému par l’histoire d’Orléans. Plus de sécurité de nos jours… Il s’attendrissait sur le tourneur en métal, victime d’une fâcheuse méprise : “7 fr. 70 en poche, disait-il, sans doute un chômeur… S’il était venu chez nous, nous lui aurions donné du travail !”

Au syndicat des cochers-chauffeurs, le citoyen Fiancette recevait les journalistes. Il avait pu constater l’effet déplorable fait par les événements du matin sur le public. Sa grève risquait de sombrer dans l’impopularité, on pouvait se mettre à confondre vraiment les chauffeurs et les anarchistes. Le citoyen Fiancette reprouvait toute violence. Il était sincèrement désolé de ce qui se passait là. Wisner l’avait bien jugé : c’était un homme avec qui on pouvait parler. Ses cheveux qui se décoiffaient tout le temps, sa grosse moustache, sa robustesse de bistrot, il était ce physique peuple avec lequel on réussit dans la politique de la Troisième République, quand on est intelligent. “Je suis inquiet, déclarait-il à la presse. Je serais désolé qu’il y eût de nouvelles bagarres. Malheureusement je ne puis répondre des nerfs de six mille camarades, réduits au chômage depuis plus de deux mois…”

Il allait et venait par la pièce, avec toute sa responsabilité qui lui perlait au front, dans le petit local chauffé à bloc, et il s’épongea : “La grève, dit-il, c’est une nécessité bien terrible.”

Il s’employa de son mieux au Comité central de grève à conjurer le retour d’incidents comme ceux du matin. Une majorité était contre lui mais il l’adjurait. Assez de ces méthodes anarchiques, à un moment où l’anarchie était à l’ordre du jour. Les honnêtes chauffeurs voulaient-ils se solidariser avec les assassins qu’on avait traqués près d’Étampes ? Le jour suivant se passa en négociations du bureau de M. Steeg, ministre de l’Intérieur, à la Bourse du Travail et au siège du Consortium. Le gouvernement n’était pas moins inquiet que le citoyen Fiancette. Les patrons ne voulaient rien entendre, ils recommenceraient à organiser des sorties de voitures. Et la liberté du travail, alors ?

À vrai dire, Fiancette l’expliquait aux grévistes, le nombre des jaunes était tout de même infime. Qu’est-ce qu’on perdait à les laisser sortir ? C’était insignifiant. Mieux valait donner l’impression d’une force calme qui se contient. Cette opinion prévalut.

Dès que la Préfecture l’apprit, elle autorisa le Consortium à refaire une démonstration le lendemain matin, puisque ces messieurs y tenaient. Le 3 au matin donc 49 voitures sortaient place Collange, 55 au garage de l’avenue de Wagram, une soixantaine à Charonne. Mais cette fois, on avait assis sur le siège non pas un second conducteur, mais un municipal en uniforme avec son fusil. Ceci à la demande de Joseph Quesnel.

Une vive indignation s’empara des grévistes. Mais aussi certains faisaient valoir combien Fiancette avait été sage : dans ces conditions on serait allé à une inutile tuerie. D’autant que toutes ces sorties s’étaient effectuées sous la protection des cuirassiers.

Dans sa cellule Bachereau délirait, et se retournait. Il avait soif.

Le 5 février, Wisner eut une minute de plaisir en dépliant son journal. Un télégramme de Pékin annonçait que l’impératrice de Chine consentait à la fondation de la République chinoise. En l’honneur de cet événement, le fabricant d’autos emmena Diane chez Marguery où ils déjeunèrent au champagne : “Pensez donc, chère amie, la Chine… Un immense empire, le plus arriéré du monde, et voilà que les principes de 89 faisant leur chemin franchissent la Grande Muraille. L’impératrice elle-même consent à la République !”

Quelle perspective pour le monde entier ! Et tout d’abord pour la France démocratique. Ces vastes territoires ouverts au progrès… On installerait partout le téléphone, le télégraphe, tous les bienfaits de la civilisation, on combattrait la syphilis, l’opium (bien que cela soit un peu difficile avec les Anglais), il y aurait des automobiles jusqu’au fond du désert de Gobi…

“Vous vous échauffez, mon cher, dit Diane, vous n’avez pas encore les commandes…”

En attendant la grève continuait bel et bien, et les promenades quotidiennes coûtaient cher, car il fallait payer les cipaux. Au siège du Consortium, on s’agitait. On téléphona aux journaux. Ils n’étaient pas assez énergiques. Williams avait cessé toute campagne, qu’est-ce que c’était que ça ?

M. Picot, commissaire du quartier Saint-Merri, s’apprêtait à aller faire sa manille, quand on vint le prévenir qu’il y avait deux hommes qui le demandaient. Allons bon ! C’étaient les chauffeurs Chardaire et Bourderey, de la Cie des Autos-Fiacres, qui circulaient ce jour-là sur l’auto 232G7. Ils avaient chargé un couple de voyageurs, un homme et une femme. Des personnes comme il faut. À la hauteur de la rue Aubry-le-Boucher, sur le boulevard Sébastopol, un jeune homme monté sur un triporteur avait lancé dans leur direction un flacon de vitriol. Non, ils n’avaient pas été atteints.

M. le Commissaire s’étonna. Mais comment savaient-ils alors que c’était du vitriol ? Une vitre avait été brisée. Par le vitriol ? Non, par le flacon. Et les quatre occupants de la voiture, les clients et les deux chauffeurs avaient été éclaboussés. “Voyons”, dit M. le Commissaire. “Oh ! les chauffeurs, eux, naturellement, n’avaient eu presque rien, presque rien de visible. Non plus que le monsieur d’ailleurs. Mais la dame, ah ça ! La dame avait été abîmée. Sa robe gâchée, tout le côté droit du visage brûlé.” “Où est-elle, cette dame ?” demanda le commissaire. Malheureusement on ne pouvait rien lui en dire : aussitôt le taxi arrêté, les deux clients s’étaient esquivés, très ennuyés, refusant de donner leur nom, leur adresse. Des gens très bien, vous comprenez. Pas envie d’être mêlés à un fait divers. “Pourtant, dit le commissaire, si la dame était très brûlée, il fallait bien qu’elle aille à l’hôpital, au moins chez le pharmacien, et pour les suites, l’assurance…”

Peut-être bien que le couple n’y avait pas pensé. Ou que c’était une femme mariée avec son ami. Jeune, assez jolie. Avant le vitriol en tout cas.

L’histoire était dans tous les journaux, et bien que le jeune homme au triporteur eût entièrement disparu, on le décrivait comme un syndicaliste farouche.

À vrai dire, la grève des taxis avait pour effet surtout une terrible multiplication des accidents à Paris. Il y eut des morts. Les chauffeurs inexpérimentés, embauchés par le Consortium, étaient catastrophiques. Les grévistes en tiraient argument. Ce qui, disait Wisner, n’est pas tout à fait juste de leur part, parce qu’ils y ont leur responsabilité.

Le samedi 10 février fut marqué de trois faits. Au Sénat, il y eut un étincelant duel de paroles entre Clemenceau et Poincaré, au bout duquel le président du Conseil fit ratifier l’accord franco-allemand par la Haute Assemblée, par 212 voix contre 42.

Le soir, avait lieu la première retraite militaire dans Paris avec la musique du 102régiment d’infanterie. Elle corrigeait pour ainsi dire, au cœur des patriotes, l’effet du vote de l’après-midi. Et Mme Lopez, qui avait été chez des amis et dont la voiture était en réparation, en sortant à pied vers onze heures, rencontra le cortège que suivaient de jeunes exaltés qui criaient : Vive la France ! en tendant le bras vers le ciel. Mme Lopez avait toujours aimé les militaires. La musique lui parut bien enivrante. Elle emboîta le pas des petits soldats. Ils l’entraînèrent avec d’autres comme le joueur de flûte qui se fait suivre par les souris. Du Parc Monceau on remontait vers Montmartre, et Mme Lopez fut toute surprise de se trouver boulevard Barbès quand un olibrius, un ouvrier, probablement un étranger, excita la fureur des manifestants en ne se découvrant pas devant le drapeau. Il restait là comme un abruti, sur le bord du trottoir, avec sa casquette carrée sur sa tête. On la lui arracha, et la foule lyncha l’impudent. Un anarchiste peut-être. Ou un socialiste.

Comment rentrer à Neuilly ? Mme Lopez n’avait pas l’habitude du métro, et avec cette grève… Heureusement qu’un taxi passait. Mme Lopez le prit.

Vers minuit elle arrivait à pied au commissariat de l’Hôtel de Ville de Neuilly, dans un assez grand désordre. Dans un coin isolé du Parc de Neuilly, la voiture avait fait halte. Le chauffeur avait ouvert la portière, avait arraché à Mme Lopez le réticule, où elle avait quelques centaines de francs et sa montre en diamants, et le collier de perles qu’elle avait au cou, heureusement pas le grand sautoir qu’elle mettait rarement, mais enfin un collier dans les cinquante mille.

La presse fut très discrète sur cet incident. Mme Lopez évidemment ne tenait pas à la publicité à cause du comte d’Évreux, mais aussi le Consortium avait donné un coup de téléphone à tous les journaux. Il envoya même à Mme Lopez un représentant, un homme très bien, qui lui offrit un chèque de la part de ces messieurs. Ces messieurs se sentaient responsables de leur personnel, ils espéraient qu’on ne parlerait plus de cette déplorable affaire. Mme Lopez trouva vraiment cela très chic du Consortium. Le comte d’Évreux, qui connaissait Wisner, apprécia.

D’ailleurs, le dimanche, on avait bien la tête à autre chose. Cent cinquante mille ouvriers étaient sur le pavé derrière le cercueil d’Aernoult, un soldat dont le corps avait été ramené d’Afrique, où on l’avait tué injustement, prétendait la presse socialiste. Toujours est-il qu’il y eut vingt-deux agents blessés à Paris ce jour-là. Quelques manifestants aussi, mais ce n’est pas la même chose. Le Consortium, dans un rapport au ministre de l’Intérieur, souligna la présence des grévistes en masse à ces funérailles : voilà ce que c’était que ces gens-là, pour lesquels on faisait preuve d’une faiblesse coupable. Le gouvernement trouvait-il suffisant de faire patrouiller, dans Levallois, la citadelle des chauffeurs, et d’y faire de temps en temps, le soir, disperser des réunions dans les débits ?

Entre autres, les commerçants de Levallois s’en plaignaient : entraves à la liberté du commerce. Mais celle du travail ?