XXII

Solange, à nouveau, se mariait. Avec un garçon assez riche, un industriel du Nord, trente ans, déjà maître de la fortune paternelle ; fils d’un ami de jadis des Jonghens. Enfin un mariage assorti. On s’était retrouvé par M. de Houten. Un hasard.

Pierre Lefrançois-Heuzé avait eu à Paris une jeunesse orageuse, ainsi du moins s’exprimait Martha. Maintenant il s’agissait de retourner près de Lille, dans le château de briques d’où il pouvait diriger son usine. Il garderait un pied-à-terre à Paris, pas loin de la pension de Martha. Il avait deux autos. Il connaissait les femmes. Solange serait heureuse.

Ça ne traîna pas. En deux mois l’affaire fut bâclée. Catherine qui n’avait rien à faire ce jour-là, assez lasse d’ailleurs, elle ne savait pas ce que c’était, un genou qui faisait mal, vint au Champ-de-Mars pour la réception qui suivit la cérémonie à l’église.

Joris de Houten ne put assister à la réception parce qu’il avait dû aller quelque part pour affaires ; il téléphona pendant qu’on mangeait des petits fours au buffet dressé dans le salon, par les soins de la maison Gagé (avenue Victor Hugo), et Martha fut extrêmement contrariée, extrêmement.

Le vol de la Joconde formait le fond de la conversation.

Catherine examinait avec curiosité le marié qu’elle voyait pour la première fois. C’était un homme un peu bouffi, mais pas mal, rompu à tous les sports. Une petite cicatrice dans une joue à cause d’un accident de chasse, un plomb perdu… Il riait en l’expliquant. Les mains belles, quoique molles. Catherine en le regardant pensait invinciblement à la façon dont se tiennent les ouvriers qui ont une épaule ployée par l’habitude de fléchir sous le sac à outils.

Elle le détaillait, M. Pierre Lefrançois-Heuzé. Un parfait spécimen d’homme sans tare. L’oisif que rien n’a marqué… sauf le petit plomb de chasse. Ce qu’une mère de famille qui n’a pas été très contente de son mari peut souhaiter à sa fille. Exactement. Avec les représentations maternelles que cela suppose. Catherine le détaillait d’une façon qui déshabille. Et M. Pierre Lefrançois-Heuzé en oubliait un peu que, le jour de son mariage, on n’est galant qu’avec sa femme. Catherine en éprouvait une espèce de lassitude. Elle savait si bien comment sont les hommes, leurs gestes au bout du compte.

Martha lui avait demandé de ne pas fumer, parce qu’il y avait des gens de la famille de son nouveau beau-frère, qui étaient un peu province, et qui n’auraient pas compris.

Au milieu de tout cela, Brigitte et son mari. Celui-là, ce qu’il devait être drôle au lit ! Il portait la barbe, les cheveux en brosse. Ses cols n’étaient pas tout à fait comme ceux de tout le monde. Il avait les façons furtives des hommes qui ont toujours eu peur que les femmes ne leur coûtent de l’argent.

Les amis des Jonghens et ceux des Lefrançois-Heuzé se valaient. Familles. Hommes déjà éteints, jeunes gens gauches. L’ennui. Tous des candidats à on ne sait quelle sinécure. Des hommes qui feront semblant de mériter leurs moyens d’existence, des femmes qui trembleront toute leur vie de perdre ces hommes, et avec eux deux ou trois domestiques, un appartement, des robes. Un sous-lieutenant, avec un nom double, il était à Saumur, fit la cour à Catherine avec une timidité curieuse pour un cavalier. Au milieu de tout cela une figure très pâle, une jeune fille, habillée en noir. Ce qui ne se fait pas. Une vague cousine du marié, Mlle Judith Romanet ; elle faisait de la sculpture.

Cela suffisait pour intéresser un peu Catherine. Une jeune fille qui avait au moins la velléité d’une vie indépendante. Elle essaya de lui parler. Ce n’était pas très facile. Judith Romanet se défendait. Répondait par monosyllabes. Absente. Vraiment pâle. Il y avait quelque chose qui la possédait.

Une espèce de lueur éclaira des yeux bruns, et petits, quand Catherine se permit d’ironiser légèrement sur la vie qui attendait les nouveaux mariés dans le Nord, et d’une façon générale la vie des gens mariés. Elle n’aimait pas Solange, c’était visible. Peut-être aimait-elle son cousin.

La petite fille que nous avons connue cinq ans plus tôt à Morneville est devenue une femme, sinon une beauté. Personne ne prend grande attention à elle. Son père qui vient de se remarier a quitté le ministère : il est entré dans le conseil d’administration d’une grosse affaire d’armes et de cycles. Sa compagnie est une des plus fortes sur le marché français. Les relations de M. Romanet dans les divers services du ministère de la Guerre lui sont fort utiles maintenant. La nouvelle Mme Romanet est très mondaine. Elle aime la chasse, elle monte à cheval, et elle a eu le premier prix à Trouville pour son maillot de bain.

Judith tendait une coupe de champagne à Catherine, et Paul Jonghens avec des sandwiches sur un plat les plaisantait de fuir les hommes, quand la coupe chavira et Judith se trouva mal. Cela fit un petit remous. Les gens s’empressaient. “Laissez-moi !” Judith écartait le monde. Elle avait encore l’air étonné des gens qui ont senti leur mort. Elle n’était pas tombée tout à fait, à cause de la table du buffet et de Paul.

Dans la chambre de Martha, où elle resta seule avec Catherine, dans les coussins du lit, soudain elle leva vers l’étrangère des yeux qui se décidaient à l’aveu. Catherine le reçut comme un choc dans le cœur.

“Je suis enceinte”, dit Judith.

Elle avait deviné Catherine. L’alliée. Oui, naturellement, c’était Pierre Lefrançois. Stupide. Simplement elle était si seule, et il embrassait bien. Un homme tout à fait idiot. Non, elle n’avait pas voulu faire sa vie avec lui. L’horreur. Et puis tout d’un coup cette chose en elle.

Pierre… Tout de même à l’idée de le perdre, elle avait froid par tout le corps. Elle le méprisait, mais elle avait de lui un besoin d’intoxiquée. Et puis cet enfant. Elle se moquait de ce que les gens allaient dire. Mais son père ne lui donnait rien. Elle travaillait, ne gagnait pas grand-chose… Elle ne voulait pas de cet enfant. Elle avait vingt-deux ans ; c’était comme la fin de sa vie. Cela faisait trois mois, si elle ne se trompait pas.

Une complicité s’établit entre Catherine et Judith. Catherine donna à sa nouvelle amie L’Unique et sa propriété de Stirner, et un livre intitulé : Malthusianisme et Maternité. Elles se rencontraient à Montparnasse où Judith fréquentait des peintres. Le genou de Catherine n’allait pas mieux.

Catherine se souvenait d’un étudiant en médecine qu’elle avait connu chez Libertad, et qui avait débarrassé d’un gosse qui tombait mal la compagne d’un camarade. Elle eut quelque peine à retrouver celui-ci. À Romainville les anciens amis du typographe avaient maintenant des locaux, où on se réunissait comme jadis rue du Chevalier-de-la-Barre, et où se faisait maintenant L’Anarchie.

Elle y trouva des nouveaux qui la soupçonnèrent un peu de n’importe quoi. On ne savait pas ce qu’était devenu le carabin. Embourgeoisé. Mais on avait une adresse. Dans le jardin, il faisait beau, on était à la fin du printemps. Catherine retrouvait avec une espèce d’émotion étrange ces braves types, qui avaient comme elle leurs difficultés avec la vie et les idées, des gens si différents de tous ces hommes avec lesquels elle passait maintenant ce qu’il lui restait d’une vie limitée. Elle en éprouvait une certaine honte. Typographes, anciens ouvriers, tailleurs, ajusteurs, mécaniciens, menuisiers, des intellectuels.

Tout ce qu’il y avait en eux qui l’écartait, là au milieu des arbustes de banlieue, tandis qu’au fond l’amie d’un des camarades faisait des cartons à la carabine sur une cible, était comme un remords pour Catherine. Ils continuaient, ces hommes, leur bizarre combat. Dans la maison on entendait le bruit de la presse. Une odeur d’encre et de papier humide se mêlait à un timide parfum de lilas. Il y en avait un, garçon épicier ou quelque chose comme ça, mais depuis longtemps on avait oublié son métier, qui regardait Catherine avec de grands yeux. C’était un malingre, avec la raie au milieu des cheveux un peu longs sur l’oreille, faisant une mèche sur le front. Celui-là, elle ne le connaissait pas, c’était un nouveau venu, un petit. C’était drôle, Catherine avait l’impression qu’il suivait en elle les progrès d’un malaise contre lequel elle se débattait depuis un moment sans savoir bien ce que c’était. Les yeux du jeune homme avaient l’air de comprendre, eux.

Elle parlait à voix basse avec un des anciens lieutenants de Libertad. On n’avait pas gardé mauvais souvenir d’elle, ici, faut croire. Elle était un peu en dehors du monde qui était le leur, mais n’est-ce pas ? Des anarchistes n’ont pas le préjugé des classes. Catherine pensait cela avec une certaine amertume à l’égard des milieux socialistes qu’elle avait plus ou moins connus. On lui donnait l’adresse demandée, quelque part rue Lepic. Catherine avait toujours mal au genou.

Tout d’un coup, voilà que tout se brouille. Elle a une espèce de chaleur. Un brouillard. Une toux qui la secoue, qui la casse, et dans la bouche une eau qui monte, une marée. Inconsciemment ses doigts tâtonnent dans son sac si difficile à ouvrir, vers un mouchoir. Sa bouche est pleine. On la regarde. Le petit avec la raie au milieu s’est précipité vers elle. C’est vrai qu’elle vacille. Elle veut parler. Qu’est-ce qui coule comme ça des lèvres ? Sa main devine le sang. Elle se sent partir.

Elle se retrouve dans la maison, dans une petite chambre sur le lit ; une femme jeune est près d’elle, et hoche la tête. Le corsage de Catherine est gâché, du sang est tombé dessus. Le petit nouveau est là. Il la regarde toujours : “C’est la première fois ? Répondez pas. Seulement avec les mirettes. Parce que je sais, moi, j’ai ça. Faut pas parler pendant quelque temps, pour pas se secouer. Déjà d’autres ? Aussi fort ? Non ? non. Vous avez vu les médecins ?”

Il y a quelque chose d’extraordinairement doux et fraternel dans la voix de ce petit. Elle se sent très faible. Tout tourne. Ça a dû être énorme… énorme. Maintenant elle a les yeux humides, des larmes. Le petit reprend : “Allons, faut pas pleurer ! J’ai eu ça, trois, quatre fois, je sais plus. Moi, ça a commencé là-bas, à Fresnes. Alors, c’est moins drôle. Ils ne voulaient pas me porter malade. Quand je suis sorti, j’avais une de ces binettes. À Saint-Maurice, qu’ils m’ont mis. Ça ne valait pas mieux que la prison.”

Il parlait très vite, comme s’il voulait l’empêcher de placer un mot. Elle comprit qu’il avait peur que ça lui reprît, et qu’il ne voulait pas qu’elle bouge, même la langue. Il était laid ; mais il était bien gentil.

Après deux heures de repos, on la laissa partir. Le retour ne fut pas très drôle. Par bonheur, Mme Simonidzé était sortie. Catherine avait craint les questions sur les taches de son corsage. Elle eut le temps de se changer.

Le médecin de la rue Lepic habitait dans trois petites pièces sombres, dont l’une faisait cabinet gynécologique. Ça n’avait pas l’air très propre. Un David vainqueur de Goliath en bronze sur une cheminée à dessus de peluche avait perdu le sabre qu’il faisait mine de remettre dans son fourreau. Mais un petit paquet de coton à ses pieds rappelait le caractère médical du lieu.

La femme qui ouvrait la porte, habillée en infirmière, très familière avec le docteur, introduisit Catherine et Judith. Le Dr Planté était un petit gros, blême, avec les mains agitées, et une barbiche sale. Les références de Catherine lui firent instantanément quitter ses manières de praticien protocolaire. Il tutoya ses visiteuses. Il n’y avait pas de doute, la gosse était enceinte, et même assez avancée. Fallait la débarrasser tout de suite parce que sans ça, cela ferait du vilain. Catherine toussait : la gêne sans doute.

Cela n’alla pas tout seul d’arranger où Judith irait en sortant de chez le Dr Planté, le jour de l’opération. On ne pouvait se fier à personne. Il y a des gens, ce n’est pas manque de confiance, mais on ne peut pas leur demander de prendre ça sur eux. Tout se passerait très simplement, le médecin l’avait dit. On ne pouvait demander à Martha d’héberger Judith, à cause de Solange. Et puis ça l’aurait gênée, pour ses pensionnaires. Finalement, on se décida de prendre une chambre dans un hôtel derrière le cimetière Montparnasse. On arriverait en taxi, avec des bagages, comme si Judith venait de Suisse. Elle avait une cousine qui s’occuperait d’elle. Une petite provinciale, éperdue et romanesque, qui était à Paris pour faire des études de droit.

Tandis que dans l’appartement du médecin, on préparait tout pour l’opération, Catherine brusquement, malgré l’inquiète Judith, et l’infirmière fardée qui mettait de petites housses blanches sur les meubles, sous le prétexte invraisemblable de l’asepsie, se tourna vers le Dr Planté et demanda : “Docteur, est-ce que vous ne voudriez pas m’ausculter ?”

Le moment était mal choisi, mais le docteur ne voyait aucun inconvénient à donner un coup d’oreille. Toussez, là… respirez maintenant. Il tripotait un peu les seins de la malade, en écoutant. Pure habitude, sans signification aucune.

Il faisait une espèce de moue sérieuse en se relevant, et fourrageait sa barbiche. Il tournait autour du pot. Quand il vit que Catherine connaissait son mal, il n’y alla plus par quatre chemins : “Une de ces petites cavernes, je ne vous dis que ça. Je vais vous donner un mot pour Cadiou. C’est une canaille. Mais le meilleur spécialiste pour la tuberculose des os… j’ai été dans son service comme stagiaire…”

L’opération, comme on s’y attendait, réussit pleinement. Judith avait bien la bouche pincée, et le regard vague, mais dites donc ! Catherine emportait la carte du DPlanté dans son sac.

Était-ce l’atmosphère de l’avortement qui avait donné à Catherine comme une idée de la mort ? Elle se précipita chez Cadiou. Il habitait un petit hôtel particulier place Malesherbes. Il y avait un Renoir pendu dans le hall et des chinoiseries partout. Le cabinet florentin avec des tentures était tout ce qu’on fait de mieux comme confessionnal moderne.

L’examen ne prit pas longtemps. Le diagnostic non plus.

Il fallait changer d’air. Chaise longue tous les jours. Régime sérieux. Si Mlle Simonidzé ne voulait pas avoir des saletés… parce que claquer, ma petite, ça passe encore… mais avoir un mal de Pott, des abcès, enfin tout le tableau… et ça vous guette. Le mieux serait de vous faire au genou un petit plâtre léger, dès maintenant. Immobiliser ça. Ce qu’il faut au bacille de Koch c’est l’immobilité. Évidemment, le poumon droit. Mais avec de la chaise longue. Au bon air. Tenez, à Berck.

Le professeur Cadiou croyait tellement à la salubrité de l’air de Berck qu’il y avait placé tout son argent. Il avait là-bas une clinique, et il était actionnaire d’un hôtel et du Casino. Il envoyait tout le monde à Berck, les tuberculeux, et préventivement les autres.

Judith se remettait très bien. Elle avait un peu de fièvre, ça traînait. Elle était de mauvaise humeur et, au fond, elle regrettait maintenant le gosse. Catherine était révoltée.

Elle arrangeait son départ. Non, elle voulait bien mourir, mais pas ces horreurs. Passe pour Berck. Par une agence elle engagea une petite villa de trois pièces. Elle ne voulait pas de l’hôtel. Elle voulait être chez elle. Mme Simonidzé qu’il avait bien fallu mettre au courant, s’était mise brusquement dans le rôle de la bonne mère : insupportable, Catherine brusqua le départ. Elle alla prendre congé de Judith, elle ne la trouva pas bien. Il y avait là dans un coin la petite cousine, l’étudiante en droit, qui lisait Claudine à l’école. Catherine, soudain inquiète, lui donna son adresse à Berck et lui dit à mi-voix : “Si vous avez besoin de moi, télégraphiez… je reviens.”