LES SINGES DU TEMPS LE CIRQUE DU RÊVE LES CERCLES DE LA MORT DE MICHEL JEURY

« Pas question de résumer une œuvre d’inconscience-fiction aussi riche et complexe que les Singes du Temps ; contrairement à certains critiques qui pensent que leur rôle est de rendre clair l’objet qui leur passe sous l’œil ou l’oreille, ce qui signifie inéluctablement réduire, maîtriser et mépriser ledit objet dans un système herméneutique préétabli qui n’est clair que pour celui qui l’applique et le plaque, il me semble plus conforme à l’esprit désirant des Singes du temps de produire une « critique » éclatée, hésitante qui, pour n’être pas plus claire que sa référence, tente de ne pas commettre le crime de récupérer les Singes dans un temps trop certain, de liquider la grande puissance-jouissance du livre, dégagée par l’explosion du temps et de la réalité que sa vertigineuse construction narrative provoque – dans un discours totalisateur, réconfortant. »

O.U. Vomardrousin « G. Bruno, J. Joyce et M. Jeury » in « THX 2002 », n°11, p. 38.

Les Armureries d’Isher du regretté A. E, van Vogt mettent en scène un fabuleux balancier temporel, fondateur paradoxal dans un futur indéfini de l’Histoire et du cosmos ; mais ce balancier qui plonge de part et d’autre d’un point de symétrie temporelle, reste simplement adjacent à l’histoire et aux lignes du récit : bombe mentale désamorcée. Les les, les Singes, le du, le temps, l’histoire, les histoires, l’absence d’histoire et ses lambeaux sont absorbés dans le livre-balancier de Michel Jeury, balancier tourbillon, culbuteur, désancré, boulimique, tournant sur lui-même, grignotant ses axes, expulsant les points fixes, dénouant les surfaces en multi faces, désignant tous les plans qu’il parcourt réels ou non – quelle différence – successivement et simultanément comme unité actuelle de référence, lignes mouvantes que vous n’avez pas le droit de conglomérer en réseaux flexibles, pour insinuer : celui-ci est le réseau initial, le fondement, la réalité rassurante à partir de laquelle l’univers se désagrège, le temps et l’espace se brouillent, se déphasent, s’affolent, s’évanouissent, s’harmonisent et recommencent leurs subtils exercices de haute voltige ; sachez ne plus savoir où vous êtes, où vous en êtes, probablement parce que le « partout » mutile l’être de savoir. Ce balancier temporel communique avec Le Temps Incertain par odeurs de pommes mouillées et chronolyse interposées, en décrivant une trajectoire de la terre à la terre, d’un cirque itinérant à l’océan Boam jumelé avec la Perte en Ruaba, d’un éclair atomique aux espaces fugaces qui clignotent dans l’indéterminé.

Les oscillations effrénées du balancier engendrent un récit mosaïque, un patchwork de séquences multicolores connectées par répétitions, métamorphoses et gerbes sensorielles. Avec d’autres processus que le cut-up de W. Burroughs ou l’arsenal de J. Joyce, en connivence temporelle avec le très beau film de S.F. d’Alain Resnais : Je t’aime, je t’aime, Les Singes du Temps entrent en guerre contre la linéarité du récit enracinée dans le temps certain qui certifie la prétention du sujet dans l’histoire, sa permanence narcissique : pour ce sujet réconforté par sa médiocrité tenace, les « informations » des mass-média ronronnent en lignes droites parallèles sur le globe de la répétition. Jeury cisaille dans le temps et l’espace du récit, il découvre de nouvelles failles par lesquelles il enfile l’axe linéaire de la narration, l’enroule sur lui-même, le tord en nœuds frisés et boucles nodales, le disloque en faisceaux multiples, cordes raides du fugueur temporel qu’il nous invite à devenir, spirales et volutes que l’on traverse en procession ou qui s’imposent dans la simultanéité. Jeury vainqueur par surabondance.

Aux U.S.A., des médecins injectent à leurs patients agonisants des doses massives de L.S.D. ; attendre la mort pour découvrir la puissance inhumaine d’un appareil psychique débloqué ! Éternité subjective à portée de pilules ?

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j’articule : Le Temps incertain ou Indéterminé qui s’éparpille à la faveur des drogues chronolytiques (Le Temps Incertain) ou sous l’effet de la douleur (Les Singes du Temps) – mais la chronolyse est une faculté naturelle, oubliée, refoulée… – peut être rapproché du monde des rêves, des mondes du rêve, du mode de production de l’inconscient, à condition de ne pas enfermer ceux-ci dans un volume théâtral tel que le texte agité du livre serait le contenu manifeste, prolixe, touffu, truffé de métamorphoses et de répétitions, masquant le contenu latent qu’on rétablirait après interprétation comme réalité ultime et inamovible exprimée au plus profond du livre en un discours clair ; cette opération s’avère impossible, on ne descendra pas du texte travaillé, mouvementé, à la vérité première interdite qui ne s’offrirait que sous un déguisement trompeur, du temps dissous au temps ressoudé ; l’inconscient n’est pas une parole maudite ou honteuse, mais le travail du mouvement ; rien n’est caché, les figures sont découvertes, en surface, le rêve est pressenti comme force créatrice des réalités dans leur multiplicité : il n’y a aucune différence de niveau entre les nombreuses lignes temporelles tissées dans l’indéterminé, aucune loi de passage déductible. Dans un « premier temps »[1], les excursions vagabondes dans le temps incertain nous le donnent à voir comme une surface illimitée sur laquelle tourbillonnent des traces mnésiques et des événements enchevêtrés en vagues folles, provenant de deux zones temporelles distinctes : alentours de 1980 et 2080. Dans l’avalanche des séquences, on apprend momentanément que Simon Clar, torturé par la police politique vers la fin du vingtième siècle, déclenche le processus chronolytique pour échapper à la douleur et « se » retrouve dans le temps incertain, tandis que Simon Shar, conseiller du Président socialiste de la confédération mondiale en 2081, est envoyé en mission dans l’indéterminé sous le contrôle d’un réseau phordal ; but éventuel de cette mission : prendre contact avec des personnes (Simon Clar ?) proches des fondateurs du parti socialiste vénérés par le Président Lakdar, pour qu’elles donnent leur avis sur la situation à laquelle ce dernier doit faire face. Il y aurait une sorte d’osmose entre les deux voyageurs, fusion des personnalités, échange des souvenirs mais aussi interpénétration des époques par le truchement de cette fusion. L’univers chronolytique brasse dans un incomparable désordre toutes les données originaires de ces deux sources (deux pour le moment) et le livre exhibe brillamment ce magma temporel par son agencement textuel-figural ; plus de temps ; tous les temps. Devant cette confusion des segments chronologiques, tout paradoxe donne lieu à plusieurs possibilités de description (plutôt que d’analyse) indécidables.

Lorsque la séquence « au camion rouge » fait retour pour la seconde fois, Sophia la Lovara raconte à un Simon âgé de douze ans l’histoire de Magic Joe, exactement la même histoire que Magic Joe lui-même ânonnait à Simon Clar et à Sophia dans la première séquence ; alors que les interlocuteurs de Simon Clar le nomment fréquemment Shar /…… /, la seconde séquence n’est pas un souvenir de l’homme du vingtième siècle, le contexte (philosophie Asuyo, Parc Eden IV…) situe l’action au vingt et unième siècle, et l’appel du temps retransmis par le tableau de bord du camion rouge n’est pas une interférence, il s’adresse à Simon Shar ; mais les deux Simon n’en font plus qu’un ? Tout cela est encore bien trop simple, des complications interviendront par la suite précédente. Faut-il considérer l’emploi de la première personne du singulier dans les séquences concernant Simon Shar (ou la facette Shar de l’entité Simon) comme l’indice d’une réalité exclusive : celle du vingt et unième siècle ? De jolis renversements en perspective. Que vient faire Sophia dans la première séquence (vingtième siècle) alors qu’elle est une entité mirage du futur : s’agit-il d’une Sophia différente ou d’une incursion « normale » d’un temps dans l’autre ? Aucune raison de privilégier l’une des deux extrémités du segment incertain ou l’une des nombreuses (?) autres zones temporelles qui feront-firent leur apparition jadis-plus tard.

Certaines séquences voient la prédominance d’une période, éclaboussée d’interférences anachroniques ; dans les séquences « Taverny », juste avant l’explosion de la bombe (1981), des émissaires du futur peuvent surgir aussi bien que les Bopos contemporains ; le présent est la juxtaposition de ces éléments de tous temps ; le livre est composé par la répétition d’un nombre fini de séquences qui tournent en rapportant toujours des différences plus ou moins importantes, relatives au déroulement formel des faits autant qu’aux personnages, informations, conversations… à l’intérieur d’une structure événementielle qui peut rester inchangée. Simon prend conscience de la répétition ou la subit, doté d’une mémoire vierge : aucun état ne dure ; sans motif, la pellicule mémorielle est à nouveau impressionnée ; la coprésence embrouillée de ces deux cas témoigne de l’échec infligé au moi considéré comme identité durable régnant sur une mémoire-censure ; ici, la mémoire est censurée parce que Les Singes du Temps ne présentent pas un homme servi ou desservi par sa mémoire, mais le processus même d’inscription et de circulation de toutes traces sur une surface inaltérable qui n’est pas assujettie à l’ordre d’un sujet. Sujets en miettes ballottés dans des situations apparemment homologues aux vingtième et vingt et unième siècles : luttes acharnées pour ou contre le pouvoir avec un enjeu de taille : la prise du pouvoir ou sa déprise. Avec Gogol, la Perte en Ruaba, Variana, Sing, mais déjà le S.A.F.E., on se détourne plus ou moins des systèmes sociaux en vigueur-rigueur, fondés sur le pouvoir et la petite répétition ; ainsi en 1980, le pouvoir des trusts multinationaux dont la collusion criante avec polices politiques et armées complote de sanglantes répressions : ils avaient la détente atomique facile. Luttes de ces empires industriels pour assurer et conserver leur hégémonie, mais également luttes intestines entre blocs d’influence. En 2081, un parti socialiste fortement teinté de mysticisme oriental est au « pouvoir » dans la majorité des régions de la Terre et favorise des expériences de déprise de pouvoir : abolitions des contraintes sociales et temporelles (chronolyse) ; Sing et Variana sont les « États » où ces expériences sont poussées le plus loin. Là encore, les militaires possémaniaques enragés liés aux holdings survivants, mûrissent un coup d’État : abattre le socialisme Asuyo. « La prochaine constitution devra empêcher À JAMAIS l’accès au pouvoir d’un gouvernement démagogique. » (Général Leigh, membre de la junte chilienne, le 19 août 1974.) Devant la menace qui se précise « de jour en jour » (jour ?), une frange dure (stalinienne) du parti Asuyo s’apprête à déclencher une lutte ouverte contre les militaires. Au vingtième siècle, Simon demande à Maria-Lisa, future fondatrice du Parti S. A., ce qu’elle pense de Staline ; bouffées d’avenir. Cette lutte ne peut aboutir qu’avec l’appui du Président ; cas de conscience ou d’inconscience car la victoire des militaires comme des staliniens signifierait l’arrêt des expériences en Variana et Sing. Retour à ? Au président de décider : il envoie un émissaire dans l’indéterminé qui tentera de contacter Simon Clar, l’ami des fondateurs du Parti, pour prendre conseil.

Ce scénario, que j’expose stupidement en continuité, ne constitue même pas ce qu’on pourrait appeler la situation de base des Singes du Temps parce qu’il est atomisé, sera mis en flottement, ne représenta plus qu’une infime probabilité, serait contrarié, être modifié dans un courant de mille séquences incertaines ; la base suppose profondeur. Une des premières séquences, une des plus fréquentes, se déroule sur une plage : au temps familier (vingtième siècle) succède abruptement le temps du rêve-Gogol ; Simon Clar croise l’évanescente et mystérieuse Li ou LEE qui se métamorphose à chaque réitération de la séquence et lui révèle la nature singulière du lieu de leur entrevue : non plus la Terre, mais Gogol, monde onirique, monde intérieur qui obéit à d’étranges lois, lois du désir bien sûr. Troisième (?) gros bloc de réalité qui s’insère ou s’imbrique dans ceux que Simon ne cesse de visiter, et dont l’importance s’amplifiera au fil zigzaguant et déchiqueté du… un récit ? Avec la succession inopinée de séquences hétéroclites, se manifeste la combinaison de plusieurs bandes temporelles dans la même séquence, l’une recouvrant les autres qui jaillissent en éclairs irréguliers, s’évaporent et réapparaissent en positions différentes. La grande préoccupation de Jeury pourrait se déceler dans ce désir à vif de faire varier à l’infini les modalités de surgissement des événements ; douleur prolifique dans l’invention des rapports de réalité… plutôt que de les laisser se figer, en laisse : combattre La Réalité par la profusion des réalités ; La Réalité est un ordre qui aligne les événements selon un schème répétitif, vivant dans l’obsession de perpétuer son blocage.

« Pourquoi aimons-nous tout ce qui est organisation, contrôle, utilisation de l’énergie ? »

Carl réfléchit.

— « Euh… je suppose que c’est la vie elle-même qui veut que l’environnement, les instruments, etc., soient organisés. »

— « Excellente réponse. Eh bien, la plus grande partie de l’univers se conduit de façon tout à fait opposée ; elle se désorganise, dégénère. »[2]

L’ignoble peur du chaos se déchaîne en dispositifs qui s’octroient le monopole de l’organisation et du contrôle furieux des énergies : cela s’appelle société. Le désir factieux qui s’écoule dans les Singes du Temps, contresigné par Dick, Spinrad, Burroughs, J. Rubin (avant qu’il ne passe à Krishna), M. Vingtdeuxmars et des millions d’anonymes, persévère dans le carambolage des dogmes exclusifs canalisant les circulations d’énergie en immobiles réalités, par la diversité prodigue des modèles énergétiques qui s’agitent dans l’indéterminé, comme indéterminé. Correspondances intertemporelles : Simon perçoit vaguement qu’il connaît déjà en partie son futur. Il y a des semblants de progression : par exemple, c’est avec une force graduelle que se dégage l’idée que Simon Clar est, « en réalité », torturé dans quelque officine de la police politique vers 1980 au lieu d’être emporté dans la ronde balbutiante des aventures du temps incertain ; cette progression est fausse en ce qu’elle ne démêle pas un nœud particulièrement résistant de la trame narrative en un fil unique et lisse, mais accroît le caractère noduleux de cette trame, entretient la coïncidence proliférante des réalités incompossibles. Les révélations des Desmons de Gogol suivent le même trajet, la même greffe ; coquecigrues de la critique qui veut mettre à plat ce sac de nœuds, débrouiller les lignes de l’indéterminé, sanctifier un temps structuré : Gilbert Gosseyn est aussi peu celui qui va sain que Simon Clar celui qui apporte la clarté. En étant progressivement cernées puis fermement affirmées dans leur incertitude, toutes les réalités sont posées en même temps, toutes également viables ; Jeury les fait correspondre et résonner : dans chacune d’entre elles, des éléments communs remplissent des fonctions dissemblables, disproportionnées, toutefois, leurs doubles ou triples appartenances ne sont pas hiérarchisées, solutions ouvertes – les compagnons baladins du vieux Magic Joe deviennent dans le futur Asuyo les protagonistes du drame que le Président Lakdar espère résoudre en déléguant dans le temps incertain son ami d’enfance et conseiller privé (Simon Shar) : Jonathan, le vieux Caire (rue du Caire ?), Groomb et Duari, Komar, Asèle, Li et Caroline, Kiang, jusqu’à l’automate déglingué, Aboreïbo, qui se retrouve promu ou déchu en maréchal russe. Répétition de répétition : même histoire proférée par deux personnes distemptes ? La surdétermination s’empare du thème de la traversée des trois États américains menant à la Californie, l’océan. Déjà dans Le Temps Incertain, la Californie jouait un grand rôle ; mais elle n’est pas à Jeury ce que Rome est à Freud : point de ruses œdipiennes ; c’est le but du voyage des baladins, le mot clé utilisé par le Président, qui le fait pénétrer dans la phase chronolytique la plus profonde, celle où les processus échappent à tout blocage, couvrant donc les superficies les plus vastes grâce à leur plus grande liberté de connexion ; dans Le Temps Incertain, Utopie 01 (après clin d’œil au jour, clin d’œil à l’an ?), lieu des expériences chronolytiques les plus poussées, lieu où le rêve-désir forme la société la plus libre qui puisse s’imaginer puisqu’elle anéantit l’espace et le temps.

Cercles et répétitions, éternel retour du même contre éternel retour de la métamorphose.

Les séquences se succèdent et font retour selon des rythmes déréglés, parfois par associations de mots, d’odeurs ou d’idées, elles surviennent en tout cas avec deux événements majeurs : l’attaque atomique et la mise en doute de la réalité par Simon, qui lui attire la réponse « magique » : « Tu te crois assez malin pour savoir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ? », formule fondamentale qui occasionne invariablement un changement de séquence. Ces deux événements indiquent déjà ce qui sera révélé explicitement tard plus tôt, à savoir que la réalité n’est qu’une inconstante convention suspendue aux errances du désir : lorsque le désir ne croit plus en une réalité, celle-ci s’estompe, se volatilise. Le désir est atomique en ce qu’il constitue toute réalité mais qu’aussi bien lui seul a capacité de la désintégrer. Il faut également prendre la menace atomique au sens propre : preuve de la folie criminelle des militaires et de leurs maîtres –atomITTattac –, folie criminelle qui s’emploie à briser le désir lorsque celui-ci s’aventure vers d’autres terres ou d’autres océans, lorsque la répétition mortelle qui EST la vie quotidienne (et le sujet) dans nos sociétés vouées au culte de l’échange, est enfin ressentie comme une insupportable répétition du même, accrochée aux rotations du capital. Daniel Guérin[3] a montré que l’affectation des esclaves noirs aux travaux de monoculture (coton…) était dictée par la nécessité cupide de conserver cette main-d’œuvre dans un état de soumission absolu, favorisé notamment par le caractère non spécialisé et répétitif de ce type de culture : cette situation permettait d’interdire aux esclaves l’éducation la plus minime, ce qui ne contribuait guère à éveiller en eux la faculté de contester efficacement leur condition accablante. Le blocage et la surdité psychiques liés au mode de vie (de travail) capitaliste permettent, toutes choses égales, d’ignorer la qualité pauvrement répétitif de cette vie qui exclut farouchement toute source de variance : c’est sa fonction de commettre ce massacre, désir qui se fige en un dispositif niant toute autre expression de désir que celles rendues possibles par son fonctionnement, investies dans son fonctionnement ; il n’y a pas de pouvoir sans processus de répétition du même qui l’alimentent. C’est précisément cette variance qu’avec une incomparable force, Michel Jeury introduit dans le corps linéaire du récit ; on sait que, le plus souvent, la linéarité narrative se porte garante du statu quo social, de l’immobilisme camouflé en aventureuses pérégrinations, quand elle ne procède pas purement et simplement à la répression brutale des éléments de déviance. Le récit traditionnel est linéaire parce qu’il s’adresse à des sujets réputés conscients, rationnels, inscrits dans le procès normal de l’économie souveraine, apologie grossière de l’ordre en tant qu’il suppose un « droit chemin » que l’on doit suivre éternellement : cette ligne droite est un cercle ; travail et vie-mort sous le joug capitaliste étouffent dans une sphère close, butent contre les parois inox circonscrivant les voies autorisées, car rien n’est possible hors la répétition de l’échange.

« À la cohérence de la représentation, l’éternel retour substitue tout autre chose, sa propre chaos-errance. C’est que, entre l’éternel retour et le simulacre, il y a un lien si profond que l’un n’est compris que par l’autre. Ce qui revient, ce sont les séries divergentes en tant que divergentes, c’est-à-dire chacune en tant qu’elle déplace sa différence avec toutes les autres, et toutes en tant qu’elles compliquent leur différence dans le chaos sans commencement ni fin. »[4] Ce chaos n’est pas n’importe quel chaos : il est puissance d’affirmation, puissance d’affirmer toutes les séries hétérogènes, il « complique » en lui toutes les séries (d’où l’intérêt que Joyce porte à Bruno, comme théoricien de la complicatio »[5]. « Dans le Totum Simul brunien et sa coïncidence des contraires, puisqu’il n’y a plus ni haut ni bas dans un monde en infinie expansion, on ne reconnaît pas seulement le multidimensionnel (le mot est de Beckett) de l’opus joycien, structure pluridimensionnelle par la totalité du mot (le calembour, l’équivoque du sens), de la séquence (rappels sonores, refrains, mimésis), du livre entier (retour du même, équivoque générale du sens).

On débarque aussi dans les temps énormes du parcours beckettien et sa combinatoire sonore, ce qui parait figer en cercle le discours. Les figures du cercle de Bruno à Vico se mêlent pour rappelez l’éternel retour du même qui hantait l’œuvre et la vie de Joyce… »[6] « Un thème parcourt toute l’œuvre de Klossowski : l’opposition de l’échange et de la vraie répétition. Car l’échange implique seulement la ressemblance même extrême. C’est lui qui forme la fausse répétition, celle dont nous sommes malades. La vraie répétition, au contraire, apparaît comme une conduite singulière que nous tenons par rapport à ce qui ne peut pas être échangé, remplacé ni substitué : tel un poème, qu’on répète dans la mesure où l’on ne peut en changer aucun mot. Il ne s’agit plus d’une équivalence entre choses semblables, il ne s’agit même pas d’une identité du même. La vraie répétition s’adresse à quelque chose de singulier, d’inéchangeable et de différent, sans « identité ». Au lieu d’échanger le semblable et d’identifier le même, elle authentifie le différent. »[7]

Dans la majorité des cas, ce type de récit s’accompagne de l’exaltation d’un héros qui mène le combat pour l’ordre : la linéarité est la figure simple qui cimente la foi du héros et de la société en leur autonomie consciente et constante, leur supériorité dans le temps, elle leur donne une douce sensation de pérennité en les inscrivant solidement dans le passé et le présent pour déblayer l’avenir, garantir l’immuabilité psychologique et sociale. Or, ni Michel Jeury ni Simon Clar n’aiment les héros, cette animosité étant nettement posée dès les premières pages ; obligatoirement, le héros est celui qui se sent bien dans la réalité officielle (je ne parle pas du héros de la Tragédie grecque), qui s’y adapte de manière à réaliser ses projets et qui accepte ses lois pour se faire reconnaître au nom des valeurs dominantes. Simon Clar, lui, appartient à une famille qui a toujours eu « les cheveux en désordre et des rapports difficiles avec la réalité ». Il ne peut pas être un héros. À la « fin » du livre, lorsque devant le conseil des Desmons de Gogol, il sera « temps » de prendre une décision concernant le plan Staline, Simon refusera une fois de plus de se laisser coincer en position de pouvoir, de prendre cette décision qui l’exhausserait du rang des Singes, qui ferait de lui un Desmon. C’est-à-dire un monstre capable de se retrouver au sein même de l’indéterminé et d’en manipuler les mille arabesques chronolytiques : il refuse d’accéder à un niveau de conscience supérieure qui risquerait de le fixer dans une réalité, toute supérieure et transcendante fût-elle. La « supériorité » ne réside-t-elle pas au contraire dans la mobilité des réalités et dans l’impouvoir fécond qu’elle suppose ?

Aucune comparaison n’est possible avec un des thèmes favoris de van Vogt : le héros en quête de soi-même. Simon n’a pas perdu sa personnalité, le livre ne retrace pas son éprouvante Odyssée dans l’indéterminé qui se conclurait par la récupération de son identité dispersée, la réconciliation avec lui-même et la réalité. Le processus est inverse : on n’en finira pas de se perdre dans un monde de rêve qui n’assure aucun recollage d’identité, ne tolère aucune assignation fixe de place, monde de la mouvance figuré par l’éclatement du récit et les lignes temporelles-narratives divergentes. Simon se RETROUVE dans des lieux et temps qu’il a déjà traversés, mais au lieu de retrouver son unité, il assistera à sa fragmentation étendue. Tout naturellement, une incertitude subsiste concernant l’univers chronolytique : il est allégué que ce monde mime en quelque sorte la répétition de la vie « réelle », qu’il englobe un mélange de souvenirs, d’expériences passées-futures qui ne cessent de se répéter comme des traumatismes que l’on fait tourner dans sa mémoire dans l’espoir de les liquider : la répétition a pouvoir de lier des événements qui mettent l’appareil psychique en péril ; chaque retour mnésique du trauma le prive d’une quantité notable de puissance, l’événement s’affaiblit en s’éparpillant dans des réseaux préexistants ; ce type de répétition analysé par Freud constitue un mécanisme de défense efficace. Est-ce le modèle qui opère dans Les Singes du Temps ? Le singe serait celui qui est condamné à répéter dans l’angoisse des fragments de vie passée jusqu’à ce qu’un déblocage quelconque, la résolution d’une crise le fasse accéder au plan de conscience supérieur privé d’incertitude et de répétition, inscrit dans le cycle historique normal : « Te voilà de retour – je suis dans le piège – tu t’en sortiras. » L’indéterminé ne serait qu’une phase intermédiaire, par surcroit douloureuse (prix nécessaire au rachat, à la résolution du conflit… schéma qui sent son soufre chrétien) conduisant à l’Éden chronologique ? Si ce thème est détectable (sous une forme plus nébuleuse), ce n’est pas comme thème fondateur qui organiserait la totalité du récit, il n’est qu’une occurrence isolée, démentie, une variation noyée dans la masse tumultueuse des événements possibles.

Aux souvenirs en cage s’entremêlent les souvenirs d’autres « individus » plongés en chronolyse, provenant du passé et de l’avenir, mais aussi des fragments de possibles non réalisés. Reprise de l’équation : ça fonctionne dans l’indéterminé comme « dans » l’inconscient ; pas de temps, tous les temps, et l’impossible qui s’y loge. Le futur Président Lakdar considère la chronolyse comme un moyen d’élargir la vie, d’explorer les richesses du monde intérieur et non pas nécessairement comme méthode de connaissance. Son critère d’utilisation de la chronolyse répond à la recherche d’un maximum d’intensité dans toutes les relations de désir élargies.

Si ce qui nous est montré comme lacis chronolytique n’est autre que l’inconscient en pleine, libre et ruisselante activité, c’est un inconscient sans œdipe ni famille, mode de branchement sur l’histoire (mais dissolvant l’histoire) et le politique ; en chronolyse, le désir tâtonne ou fulgure, évite de s’embourber en dispositifs paranoïaques : fascisme ou stalinisme, dérive vers des régions encore indéterminées, riches en promesses : Variana, Sing, où règne la douce anarchie, synonyme de chaos et de bestialité pour les barbares militaires et politiques.

L’Éternité subjective est cet état (ou cette étape) auquel accède tout individu qui trouve la mort en chronolyse ; l’expérience chronolytique semble alors durer – cette apparence est évidemment réalité – des siècles ou des millénaires. La « victime » de cette extraordinaire expérience est le Singe du temps dont les destins et devenirs virtuels seront entr’aperçus dans une autre ligne temporelle. Ce thème fait partie d’un dispositif qui a incité de nombreux lecteurs et critiques – mea culpa ! – à rapprocher dangereusement Le Temps Incertain du chef-d’œuvre de P.K. Dick : Ubik. Dans ces deux très grands livres, à la suite d’un renversement spectaculaire, on échappe à la petite vie répétitive qui est une forme de vie moribonde, à condition d’accéder aux limbes de la mort : on retrouve alors ce que Freud appelle pulsion de mort, autrement dit la libre et intense circulation énergétique des processus inconscients, la faculté de réaliser toutes les expériences, tous les temps, tous les espaces, la vie nantie de ses innombrables potentialités. Alors que la mort est appréhendée par le moi-sujet comme arrêt terrifiant, impensable, du processus de retour au même (mort du sujet), l’éternité subjective (ou la semi-vie dans Ubik), en l’absence de ce moi-sujet stable, supprime toute chronologie, toute angoisse liée au temps puisque sur l’écran du bloc magique de la mémoire tout défile ou s’inscrit en simultanéité : plus de passé ni de futur, mais le grouillement sonore et coloré d’un présent immortel. Prétendre que Jeury s’inspire de Dick, c’est oublier l’essentiel : la multiplicité des modalités de retour et de métamorphoses des événements, clé de voûte des ouvrages de Jeury, qui fait intervenir des mécanismes textuels absolument originaux.

Très « tôt » apparaît le thème mystérieux des transfuges de l’Histoire, les envoyés du seigneur Haga, les agents temporels ; cette ligne va venir s’enrouler sur celle de l’éternité subjective ; ces agents chronolytiques (Simon en serait ! ?) essaient de modifier la « réalité historique ». C’est ainsi que l’un d’eux a pour mission d’assassiner un pilote pèlerin fasciste kamikaze qui, en 1981, s’apprêtait à diriger et faire exploser sa bombe volante sur une ville russe pour déclencher la Troisième Guerre mondiale au lieu de…

Bifurcation ; l’indéterminé a-t-il pouvoir d’agir sur la diachronie historique ou cette fréquence historique n’est-elle pas elle-même pièce de l’indéterminé ? Tout est vrai. Dans l’éternité subjective règnent silencieusement les Desmons de Gogol, premiers singes du temps, pour la plupart, hérétiques de la Renaissance qui se sont « évadés » des flammes de l’inquisition grâce au réflexe chronolytique pour trouver refuge dans les mondes intérieurs de l’Éternité subjective. Ces singes « primitifs » sont en relation chronolytique avec les psychronautes et autres explorateurs du temps incertain venus des siècles lointains dans le futur. La chronologie est écrasée, ramenée à l’état de surface indifférenciée. Les Desmons ont compris que la réalité est constituée par les investissements de désir ; ils se sont donnés pour rôle de capter et d’orienter les désirs des Singes du temps, les conglomérer en modèles d’univers : le monde du XXIe siècle est l’un de ces modèles fictifs pris dans le labyrinthe du temps, ballotté dans les remous de la chronolyse. Ce modèle incertain interfère avec les souvenirs et désirs disséminés à partir desquels il est élaboré ; il y a là un gouffre sur lequel il vaut mieux ne pas se pencher. Le schéma « d’ensemble » n’est plus caractérisé par la fusion des souvenirs-désirs de deux périodes historiques en un temps incertain, mais par la diabolique combinaison réflexive des souvenirs des singes avec les simulacres de mondes et de sujets qu’ils ont produits, leur éventuelle interférence sur le déroulement de l’Histoire. Tout bascule, cette éternité subjective est peut-être simulée, tout comme l'Histoire, l’indéterminé, les simulations : nous sommes tous des Singes du temps, et tout est possible, tout est vrai. « Un univers où l’image cesse d’être seconde par rapport au modèle, où l’imposture prétend à la vérité, où enfin il n’y a plus d’original, mais une éternelle scintillation où se disperse, dans l’éclat du détour et du retour, l’absence d’origine. »[8] « En montant à la surface, le simulacre fait tomber sous la puissance du faux (phantasme) le Même et le Semblable, le modèle et la copie. Il rend impossible et l’ordre des participations, et la fixité de la distribution, et la détermination de la hiérarchie. Il instaure le monde des distributions nomades et des anarchies couronnées. Loin d’être un nouveau fondement, il engloutit tout fondement, il assure un universel effondrement, mais comme événement positif et joyeux, comme effondrement : « Derrière chaque caverne une autre qui s’ouvre, plus profonde encore, et au-dessous de chaque surface un monde souterrain plus vaste, plus étranger, plus riche, et sous tous les fonds, sous toutes les fondations, un tréfonds plus profond encore[9]. »[10] Le président Lakdar est un double de Simon – sa facette rêveuse ? – et du contact entre le « double » et le « modèle » un semi-double est né. Or, « finalement », après des glissements étonnants dans les personnes du récit (de la troisième à la première personne du singulier, du Je – Lakdar – au Je-Simon), le modèle fusionnera dans le double. Simon Clar a-t-il été rêvé par Simon Shar ? Giordano Bruno, le théoricien hérétique des mondes infinis, mort sur le bûcher en 1600, après avoir souffert pendant huit ans dans les prisons du Saint-Office à Rome, premier Singe du temps, fondateur et chef des Desmons de Gogol sous le nom de Jour, mais aussi faisceau d’énergie qui crée le réseau phordal de Bojador (Piotr ali Caire ou PAC) dans le « simulacre » du monde futur, énonce de bien curieuses conceptions : fort loin du cylindre de l’univers historique et de la spirale du temps incertain qui s’enroule autour des vingtième et vingt et unième siècles, l’univers intérieur prend la forme d’une sphère quasi infinie composée de mondes innombrables dont Gogol et la Perte en Ruaba. Ne peut-on accentuer l’hétérodoxie de Bruno en soutenant que cette sphère à la géométrie impossible englobe spirale et cylindre, et que tous trois s’enlacent dans l’admirable parallélépipède des Singes du temps ? Monde étrange que Gogol : est-ce le lieu ultime, le centre des jeux cosmiques qui décident du statut de toute chose, réalité ou illusion, en tant que lieu du désir ; mais précisément Gogol lui-même est concrétion de désir, peuplé par les Singes, « puis » par les doubles et semi-doubles, faux simulacres engendrés à partir de cette planète qui lutteront pour l’avenir utopique d’une simulation cosmique ou de notre ligne historique ; c’est pareil.

Au début, des séquences pleines, je veux dire incluant une action intégrale ou une suite d’actions ; succession désordonnée de séquences avec répétitions de toutes sortes : des séquences elles-mêmes mais modifiées, de phrases identiques à quelques pages ou lignes d’intervalle, phrases répétées rigoureusement par le même sujet ou par plusieurs personnes ; l’effervescence gagne tous les éléments, une conversation se poursuit alors que le décor se déplace : continuité de la parole dans des espaces discontinus ; les séquences perdent leur unité temporelle de plus en plus rapidement, elles sont composées de fragments de scènes appartenant à des séquences étrangères, ces fragments sont de plus en plus brefs, de plus en plus changeants, le tempo du collage des morceaux devient prestissimo, des objets, des souvenirs, des paroles du futur-passé s’infiltrent dans un présent capricieux qui fait des bonds insensés sur ce qui n’est déjà plus l’axe du temps. Dans ce maelstrom, les deux séquences informatives (évolution politique du XXe puis du XXIe siècle) n’arrivent même pas à se stabiliser en aires de repos, de certitude ; les personnages et les lieux se métamorphosent, les actions s’affolent, Simon se prend pour un chien… Pas moyen de rendre la force de cette incertitude ; cette énumération est plutôt rassurante.

Gogol, c’est la fin de l’errance chronolytique sur le rivage de l’océan Boam, océan de l’oubli ; ultime destinée pour la plupart des Singes, ils vivront l’éternité subjective dans l’oubli de l’Histoire, de la civilisation, du pouvoir et du travail : Cela vaut-il mieux que Variana ou Sing ? Peut-on vivre heureux dans l’histoire comme le souhaitent les Desmons de Gogol qui semblent mépriser le nomadisme stérile (?) des exilés de Boam ? Cette pensée, à laquelle M. Jeury ne souscrit évidemment pas, courante dans de nombreux ouvrages de SF, semble correspondre au credo capitaliste du travail : un monde délivré des besoins matériels procurerait un ennui mortel à ses habitants ; c’est s’immerger dans la survie et le besoin. On imagine aisément un monde parvenu à la gratuité totale, à la disparition du travail et du besoin capitaliste, qui ne connaîtrait pas l’ennui, qui produirait des œuvres exceptionnelles, dans des domaines inconnus. Simon préfère rester petit singe, moi émietté. La question que pose Jeury est surtout la suivante : s’évade-t-on du temps incertain ? La planète Gogol elle-même prend place dans les séquences chronolytiques ; le président Lakdar et ses psychronautes, qui étaient censés n’être que des doubles de singes du temps, réussissent à se suicider en chronolyse, débarquent « sur » Gogol.

Hors de la puissance chronolytique nulle intensité ?