XV
Le mariage de Solange était rompu. Gaston n’avait pas trouvé possible d’entrer dans une famille qui ne reconnaissait pas les dettes d’un des siens, fût-il mort. Le train-train de la pension se poursuivait : des dames roumaines prenaient des leçons de solfège, et vocalisaient encore le matin, tandis que Miss Baxton comptait les petites cuillers.
Hélène, retour de la Riviera, guérie paraît-il, mais maigre vraiment, passait ses journées en tête-à-tête avec Mercurot. Il fallait en finir. Le médecin recommandait le mariage. Pas d’enfants tout de suite, par exemple ! Il y eut une messe à Notre-Dame des Champs, et une messe à l’église russe de la rue Daru, Hélène y tenait.
Ce mariage avait bien un avantage : la pension que faisait M. Simonidzé à sa femme et ses filles, insuffisante pour trois personnes, devenait presque large pour Catherine et sa mère, restées seules.
Mais Catherine s’en était allée aux environs de Paris pour ne pas voir ça. La petite localité où elle était tombée était toute bouleversée par la campagne électorale de 1906. Sur les panneaux de bois aux portes de la mairie, à chaque morceau de mur que ne mangeait pas une fenêtre, les affiches contradictoires et grotesques surgissaient. Le mépris de Catherine pour la politique lui rendait ces batailles murales tout à fait incompréhensibles, d’autant qu’elle ignorait ce que représentaient les étiquettes des partis : Républicain progressif, Socialiste indépendant, Gauche démocratique, qu’est-ce que tout cela voulait dire ?
Ce qu’il y avait de certain dans cette période où jusqu’à la campagne était empoisonnée, c’étaient la relégation des femmes, l’importance accrue des hommes paradant sur les places, pérorant aux cafés, saouls tous les soirs, fiers de leur bulletin de vote, les imbéciles ! Les titres gras s’écrasaient chaque jour sur de nouvelles affiches. Je ne répondrai pas disparaissait sous Une infamie ! pour faire place à Deux questions à M. Putois. Dans les maisons, plus que jamais réduites à leur rôle de ménagère, les femmes allaient et venaient silencieuses.
Pourtant une affiche retint Catherine : L’Électeur, voilà l’ennemi ! C’était une affiche anarchiste. On y déclarait que le seul moyen logique de supprimer les lois était de n’en pas faire. Il ne fallait pas élire des gens qui feraient des lois. Le député devait être supprimé, mais l’homme qui portait la responsabilité des faits et gestes du député, n’était-ce pas l’électeur ? Le criminel, c’est l’électeur ! Cette formule paradoxale répondait assez aux sentiments de Catherine pour qu’elle voulût connaître le journal L’Anarchie dont le nom était au bas de l’affiche.
Elle ne put le trouver qu’à son retour à Paris. C’était une feuille très pauvre que dirigeaient alors Albert Libertad et Anna Mahé. Il y avait bien dans l’extérieur de ce journal des choses qui étaient pour exciter chez Catherine un certain esprit critique. Ainsi les fantaisies orthographiques d’Anna Mahé, qui, sous prétexte d’ortografe simplifiée, écrivait jalouzie, plaizir sexuel, hijiène du cerveau, un être intélijent. Mais ce baroque, comme un certain disparate des idées, avait pour Mlle Simonidzé l’attrait du gilet rouge des romantiques. Tout de même, l’antimilitarisme était la dominante de L’Anarchie, et ce serait vite dire que de prétendre que Catherine y goûtait surtout une revanche contre le mariage de sa sœur. L’antimilitarisme chez elle était une révolte contre les hommes, contre tous les hommes, et pas seulement Mercurot ou Jean Thiébault. Ce sont les hommes qui sont soldats, ce sont les hommes qui sont électeurs. Catherine ne réclamait pas le droit de vote pour les femmes, comme les suffragettes anglaises.
À vrai dire, L’Anarchie, qu’elle lisait maintenant régulièrement, menait contre la guerre une propagande où tout n’était pas sans force. Ainsi Catherine peu à peu s’attacha aux articles de Libertad :
“Il en est qui parlent pour la paix, écrivait-il, moi je parle pour la guerre. Pour cette guerre qui ne jette pas les hommes aux frontières – la révolution n’en connaît pas – mais qui les dresse contre l’oppresseur de tous les jours, en tous les pays.”
Si on mêle quelques souvenirs de Cluses à cette agressivité envers les hommes, les maris, qui donnait à la conversation de Catherine le charme d’une bataille, on comprendra peut-être comment Catherine lisait ces mots : l’oppresseur de tous les jours. Elle était loin d’approuver tous les collaborateurs de son nouveau journal. Contre l’oppresseur, les moyens les plus violents lui semblaient bons. Elle se fâcha d’un article de Ferdinand Buisson. Suivant cet excellent homme, la mère de famille devait inculquer de bonne heure à l’enfant cette idée que les armes, qu’un sabre, un fusil, un canon, sont des instruments que nous devons regarder du même œil que nous considérons au château de Chillon des instruments de torture employés il y a quelques siècles. De tout cela, Catherine entendait d’abord les mots la mère de famille, et cette formule la mettait hors d’elle. Il y avait des mères de familles pour les anarchistes maintenant ! Et puis un revolver n’était pas une arme archaïque, s’il abattait un tyran. Enfin Catherine éprouvait l’envie de connaître ces gens si divers, de voir ce qu’ils avaient dans le ventre. Elle alla à un petit meeting qui se tint à la salle du Commerce, rue du Faubourg-du-Temple ; c’était au lendemain de l’arrestation des vingt-six signataires d’une affiche antimilitariste : Aux conscrits.
De cette petite salle enfumée, où-se pressait un public mi-ouvrier, mi-intellectuel, elle ne retint que le pathétique et la bigarrure des gens. Les longs cheveux de jeunes hommes qu’elle trouva beaux et mal tenus, l’intéressèrent en fait tout autant que la présence d’un certain nombre de femmes, bien qu’elle se fût surtout proposé en venant là d’approcher des femmes qui lui fissent oublier sa sœur, Brigitte et Solange. En fait, elle ne vit guère là, après des orateurs dont le nom ne lui disait rien, – Henri Lagné, Victor Dimitel, Jean Goldsky, – elle ne vit guère là qu’un seul homme, le directeur de L’Anarchie, Albert Libertad.
C’était un homme grand, à la tête comme une broussaille, avec toute sa barbe et des cheveux bruns retombant en arrière plus bas que le col. Si ses épaules lui remontaient un peu, sans doute cela tenait-il à ce qu’il ne marchait qu’avec deux béquilles. Avec son front immense et bombé, dégarni par une calvitie commençante, cet homme qui exerçait un grand attrait sur les femmes, par son regard et sa voix chantante de Bordelais, était un infirme. Vers le bas, son corps mourait. Cette volonté, cette rage se terminait par deux jambes molles qui ne pouvaient soutenir Libertad. Toute sa force était dans ses bras habitués à porter le corps. Cet être qui ne touchait pas la terre avait une fureur pathétique. Catherine ne pouvait détacher de lui ses yeux. Il parla.
“Depuis plusieurs semaines, quelques empanachés, disait-il, discutent afin de savoir qui aura le droit, des financiers français ou des capitalistes allemands, de voler les Marocains. Il paraît que si ces bonshommes pour une cause quelconque – maux de dents ou d’estomac, déboires amoureux, etc., – ont des idées maussades, les honnêtes gens de France et de Navarre massacreront les honnêtes gens de Prusse et de Bavière, et réciproquement. Pour nous, au moment où les gouvernements parlent de complications nouvelles, nous tenons à déclarer bien haut que nous ne marchons pas. Quant à ceux qui se contentent de mots ronflants, patrie, honneur, drapeau, pour se faire tuer ou tuer les autres, qu’ils aillent à la boucherie ! Sur la terre débarrassée de ces résignés nous hâterons l’avènement de la société anarchiste où les hommes seront unis par leur amour pour la vie.”
Les mots n’étaient rien : il y avait la voix, la flamme, comme un embrasement de tout ce visage aux yeux clairs. Puis le mélange de la force et de la faiblesse, de la véhémence et de l’infirmité. Catherine regardait cet homme qui portait une longue blouse noire de typographe. Quelle maladie, quel accident avait fait de lui un infirme ? Il sortait de cette blouse deux jambes ballantes, aux pieds nus dans des sandales.
Catherine s’approcha de lui, quand il fut venu s’asseoir dans la salle, et elle lui parla. C’était curieux, comme un vertige, ce besoin qu’elle avait eu de lui parler. Elle ne se l’expliquait pas très bien. Ils n’échangèrent que quelques propos sans intérêt, elle l’abordait avec une certaine timidité. Elle sentait confusément qu’il appartenait à un monde étranger, inconnu d’elle. Non pas, pensait-elle, parce qu’il était ouvrier. Non, non. Mais à cause de toute sa vie, comme un mystère. Elle se demandait comment il passait ses journées, où il dormait, de quoi il avait pu avoir l’air, enfant. Il l’invita à venir aux soirées de L’Anarchie.
Martha fut extrêmement inquiète, le lendemain, du récit que lui fit Catherine de cette innocente entrevue.
“Mon Dieu, Katioucha, tu n’es pas folle ? Aller dans des endroits pareils ! Tu finiras par avoir des histoires avec la police, d’abord. Et puis qu’est-ce que cette curiosité pour cet homme ?
— Voyons, Martha, tu ne penses pas que je suis éprise de lui ?
— Ah ça, par exemple, je ne l’imagine pas ! Un infirme ! Mais pourquoi me demandes-tu ça ? Mon Dieu, tu es amoureuse de cet anarchiste !
— Je t’assure…
— Tu es amoureuse, c’est toi qui l’as dit ! Mais songe un peu à ce qui peut arriver ! Quelle vie pourrait être la vôtre ? Tu ne vas pas l’épouser ?”
Romanesque comme toujours, cette Martha ! Catherine était prise de fou rire. Il y avait là trop de choses à la fois : d’abord le comique de Martha qui n’imaginait jamais rien hors du mariage, malgré le beau Joris, puis le comique de sa frayeur, cette sortie à propos de rien, tout de suite une histoire d’amour ! Cela fait mal quand on rit trop, un peu comme de courir par un grand froid : cela brûle.
Martha parla de l’affaire à M. de Houten. Il savait qui était Libertad. Il savait tout, ce Joris. Martha l’embrassa avec admiration.
“On dit bien des choses sur ce personnage, et vous devriez, chère amie, faire comprendre à Mlle Simonidzé qu’elle se fourvoie. Oh ! je ne veux pas dire socialement… ce ne serait pas d’ailleurs pour la retenir. Mais répétez-lui qu’il a couru des bruits très troubles sur ce Libertad. Sans que je sache rien de positif. Vous tâcherez surtout de ne pas m’engager en répétant à votre amie ce que je vous dis là.”
Catherine fut sur le point de mettre son chapeau et de s’en aller au premier mot que lui en toucha Martha. On disait que Libertad était de la police, on avait arrêté des gens après une perquisition chez lui, et il n’était jamais inquiété malgré ses discours incendiaires. Ainsi lors de la visite d’Alphonse XIII à Paris, il avait été bien arrêté sur le pont Alexandre et par Xavier Guichard en personne : eh bien, il n’était jamais arrivé au poste de police !
“Tu comprends, mon petit, ce que je t’en dis, c’est pour ton bien. Joris me l’a raconté. Lui, ça lui est égal, que ce Libertad soit de la police. Au contraire. Il dit qu’il faut des gens comme ça, et que peut-être sans eux, on l’aurait tué, Alphonse XIII. Ce qui serait très ennuyeux. À Paris, tu penses ! Pas que ça nous fasse ouf, la mort d’un roi, et d’un roi d’Espagne. Mais enfin qu’il s’arrange pour être tué ailleurs, et pas chez nous. Son père était venu nous rendre visite en habit de uhlan. Tu parles d’un manque de tact ! À part ça, celui-ci est jeune, et puis j’aime assez les Espagnols. J’en ai connu un, non c’était un Argentin. Ou un Brésilien. Je ne sais plus trop…”