À PROPOS DE BANDE DESSINÉE
Les frissons des années 5O
par Christian Duveau

Les Éditions Williams France viennent de publier dans un format peu courant (24 x 33,5) un volume intitulé : « Horreur, une anthologie en bandes dessinées » avec comme avertissement : « 128 pages démoniaques et saisissantes ». Le lecteur naïf ou mal informé pensera, s’il ne prend pas la peine de lire la brève préface, se trouver en présence de quelque numéro spécial d’un banal magazine d’épouvante, d’un concurrent des Eeerie, Vampirella et Creepy de la Warren ou des défunts Nightmare, Psycho et Horror de la Skywald, d’un recueil de récits épouvantables et morbides comme il en paraît tant de nos jours. La méprise serait de taille car ce livre est l’édition en langue française de « Horror comic’s of the 1950’s » paru chez Nostalgia Press, éditeur au catalogue duquel on peut trouver des ouvrages aussi sérieux et documentés que : Cheap Thrills de Ron Goulart et All in Color for a Dime et The Comic-Books Book de Dick Lupoff et Don Thomson.

Horror comic’s of the 1950’s également appelé The E.C. Library of the 1950’s était dû à Bob Stewart et Ron Barlow ; ce dernier s’est lancé l’an passé en compagnie de Bruce Hershenson dans la réédition des E.C. comics au format et dans la présentation d’origine. Le volume renfermait 23 récits complets en couleurs, la version française n’en présente que 15 dont 11 seulement sont en couleur, mais les prix méritent également d’être comparés, 18 francs contre 19, 95 dollars. Tout bien pesé, il est donc impossible d’hésiter à se procurer cette anthologie de bandes dessinées issues des mythiques et fabuleux E.C. comics, à moins bien sûr d’en posséder tous les titres…

Mais que sont les E.C. comics, petites revues de bandes dessinées qui connurent leur apogée au début des années cinquante et qui aujourd’hui, aussi rares que des incunables, plus recherchées que la première aventure de Superman et plus convoitées que la plus belle fille du monde, atteignent des prix fabuleux sur le marché spécialisé américain ?

Un peu de petite histoire ne semble pas inutile. Ainsi donc, au commencement était Max C. Gaines, puis vint son fils William M. Gaines… M.C. Gaines est le créateur des comic books, le premier titre qu’il lança fut Funnies on Parade, Century of Comics lui succéda, vinrent ensuite les célèbres Famous Funnies. Gaines passa alors de compagnie en compagnie, fut chez Dell en 1935 pour rejoindre Detective Comics (National) en 1938, la première aventure de Superman fut éditée grâce à lui (dans le n°1 de Action comics daté de juin 1938, réédités ensuite dans le premier numéro de Superman), une floraison de super héros liés ou apparentés pour la plupart à Superman naquit alors. En 1941 Max Gaines commença à publier à son compte Picture Stories from the Bible et en 1945 il céda à National Comics les titres qu’il avait lancés chez cet éditeur et fonda sa propre maison d’édition Educational Comics (avec-vous remarqué les initiales ?) qui en plus des récits tirés du Testament produisit des publications illustrées aux titres aussi édifiants que Picture Stories of Science, Picture Stories from World History et Picture Stories from American History. Voilà qui nous entraîne bien loin des magazines consacrés au culte du fantastique et de l’épouvante, pensez-vous ? M.C. Gaines mourut dans un accident de canot à moteur quelques années plus tard. Au début des années cinquante son fils William Gaines lui succéda et entreprit de publier sous le sigle Entertaining Comics (toujours E. C.) des comics d’un nouveau style.

L’heure était au changement. Ce changement s’accompagna d’une mutation tant des titres que des thèmes abordés ; ne citons que deux exemples : Max Gaines éditait Fat and Slat, comic book humoristique qui se verra dénommé par la suite Gunfighter puis The Haunt of Fear (n°15, mai 1950) ; Moon Girl and the Prince contait les aventures d’une sorte de Wonder Woman ; le second numéro s’appela simplement Moon Girl, le 7 devint Moon Girl Fights Crime, le 9 A Moon… A Girl… Romance et avec le 13 (toujours mai 1950) apparut Weird Fantasy. Weird Fantasy et Haunt of Fear, deux des magazines qui firent la réputation des E.C. comics, étaient nés.

En fait, neuf titres seulement suffirent à rendre les E.C. comics immortels : deux de guerre édités sous la responsabilité d’Harvey Kurtzmann (le futur père de la Little Annie Fanny de Playboy), Frontline combat et Two Fisted Tales ; trois consacrés à l’horreur : The Vault of Horror (le premier numéro daté d’avril 1950 porte le n°12), The Haunt of Fear et Tales from the Crypt (Crypt of Terror pour ses trois premiers numéros, le premier, le 17, parut en avril 1950) ; deux de science-fiction : Weird Science (mai 1950, n°13) et Weird Fantasy (qui se réunirent au numéro 23 sous le nom de Weird Science Fantasy pour devenir Incredible Science Fiction au 29) ; et deux contant des aventures policières noires : Crime suspenstories et Shock suspenstories. Ces dernières publications étant dirigées par Albert B. Feldstein.

À ces publications de la première moitié des années cinquante il faut ajouter Mad qui créé par Kurtzmann en 1952 (premier numéro : octobre) parut sous forme de comic book l’espace de 23 numéros (jusqu’en mai 1955), débordant de parodies aussi démentes qu’hilarantes, pour devenir ensuite le magazine noir et blanc (picto magazine) un peu terne par comparaison qui paraît encore de nos jours sous la direction d’Al Feldstein. À signaler aussi l’existence du frère cadet de Mad : Panic, qui parut l’espace de 12 numéros entre février 1954 et janvier 1956.

En 1954, un psychiatre new yorkais, le Dr. Fredric Wertham, publia Seduction of the innocent, livre dans lequel, projetant ses propres phantasmes morbides et ses obsessions érotiques sur les planches bien inoffensives des comic books, il « démontrait » que ces publications n’étaient qu’étalage de violence et d’obscénité et, partant de là, traumatisantes pour les mineurs, sa conclusion étant qu’il fallait de ce fait les interdire. Cet ouvrage eut un retentissement énorme aux U.S.A. (et même ailleurs puisque des extraits en parurent en 1955 dans Les Temps modernes), l’opinion publique se mobilisa, et l’éditeur des Entertaining Comics spécialement visé (contrairement aux affirmations de Wertham, mais la plupart des illustrations « citées » proviennent des E. C) comparut même devant la justice. De nombreux titres furent saisis et interdits. C’était là la mort des E.C. comics (derniers numéros : The Haunt of Fear, n°28, novembre 1954 ; Tales from the Crypt, n°46, février 1955 ; The Vault of Horror, n°40, décembre 1954, etc.) et la mise en sommeil de l’horreur et du fantastique en bandes dessinées, les éditeurs se livrant à l’autocensure après avoir édicté le Comics Code Authority.

Les E.C. comics moururent donc à la mi-temps des années cinquante : après avoir confirmé ou la plupart du temps révélé le talent de dessinateurs qui restent parmi les plus grands du domaine des comics, tels que Wallace Allen Wood (Wally Wood), Jack Davis, John Severin et sa sœur Marie (à l’époque coloriste), William (Bill) Elder (l’autre père de Little Annie Fanny), Alexander Toth, Al Williamson, Graham « Ghastly » Ingels, Johnny Craig, Reed Crandall, Frank Frazetta, etc. ; après avoir publié des adaptations de nouvelles de John Collier, Anthony Boucher, Ray Bradbury (adapté par Otto Binder) et Fredric Brown, ainsi que des récits originaux de Jerry Dee (Jerry de Fuccio), Kurtzmann et Feldstein… L’agonie des E.C. comics se prolongea de l’apparition de quelques titres portant la mention « introducing a « new direction » in magazines, an entirely novel and unique kind of reading experience », ainsi naquirent Impact (policier), Valor (combats et joutes d’autrefois), Aces High (guerre), Extra, Psychoanalysis, Medical, mais en fin de compte seul Mad (publié par Gaines, édité par Feldstein) survécut.

Le volume publié par Williams France offre un florilège assez complet de ce que furent les E.C. comics ; les principaux titres sont représentés, nous trouvons deux histoires de Shock suspenstories, trois de Tales from the Crypt, deux de Haunt of Fear, quatre de Vault of Horror, une de Weird Science et une de Weird Fantasy avec de surcroît une bande inédite (du fait de l’apparition du Comics Code) et un récit tiré d’Impact, seuls manquent donc pour que le panorama soit parfaitement représentatif des extraits de Crime suspenstories, Frontline Combat et Two Fisted Tales.

Pour ce qui est des dessinateurs, nous trouvons Jack Davis au style dynamique et nerveux, mi-réaliste et mi-humoristique, qui a influencé jusqu’à certains dessinateurs européens tels Walthery ou Loro, Reed Crandall, illustrateur soigneux, Angelo Torres, ici très proche de Frazetta, le délicat Bernard Krigstein, au trait fin et stylisé, Graham Ingels, excellent dans la représentation de personnages en décomposition, et à qui Bernie Wrightson doit beaucoup, le merveilleux Al Williamson (qui à l’époque ne savait pas dessiner les visages) et puis Johnny Craig, Jack Kamen, le grand Wallace Wood, Joe Orlando. Quel générique !

Les récits sont variés à plaisir, assassins tués par l’instrument ou la situation de leur crime (Charogne ; Viande avariée à moitié pardonnée ; Nous horribles allez plutôt voir dans le bayou), rêves devenant réalité (Rêve d’Opium), histoires de vampires (Le destin de minuit, Sauvé), humour noir (Les malheurs de Kamen), angoissant conte de Noël (Des yeux en boutons de bottine), science-fiction (Œil pour œil, Né de l’espace, Sauvé). Les thèmes s’entremêlant et s’entrecoupant à souhait.

Avec Horreur les frissons sont garantis, frissons au parfum un peu suranné des années cinquante, la mode est bien au rétro, non ? Et, affirmons-le, jamais la qualité des E.C. Comics n’a été dépassée, voire même égalée.