XI
“Assieds-toi là, prends une cigarette… dans la boîte rouge… et chante-moi ton petit couplet.”
Georges était chez Wisner. Il voulait savoir jusqu’à quel point il pouvait encore compter sur son aide, à celui-là, et puis il fallait bien lui dire l’accueil qu’il avait reçu chez le capitaine de Sabran. C’est par là qu’il commença.
“Bon ! dit Wisner, c’était couru. Leur honneur, on sait ce que ça vaut. Mais si je comprends bien, tu ne me racontes pas cette petite histoire pour le plaisir de me donner des vues sur l’aristocratie et l’armée. Combien est-ce que je t’avais avancé pour le petit Sabran ?
— Soixante-quinze billets.
— Et il t’en devait cent cinquante ? D’habitude, tu ne m’avouais pas d’aussi grandes différences.
— Il faut bien gagner sa vie.
— Somme toute, mon vieux, on a bien raison de le dire. C’est de l’usure ça. Moi je te demanderai cent mille comme entendu. Ça c’est du commerce.
— Je crois que tu ne m’as pas tout à fait saisi…
— Mais si, fiston. Tu comptes passer cette somme à l’as ? Ou bien tu désirerais peut-être des facilités de paiement ?”
Wisner était plus jovial que jamais. Georges serra les dents, mais retrouva un peu de sa gaieté pour répondre :
“Je ne désire de facilités de paiement ni pour cette somme-là, ni pour aucune autre. Je fais faillite.”
Wisner le regarda avec intérêt. “Ah oui ? Tu vas me coûter cher. Et qu’est-ce que tu me donnes en échange ?
— Ma femme, répondit Brunel.
— Tu ne manques pas de culot. D’abord je l’ai déjà, ta femme, et puis de toute façon tu ne l’as plus.”
Georges tiqua un peu. Au fond c’était bien là ce qui lui était le plus sensible dans l’affaire. Il l’aimait à sa manière, Diane.
“Possible, siffla-t-il légèrement, mais il faut considérer l’opération dans son ensemble. Il te reste Diane, je garde l’argent. Nous mettons en commun les profits et les pertes.
— Mon cher Georges, je suis bien sûr que nous finirons par trouver un arrangement, mais il me semble qu’il y a dans tes conceptions quelque chose de faux, de radicalement faux, pour ainsi dire juridiquement. N’oublie pas que je n’ai jamais été qu’un commanditaire, et non pas un associé. Ne proteste pas. Je n’ai jamais fourré mon nez dans tes livres, je te donnais de l’argent, tu en faisais l’usage que tu voulais. Remarque que je pourrais prétendre que j’ignorais la nature de tes tractations puisqu’en fait j’en ignorais le détail. Les confidences purement amicales que j’ai reçues de toi ne s’adressaient pas au bailleur de fonds, lequel n’aurait pu que blâmer des opérations qui n’étaient pas couvertes par la loi. Qu’est-ce que tu as à faire des gestes ? Je ne te les reproche pas d’un point de vue moral, tes petites affaires. Mais j’avoue que ce qui me dépasse, c’est que tu aies eu l’idée de mettre en circulation un prospectus avec ton nom et ton adresse. Ça, mon petit, pour ne pas être fort ça n’était pas fort.
— Il fallait que j’aie des bureaux quelque part et on ne peut pas travailler sous un faux nom dans la partie, ou par intermédiaire, parce que ce n’est pas sûr…
— À qui le dis-tu, Georges ? Tu es désarmant. Enfin tu sais ce que ça te coûte, ce que ça me coûte…
— Ça, il ne faudrait pas exagérer. Tu es en gain dans l’ensemble…
— Ça, ce sont mes oignons. Et puis j’ai des frais considérables…”
Cette dernière formule dut leur rappeler une bonne histoire à eux, car ils se mirent à rigoler, et à se taper les cuisses.
“Sans plaisanterie, reprit Brunel, avec Diane, tu gardes Nettencourt, la rue d’Offémont, les bijoux et quelques broutilles…
— Tout ça est à Diane personnellement…
— Oui, c’est ce qu’elle dit. Mais puisque tu gardes Diane…
— Une idée à toi, ça. Mais pour cela, il faut qu’elle divorce.
— Qu’est-ce que je fais ici ?”
Wisner, au fond, avait toujours eu un faible pour cette canaille de Brunel. Alors, c’est ça qu’il était venu lui proposer ? C’était ficelle. En fait il ne comptait rien retirer de l’histoire. Le compte Brunel était pour lui une petite spéculation, dans laquelle d’ailleurs il se retrouvait après tout. Il n’avait pas l’intention d’épouser Diane. Combien d’années qu’il couchait avec elle ? Ça vous vieillit.
“Maintenant j’ai une autre proposition à te faire ; si tu veux remettre des fonds dans la combine, tu sais que j’ai plusieurs créances intéressantes, au point de vue politique… je pourrais remonter un cabinet à Nice. Le voisinage de Monte-Carlo…”
Wisner coupa court à ce plan :“Non, Georges. Ce qui t’a toujours manqué, c’est de réaliser que quand c’est fini, c’est fini. Ma situation, à l’heure actuelle, ne me permet pas de continuer à subventionner quelqu’un qui a fait des fautes aussi graves que les tiennes… Comprends bien, mon petit, qu’à cette heure je n’ai pas trop de toutes mes disponibilités pour soutenir l’œuvre admirable que la France entreprend au Maroc…”
Georges le regarda pour voir s’il rigolait. Il était sérieux comme un pape. Oui, Wisner pensait, après tout, que les gens comme lui un jour ou l’autre devaient cesser de jouer des parties individuelles et en faisant le jeu de l’État, en apportant à la communauté des forces jusque-là indisciplinées… Georges était trop étonné pour lui couper la-parole.
“Mon vieux, il faut bien t’imaginer que ce n’est pas que je croie aux balivernes, aux grandes machines avec lesquelles on fait marcher les foules… Quand je dis la France, c’est une façon de parler très simple, pour dire nous, un certain groupe d’intérêts communs. Il n’en est pas moins vrai que, la règle du jeu une fois admise, nous sommes en train de transformer une région sauvage, improductive, en une espèce de petit paradis terrestre, où ça sera curieux de se promener dans dix, quinze ans, si nos reins nous le permettent. Oui, je vais faire une petite cure à Contrexéville, Thompson m’a dit qu’il y partait… C’est tout de même un peu plus excitant de prêter de l’argent pour une entreprise de ce genre que de jouer ton petit truc à 100 % avec des cocos comme ce Sabran, qui compromet le tout bêtement en se faisant sauter la cervelle. Moi, dans mon jeu, les Sabran par centaines sont les pions d’une partie autrement intéressante, et s’il s’en casse en route, eh bien, au moins, ce n’est pas pour rien ! Mort au champ d’honneur, c’est plus reluisant que le suicide ! Il en reste une belle et bonne colonie, des mines, des cultures, des villes, des ports, des routes, des voies ferrées.
— Si on vous les laisse. Ça ne marche pas fort d’après les journaux.
— Les incidents de Fez ? Oui, mais maintenant nous venons d’envoyer là-bas un homme, mon vieux Georges, avec qui ça ne traînera pas. Lyautey. Tu le connais, toi, Lyautey ?
— Mon beau-frère, à Alençon pendant son service, était au 14e hussards qu’il a commandé. Et puis le cousin Émile l’a connu à Madagascar. Il en raconte des vertes et des pas mûres sur ton grand homme.
— Je sais, je sais. En attendant, depuis qu’il est là-bas, les actions montent. Ce sont des problèmes à n’en plus finir. Moulay Hafid, le Sultan, nous tire dans les pattes. Il va falloir le remplacer. Et puis il faudra revoir toute la législation marocaine pour donner une base à nos titres de propriété, parce que le régime de la propriété au Maroc est d’une complication ! Il y a les biens maghzen, les biens melk, les biens habous, on s’y perd ! Impossible là-dessus de baser une propriété véritable, il y a toujours la tribu, l’État, qui réclament, ce sont des contestations à n’en plus finir. Lyautey…”
Georges sifflotait d’admiration. Il était bien parti, son Wisner. Une idée diabolique lui vint.
“Et si ton petit copain Guillaume revenait sur ses arrangements coloniaux, dis donc ? Il y a toujours les frères Manesmann au Maroc…
— La France, dit très dignement Wisner, ne craint pas l’empereur. Elle saura se faire respecter aux colonies comme dans la métropole. On ne nous empêchera pas de poursuivre notre œuvre de civilisation. Et s’il faut faire la guerre…
— Dans tout ça, tu auras bien pour moi une petite situation…”
Wisner s’arrêta comme pour réfléchir.
“Pourquoi non ? dit-il. Mais à une condition…
— Fais voir.
— Que tu partes au Maroc tout de suite.
— Merci, dit Georges, mais j’ai une petite amie qui ne veut pas quitter sa vieille mère !”
Il s’apprêtait à partir.
Wisner soudain l’arrêta :
“Ou encore… si tu voulais entrer dans la police ?”