FRITZ LEIBER
RENDEZ-VOUS DANS LE FUTUR
(1951)

Le soleil qui passait à travers les portes-fenêtres éclairait un ballet de poussières qui n’était troublé par aucun dispositif d’air conditionné. Le living-room de Morton Opperly était bien tenu mais patiné par le temps et très démodé. Au lieu de cassettes de lecture il y avait des livres ; au lieu de robots sténographes, une plume et de l’encre ; au lieu d’un écran de télévision d’un mètre vingt sur un mètre quatre-vingts, il y avait au mur un Picasso. Seulement, Opperly savait que cette peinture était encore légèrement radioactive ; elle présentait des risques et il avait dû l’emporter en contrebande de New York, où son appartement avait été soufflé par une bombe.

Les deux physiciens se faisaient face, de chaque côté d’une table où le café était servi. Le visage du plus âgé était cadavérique, délicat, émacié par une longue vie consacrée aux pensées abstraites. Il avait de très grands yeux. Celui du plus jeune était énergique, sensuel, massif comme son corps, et d’une laideur très exceptionnelle. Il avait tout à fait l’air d’un ours.

« Quand il a demandé qui était responsable de la question Maelzel, » était en train de dire Opperly, « j’ai répondu que je ne m’en souvenais pas. » Il sourit. « Ils continuent à me reconnaître le droit d’être distrait, puisque cela entretient leur mépris. C’est presque le dernier privilège qui me reste. » Le sourire s’effaça. « Pourquoi persistez-vous à exciter les animaux du zoo, Willard ? » demanda-t-il sans rancœur.

» J’ai soutenu maintes fois que nous ne devrions pas nous abaisser devant eux en accédant à la demande qu’ils nous ont faite de poser des questions à Maizie. Vous et les autres, vous avez eu le dessus. Mais, alors, il n’est pas raisonnable d’utiliser ces questions pour servir de véhicules à des injures voilées. Le Secrétaire de l’Espace a été apparemment assez ému par cette dernière question pour me faire une visite en hélicoptère, moins de vingt minutes après la réunion qui a eu lieu à la Fondation. Pourquoi faites-vous cela, Willard ? »

Le visage de l’autre se contracta d’une manière désagréable.

— « Parce que les Penseurs sont des charlatans qui doivent être dénoncés, » dit-il sur un ton mordant. « Nous savons que leur Maizie n’est rien d’autre qu’un dispositif pour dire la bonne aventure d’après les feuilles de thé. Nous avons suivi la piste de leurs fusées martiennes et découvert qu’elles n’allaient nulle part. Nous savons que leur science martienne est du pur chiqué. »

— « Mais nous avons déjà vilipendé les Penseurs, » déclara Opperly avec calme. « Vous savez ce que cela a pu donner. »

Farquar haussa ses épaules de lutteur japonais.

— « Alors, il faut le faire jusqu’à ce que ça prenne. »

Opperly étudiait le bol plein de fleurs mutantes placé à côté de la cafetière.

— « Je pense que vous voulez simplement exciter les animaux pour une raison personnelle dont vous n’avez probablement pas conscience. »

— « C’est nous qui sommes dans les cages, » dit Farquar en fronçant les sourcils.

Opperly continuait son examen des clochettes des fleurs.

— « Raison de plus pour ne pas faire passer des bâtons à travers les barreaux afin d’agacer les lions et les tigres qui se promènent à l’extérieur. Non, Willard, je ne suis pas en train de vous prêcher l’apaisement. Mais considérez l’époque où nous vivons. Elle a besoin de magiciens. »

Sa voix se faisait étrangement calme.

— « Un savant dit la vérité au peuple. Quand l’époque est favorable – c’est-à-dire quand la vérité ne comporte aucune menace – le peuple ne s’en soucie pas. Lorsque l’époque est très très mauvaise… »

Une ombre vint obscurcir son regard.

— « Bon, nous savons tous ce qui est arrivé à… »

Il donna trois noms qui étaient cités dans toutes les conversations au milieu du siècle. C’étaient ceux qui se trouvaient sur la plaque de cuivre dédiée aux trois physiciens martyrs.

— « Un magicien, d’autre part, » continua-t-il, « dit au peuple ce que celui-ci voudrait être vrai : le mouvement perpétuel est possible, le cancer peut être guéri par de petites lumières de couleur, une psychose n’est pas plus grave qu’un rhume de cerveau, les gens seront immortels. Dans les époques prospères, on rit des magiciens. Ils représentent un luxe pour une minorité riche et gâtée. Mais, dans les époques sombres, les gens vendent leur âme pour des cures magiques, achètent des machines à mouvement perpétuel pour actionner leurs fusées de guerre. »

— « Raison de plus pour continuer à égratigner les Penseurs. Sommes-nous censés refuser un travail sous prétexte qu’il est difficile et dangereux ? »

Opperly secoua la tête.

— « Nous devons éviter d’être contaminés par cette violence maladive. De mon temps, Willard, je faisais partie des Hommes Terrifiés. Plus tard, des Hommes en Colère, puis des Esprits du Désespoir. Je suis aujourd’hui convaincu de la futilité de toutes mes réactions. »

— « Exactement ! » reconnut Farquar sur un ton bourru. « Vous réagissiez. Vous n’agissiez pas. Si vous, les hommes qui avez découvert l’énergie atomique, aviez seulement constitué une ligue secrète, si vous aviez été assez prévoyants et assez courageux pour utiliser la position sensationnelle que vous occupiez, permettant tous les marchandages, pour exiger la possibilité d’orienter l’avenir du genre humain… »

— « À l’époque de votre naissance, Willard, » interrompit Opperly d’un air rêveur, « Hitler n’était qu’un nom dans les livres d’histoire. Nous autres, savants, nous n’étions pas de l’étoffe dont on fait les héros de cape et d’épée. Pouvez-vous imaginer Oppenheimer portant un masque ou Einstein se glissant dans l’ancienne Maison Blanche avec une bombe dans sa serviette ? » Il sourit. « En outre, ce n’est pas de cette façon-là qu’on s’empare du pouvoir. Les idées nouvelles ne servent pas l’homme qui manœuvre pour arriver au pouvoir – il lui faut seulement des faits établis et des mensonges, »

— « Tout de même, cela n’aurait pas été mauvais que vous utilisiez un peu la violence. »

— « Non, » répondit Opperly.

— « J’ai des réserves de violence au fond de moi, » annonça Farquar en se mettant sur ses pieds.

— « Je le crois, en effet, » reconnut Opperly en cessant de regarder les fleurs.

— « Mais que devons-nous faire ? » demanda Farquar. « Livrer sans combat le monde aux charlatans ? »

Opperly resta un moment rêveur.

— « Je ne sais pas de quoi les hommes ont actuellement besoin. Tout le monde reconnaît Newton pour un grand savant. Peu de gens se rappellent qu’il a passé la moitié de sa vie à se perdre dans les méandres de l’alchimie, à chercher la pierre philosophale. De quel Newton le monde avait-il besoin à l’époque ? »

— « À présent, vous justifiez les Penseurs ! »

— « Non, je laisse ce soin à l’Histoire. »

— « Et l’Histoire est faite des actes des hommes, » conclut Farquar. « J’ai l’intention d’agir. Les Penseurs sont vulnérables, leur pouvoir est fantastiquement vulnérable. Sur quoi est-il fondé ? Sur quelques paris heureux. Sur la suggestion. Sur quelques tours de passe-passe scientifiques, du niveau des burlesques qui alternent avec les numéros de strip-tease dans les boîtes mal famées. Sur le douteux réconfort mental apporté à quelques névrosés torturés du Cabinet Privé – et à leurs épouses. Sur le fait que l’intelligente mise en scène des « Penseurs » ait permis au Président de triompher dans une élection hasardeuse. Sur l’erreur consistant à croire que les Soviets se sont retirés d’Iran et d’Irak à cause de la menace constituée par la Bombe de l’Esprit des Penseurs. Un cerveau mécanique qui est simplement une couverture pour le travail de devinettes de Jan Tregarron. Oh oui ! et ce bla-bla sur la « sagesse martienne ». Du bluff pur et simple. Quelques coups de pouce aux moments et aux endroits propices, c’est tout ce qui est nécessaire – et les Penseurs le savent ! Je parierais qu’ils sont déjà terrifiés, et ils le seront bien davantage quand ils s’apercevront que nous les pourchassons. Il est possible qu’ils nous fassent des ouvertures, qu’ils se tournent de notre côté pour demander de l’aide. Attendez, vous verrez. »

— « Je pense de nouveau à Hitler, » dit Opperly en intervenant avec calme. « Dans les cinq ou six premiers grands coups, il n’y avait rien d’autre que du bluff. Ses généraux étaient contre lui. Ils savaient qu’ils se trouvaient dans un fort en carton-pâte. Et pourtant il a gagné toutes les batailles, jusqu’à la dernière. De plus, » continua-t-il en coupant Farquar, qui voulait reprendre la parole, « la puissance des Penseurs n’est pas fondée sur ce qu’ils ont, mais sur ce que le monde n’a pas : la paix, l’honneur et la bonne conscience… »

Le marteau de la porte d’entrée se fit entendre. Farquar alla ouvrir. Un vieil homme décharné, la tempe barrée par une cicatrice due aux radiations, lui tendit un cylindre minuscule :

« Un radiogramme pour vous, Willard, » dit-il. Il regarda Opperly de l’autre côté du vestibule et lui dit en souriant : « Quand ferez-vous mettre le téléphone, monsieur Opperly ? »

— « L’année prochaine, peut-être, monsieur Berry, » répondit le physicien en lui faisant un petit salut de la main.

Le vieil homme poussa un grognement sans mauvaise humeur, mais incrédule, et s’éloigna en clopinant.

« Qu’est-ce que je vous disais, à propos des ouvertures qu’allaient faire les Penseurs ? » dit soudain Farquar en gloussant de joie. « C’est arrivé encore plus vite que je ne m’y attendais. Regardez ! »

Il tendait le radiogramme, mais le vieil homme ne le prit pas. Il demanda :

— « De qui est-ce ? Tregarron ? »

— « Non. D’Helmuth. II y a tout un boniment à propos de l’avenir de l’homme dans l’espace éloigné, mais la vraie raison est claire. Ils savent qu’ils vont être obligés de sortir assez prochainement une fusée vraiment nucléaire, et, pour cela, ils ont besoin de notre aide. »

— « Une invitation ? »

— « Pour cet après-midi, » dit Farquar en acquiesçant. Il remarqua le froncement de sourcil anxieux, bien que détaché, d’Opperly.

— « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il. « Cela vous inquiète que j’y aille ? Pensez-vous qu’il puisse s’agir d’un piège – qu’à la suite de la question Maelzel ils pensent que je doive être éliminé ? »

L’aîné des deux hommes secoua la tête.

— « Je ne suis pas inquiet pour votre vie, Willard. C’est à vous de courir les risques que vous choisissez de courir. Non, ce qui m’inquiète, c’est ce qu’ils pourraient vous faire d’autre. »

— « Que voulez-vous dire ? » demanda Farquar.

Opperly le regarda d’un air appréciateur comme s’il l’avait jaugé avec indulgence et gentillesse. « Vous êtes un homme vigoureux et plein de vitalité, Willard ; vous avez les ardeurs et les désirs d’un homme robuste. » Sa voix se faisait un peu traînante. Puis il ajouta :

« Excusez-moi, Willard, mais est-ce qu’il n’y a pas eu une fille, autrefois ? Une certaine Miss Arkady ? »

Le visage disgracieux de Farquar se figea. Il acquiesça d’un mouvement bref, le visage détourné.

« Et puis, est-ce qu’elle n’est pas partie avec un Penseur ? »

— « Si les filles me trouvent hideux, c’est leur affaire, » dit Farquar d’un ton brusque, en gardant toujours les yeux détournés. « Qu’est-ce que cela a à faire avec l’invitation en question ? »

Opperly ne répondit pas à sa question. Son regard devint encore plus distant. Il finit par dire :

— « De mon temps, c’était beaucoup plus facile. Un savant était un académicien, protégé par la tradition. »

— « La science était déjà entrée, » dit Willard en reniflant, « dans l’ère des inspecteurs de police, des chefs de laboratoires, des délégués politiques étouffant l’esprit d’entreprise. »

— « Peut-être, » reconnut Opperly. « Cependant, le savant vivait la vie réservée, hautement respectable, de l’homme d’université. Il n’était pas exposé aux tentations du monde. »

Farquar se tourna vers lui.

— « Êtes-vous en train d’insinuer que les Penseurs seraient, d’une façon ou d’une autre, capables de m’acheter ? »

— « Pas exactement. »

— « Vous estimez que je pourrais être convaincu de changer mes objectifs ? » demanda Farquar avec colère.

Opperly haussa les épaules pour exprimer qu’il n’y pouvait rien.

— « Non, je ne pense pas que vous changerez d’objectifs. »

Des nuages arrivant de l’ouest vinrent obscurcir le parallélogramme ensoleillé qui s’étendait entre les deux hommes.

Tandis que le tapis roulant l’emmenait doucement le long du couloir jusqu’à son appartement, Jorj pensait à son vaisseau spatial. Pendant un moment, la vision aux ailes d’argent effaça de son esprit toute autre image.

Pensez donc, un vaisseau de l’espace muni de voiles ! Il eut un vague sourire, s’étonna du paradoxe.

Énergie atomique directe. Utilisation directe de l’énergie des neutrons en mouvement. Ce n’était pas plus ridicule d’utiliser une pile atomique pour produire de la vapeur appelée à actionner une turbine, ou pour vaporiser un liquide destiné à s’échapper de la tuyère d’un moteur à réaction – procédés aussi primitifs que de brûler de la poudre à canon pour se chauffer, et représentant un gaspillage analogue.

Des réacteurs chimiques entraîneraient son vaisseau spatial au-dessus de l’atmosphère. Viendrait alors l’ordre décisif : « Hissez la voile pour Mars ! » Le vaste parapluie s’ouvrirait et déploierait vers l’arrière, le côté tourné vers la Terre, une grande longueur d’un étincelant ruban radioactif n’ayant peut-être pas une épaisseur supérieure à un atome et doublé d’une matière ayant la propriété de réfléchir les neutrons. Les atomes du ruban se diviseraient, les neutrons seraient renvoyés vers l’arrière à une vitesse fantastique. La réaction projetterait le vaisseau de l’espace en avant.

Bien entendu, l’espace étant dépourvu d’atmosphère, les voiles ne retarderaient pas l’avance du vaisseau. Des longueurs supplémentaires de ruban radioactif, fabriqué au fur et à mesure par le vaisseau lui-même, alimenteraient la voile lorsque ce ruban se trouverait épuisé.

Un vaisseau spatial mû directement par l’énergie nucléaire – et lui, un Penseur, l’avait entièrement conçu, à part les détails techniques ! Il avait fortifié son intelligence par de dures années d’étude pendant le sommeil, d’exercices mentaux, de développement de la mémoire, d’entraînement des sens, il s’était assuré le pouvoir exécutif pour pouvoir contrôler les techniciens, orienter leurs aptitudes particulières. Ensemble, ils construiraient la véritable fusée pour Mars.

Mais ce ne serait qu’un début. Ils construiraient la véritable Bombe de l’Esprit. Ils construiraient l’Antimicrobe Sélectif. Ils découvriraient les lois authentiques de la Perception Extra-sensorielle et de la vie intérieure. Ils pourraient même… son imagination hésita un moment, puis bondit hardiment en avant… ils pourraient même construire la véritable Maizie.

Et alors… Alors, les Penseurs se trouveraient à égalité avec les scientifiques. Et, même, ils seraient plutôt très en avance sur eux. Plus de tromperie.

Il était tellement exalté par cette pensée qu’il fut sur le point de se laisser entraîner par le tapis roulant au-delà de sa porte. Il sauta à l’intérieur et s’écria : « Caddy ! »

Il attendit un instant, puis parcourut tout l’appartement.

Elle n’était pas là.

Au diable cette fille ! Ne pouvait-il s’empêcher de penser. Ce matin, elle aurait dû disparaître, et elle s’était attardée à dormir. À présent, alors qu’il aurait eu envie de la voir, alors que sa présence aurait ajouté une touche agréable et porté à son comble sa brillante humeur, elle choisissait de s’absenter. Il devrait vraiment utiliser son pouvoir hypnotique sur elle, se dit-il, et de nouveau surgit dans son esprit le mot – un diminutif affectueux de son prénom – qui la mettrait en transe et en état de soumission.

Non, se dit-il de nouveau, cela devait être réservé à un moment de crise ou de danger très grave, quand il aurait besoin de quelqu’un pour frapper subitement, et sans poser de questions, pour lui-même et le genre humain. Caddy était simplement une fille entêtée et assez stupide, incapable pour l’instant de comprendre l’état de tension dans lequel il se trouvait pour agir. Lorsqu’il en aurait le temps, il lui ferait subir un entraînement pour faire d’elle la compagne qui lui convenait, sans avoir recours à l’hypnose.

Cependant, son absence le mettait légèrement mal à l'aise. Elle ébranlait imperceptiblement la confiance inébranlable qu’il avait en lui. Il se demandait s’il avait été bien inspiré en convoquant les physiciens de la fusée sans consulter Tregarron.

Mais il vint rapidement à bout de ce mouvement d’humeur. Tregarron n’était pas son patron, mais simplement le plus intelligent des Penseurs chargés des relations extérieures, un expert dans ce charlatanisme si nécessaire en cette époque de chaos pour exercer un contrôle social. Lui-même, Jorj Helmuth, était le véritable chef en théorie et stratégie générale, l’esprit qui se trouvait derrière l’esprit animant Maizie.

Il s’étira sur le lit, atteignit presque instantanément le maximum de détente, mit en marche le somno-enseignant, et entama les deux heures de repos qu’il savait souhaitables avant la grande conférence.

Jan Tregarron avait passé, en plus de son short, un survêtement rose, mais il buvait toujours de la bière. Il vida son verre et le souleva paresseusement de quelques centimètres. La belle fille qui se trouvait à ses côtés le remplit sans un mot et continua à lui caresser le front.

« Caddy, » dit-il d’un air pensif, sans la regarder, « il y a un petit boulot que je voudrais que tu fasses. Tu es la seule à avoir les antécédents qui conviennent. Voici de quoi il s’agit : la seule difficulté, c’est que cela te retiendra loin de Jorj pendant quelque temps. »

— « J’en serai heureuse, » dit-elle sans hésitation. « Je commence à en avoir assez de le regarder faire ses tractions et tous ses autres exercices mentaux et musculaires. Et ce sacré somno-enseignant m’empêche de dormir. »

— « Les Penseurs, j’en ai peur, » dit Tregarron avec un sourire, « font de bien piètres amoureux. »

— « Pas tous, » dit-elle en lui souriant à son tour, avec tendresse.

— « Tu dis ça à cause d’un de ces physiciens des fusées qui fait partie de la liste que tu m’as apportée, » dit-il en ricanant. « Un garçon qui s’appelle Willard Farquar. »

Caddy ne dit rien, mais cessa de lui caresser le front.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il. « Tu l’as connu autrefois, n’est-ce pas ? »

— « Oui, répondit-elle, et elle ajouta, avec une conviction surprenante : « Ce gros singe affreux ! »

— « Bon, mais, vois-tu, nous avons besoin de ses services, à ce singe ! Je veux que tu assures pour nous les contacts avec lui. »

Elle éloigna les mains du front de Tregarron.

— « Écoute, Jan, » dit-elle. « Je n’aimerais pas faire ce travail. »

— « J’avais cru qu’il avait été très gentil avec toi. »

— « Oui ; et il ne se fatiguait jamais d’essayer de me le montrer. Le bébé maladroit, qui a grandi trop vite, infatué de lui-même ! Cet homme est dégoûtant, Jan. Sa façon de s’y prendre avec une femme ressemble à celle d’un enfant qui veut des bonbons et qui se met en colère parce que maman ne les lui donne pas tout de suite. Je ne me soucie pas de Jorj – il est un petit bonhomme de rien du tout et cela m’amuse de voir comment il se fait du tort à lui-même. Mais Willard est… »

— « … un peu effrayant ? » dit Tregarron, en achevant la phrase pour elle.

— « Non ! »

— « Bien sûr, tu n’as pas peur, » dit Tregarron d’une voix caressante. « Tu es notre belle, notre intelligente Caddy, qui peut faire ce qu’elle veut de n’importe quel homme, et sans qui… »

— « Écoute-moi, Jan, c’est différent… » commençait-elle à dire avec agitation.

— « … et sans qui nous n’aurions jamais abouti. Intelligente, subtile Caddy, dont la qualité la plus charmante, aux yeux toujours reconnaissants de Papa Jan, est son habileté à manier n’importe quel homme de la façon la moins discernable et sans trace de sentiment réel. Petite chatte Caddy, qui… »

— « Très bien, » dit-elle en soupirant. « Je le ferai. »

— « Mais bien sûr, » dit Jan, en ramenant les mains de Caddy sur son front. « Et tu vas commencer dès maintenant en passant ta tenue de combat, ta plus ravissante et suave petite robe. Nous allons tous les deux constituer le comité d’accueil pour le singe qui arrive cet après-midi. »

— « Et Jorj ? Il va vouloir voir Willard. »

— « On s’en occupera, » lui garantit Jan.

— « Et la douzaine d’autres physiciens des fusées à qui Jorj a demandé de venir ? »

— « Ne t’en fais pas pour eux. »

Le Président lança un regard interrogateur à son secrétaire, qui se trouvait de l’autre côté de la table couverte de papiers, dans son confortable bureau de la Maison Blanche n°2.

« Ainsi, Opperly n’a aucune idée sur la façon dont cette étrange question à propos de Maizie s’est présentée dans la Section n°5 ? »

Son secrétaire installa son ventre à Taise et secoua la tête.

— « Ou il le prétend. Il n’est peut-être qu’un professeur distrait, ou bien autre chose. La vieille querelle des physiciens contre les Penseurs est peut-être en train de se rallumer. On va poursuivre l’enquête. »

Le Président fit un signe d’approbation. Il était incontestablement préoccupé. Il demanda d’un air gêné :

« Croyez-vous qu’il y ait une chance pour que cela soit vrai ? »

— « Quoi ? » demanda le secrétaire, qui restait sur ses gardes.

— « Cette insinuation particulière à propos de Maizie ? »

Le secrétaire ne répondit rien.

« Comprenez-moi bien, je ne le crois pas, » s’empressa de dire le Président, dont le visage prenait une expression maussade et attristée. « Je dois énormément aux Penseurs, à la fois comme personne privée et comme homme public. Seigneur, de nos jours, il faut bien s’appuyer sur quelque chose. Mais supposons simplement que ce soit vrai… » Il hésita avant de proférer un tel blasphème : « … qu’il y ait un homme à l’intérieur de Maizie, qu’y pourrions-nous ? »

— « Les Penseurs nous ont fait gagner les dernières élections, » dit le secrétaire sans s’émouvoir. « Ils ont chassé les Communistes d’Iran. Nous les avons fait entrer dans le Cabinet Restreint. Nous les avons abondamment arrosés de fonds publics. » Il marqua un temps. « Nous ne pourrions vraiment rien faire. »

Le Président acquiesça avec une conviction égale, et résuma sans grand enthousiasme :

— « Si donc quelqu’un devait attaquer les Penseurs – et je ne voudrais pas assister à cela, je le crains, où que soit la vérité – ce serait un savant. »

Willard Farquar sentit que son poids changeait sur l’escalier qu’il gravissait. Il jura à voix basse, mais se laissa porter, comme un fardeau plein de méfiance, jusqu’au portail élevé, bleu et mystérieux, qui s’ouvrit silencieusement quand il se trouva à cinq mètres de distance. L’escalator se changea en tapis roulant qui l’emporta dans une pièce lumineuse, se terminant en dôme élevé, et ressemblant plutôt au vestibule d’un temple.

« Que la paix de Mars soit avec vous, Willard Farquar ! » dit une voix chantante émanant d’une source invisible. « Vous venez d’entrer dans la Fondation des Penseurs. S’il vous plaît, restez sur le tapis roulant. »

— « Je veux voir Jorj Helmuth, » gronda Willard d’une voix forte.

Le tapis roulant l’amena à l’entrée d’un couloir et s’arrêta un instant. Une ouverture sombre se fit dans le mur.

« Pouvons-nous prendre votre chapeau et votre manteau ? » demanda poliment une voix. Au bout dun moment, cette demande fut répétée, et fut suivie de ces mots : « Passez-les simplement au travers. »

Willard maugréa, puis parvint à se dégager de son manteau mal coupé, dont il fit, avec son chapeau, un paquet informe qu’il passa à travers le trou. Instantanément, l’ouverture se resserra, lui emprisonna les poignets ; il sentit qu’on lui lavait les mains de l’autre côté du mur.

Il donna une grande secousse qui ne parvint pas à libérer ses mains de ces fers moelleusement capitonnés.

« Ne vous inquiétez pas, » lui dit la voix. « C’est seulement une mesure d’ordre esthétique. Pendant que vos mains sont lavées, des radiations invisibles détruisent tous les germes dans votre corps, tandis que des émanations plus subtiles provoquent une salutaire remise en ordre de vos émotions. »

Les jurons assez maladroits que proférait Willard entre ses dents se firent plus véhéments. Ses sensations lui apprirent qu’une sorte de serviette était en contact avec ses mains. Il se demandait s’il allait être soumis à un lavage de figure et même à des affronts plus marqués. Alors, juste avant que ses poignets soient libérés, il sentit – pendant un instant seulement, mais sans erreur possible – le doux contact d’une main féminine.

Cet effleurement, comme le tintement mystérieux d’une cloche dans la nuit, provoqua soudain en lui une sorte d’excitation, et d’étonnement.

Cette impression était cependant aussi fugace que celle qui aurait été causée par une publicité en couleurs, car, au moment où le tapis roulant se remettait en marche en le faisant passer devant une série de photos en relief et d’inscriptions célébrant les réalisations des Penseurs, son exaspération reparut, très aggravée. Cet endroit, se disait-il, était un foyer de cette maladie de la magie qui s’attaque à un monde affaibli et aisément contaminé. Il se rappela qu’il n’était pas dépourvu de ressources. Les Penseurs devaient avoir peur ou besoin de lui, soit à cause de la question sur Maelzel, soit par suite de la nécessité de construire un vaisseau spatial mû par l’énergie nucléaire. Il sentit se réaffirmer la décision qu’il avait prise de les écraser. Le tapis roulant, après s’être transformé par deux fois en escalator, vira en direction d’une porte opalescente qui s’ouvrit silencieusement comme celle de l’étage inférieur. Le tapis roulant s’arrêta sur le seuil. L’élan le fit avancer de deux pas à l’intérieur de la pièce. Il s’arrêta et regarda autour de lui.

L’endroit était le rêve réalisé d’un sybarite moderne. Un tapis de caoutchouc mousse épais comme un matelas et recouvert de duvet. Des poufs et des divans qui paraissaient aussi moelleux que du beurre. Un plafond en forme de dôme d’un bleu foncé lumineux imitant un ciel nocturne, incrusté d’argent pour figurer les constellations. Un mur creusé de niches garnies de statuettes d’hommes, de femmes langoureuses, d’animaux. Un bar où l’on pouvait se servir soi-même à toutes sortes de robinets dorés. Un écran de télévision en relief simulant une grande boule de cristal. Ici et là, des crochets rudimentaires d’or martelé qui auraient pu être des interrupteurs électriques. Une table basse portant un ravissant service de cristal et or pour trois personnes. Des senteurs balsamiques et des parfums de fleurs sans cesse renouvelés.

Un gros homme vêtu d’un costume de sport gris perle sortit d’un des passages surmontés d’un cintre et fermés par des rideaux. Willard reconnut Jan Tregarron d’après ses photographies ; toutefois, il ne lui adressa pas immédiatement la parole. Mais il laissa son regard se promener au hasard, avec un mépris ostensible, sur toute la surface des murs surchargés d’ornements, sur le bar et sur la petite table chargée de nombreux verres à vin, pour se poser enfin sur son hôte.

« Et où sont les danseuses ? » demanda-t-il avec une ironie cinglante.

Les sourcils du gros homme se soulevèrent. Indiquant le deuxième passage voûté, il répondit avec innocence : « Là, à l’intérieur. »

Les rideaux s’écartèrent.

« Oh ! je regrette ! » dit le gros homme en s’excusant. « Il semble qu’il n’y en ait qu’une seule de service. J’espère que ce n’est pas trop contraire à vos goûts. »

Elle se tenait sur le pas de la porte, insolente et ravissante dans une robe largement décolletée en skylon bleu pâle bordé de vison mutant. Elle souriait. C’était le premier sourire que Willard ait jamais vu sur ses lèvres.

« Monsieur Willard Farquar, » murmura le gros homme. « Miss Arkady Simms. »

Jorj Helmuth se détourna de la table de conférence avec ses douze chaises vacantes pour regarder les deux jolies secrétaires timides.

« Pas encore de nouvelle de la porte, maître, » se hasarda à dire l’une d’elles.

Jorj pivota dans son fauteuil, sans beaucoup de difficulté car c’était un magnifique meuble pneumatique. Sa nervosité à la perspective d’affronter les douze physiciens des fusées – un sentiment d’une intensité à laquelle il ne se serait pas attendu, il était obligé de le reconnaître – cédait la place à l’impatience.

« Quel est le numéro de téléphone de Willard Farquar ? » demanda-t-il sur un ton bref.

L’une des secrétaires explora une série de bandes magnétiques de bureau, puis passa quelques secondes à parler tout bas dans le microphone qui était appuyé contre sa gorge et à écouter les réponses sortant d’un écouteur à faible intensité.

— « Il habite avec Morton Opperly, qui n’a pas le téléphone, » finit-elle par déclarer à Jorj, d’un air scandalisé.

— « Montrez-moi la liste, » dit Jorj. Puis, après un petit moment : « Essayez chez le docteur Welcome. »

Cette fois, il y eut un résultat. En moins de quinze secondes on lui tendit un téléphone, qu’il accrocha adroitement à son épaule.

— « Ici le docteur Asa Welcome », lui dit une voix flûtée.

— « Ici Helmuth, de la Fondation des Penseurs, » dit Jorj sur un ton glacial. « Avez-vous eu ma communication ? »

La voix flûtée laissa percer une certaine inquiétude et se fit apaisante.

— « Eh bien, oui, monsieur Helmuth, en effet. J’ai été très heureux de la recevoir. Cela paraissait très intéressant. J’avais hâte de me rendre à votre convocation. Mais… »

— « Oui ? »

— « Eh bien, j’étais sur le point de sauter dans mon hélicoptère – c’est-à-dire dans celui de mon fils – quand l’autre lettre est arrivée. »

— « Quelle autre lettre ? »

— « Eh bien ! la lettre décommandant la réunion. »

— « Je n’ai envoyé aucune autre lettre. »

L’autre voix prit une intonation extrêmement embarrassée.

— « Mais je l’ai considérée comme venant de vous… ou exactement la même chose. J’ai vraiment cru avoir le droit de le supposer. »

— « De qui était-elle signée ? » demanda Jorj d’un ton cinglant.

— « M. Jan Tregarron. »

Jorj raccrocha. Il resta sans bouger, jusqu’au moment où un faible bruit le rappela à la réalité. Il s’aperçut que l’une des deux filles parlait à voix basse en s’adressant à quelqu’un qui se trouvait près de la porte. Il rendit le téléphone et les congédia. Elles partirent dans un froufrou de jaquettes et de minijupes, hésitèrent sur le seuil mais n’osèrent pas regarder derrière elles.

Il resta encore une minute, assis, sans bouger. Puis sa main rampa impatiemment jusqu’à la table et pressa un bouton. La pièce devint obscure, une grande partie du mur, transparente ; une douzaine de modèles de vaisseaux spatiaux argentés magnifiquement exécutés apparurent. Il effleura vite un autre bouton ; les modèles s’effacèrent, le mur d’en face se couvrit d’un dessin animé qui décrivait avec une charmante bonne humeur, et avec tous les détails, la conception et la construction d’un vaisseau spatial mû par les neutrons. Un troisième bouton, et une image en relief de l’espace constellé d’étoiles jusqu’à une grande profondeur apparut derrière le dessin animé, en montrant un fragment de la surface de la Terre et, tout au loin, le minuscule globe rougeâtre de Mars. Lentement, une fusée minuscule s’éleva de ce fragment de la Terre et déploya ses ailes d’argent.

Il éteignit ces images, la pièce retomba dans l’obscurité. À la faible lueur d’une lampe de bureau, il examina tristement ses plans d’organisation pour le projet de propulsion par les neutrons, la longue liste des livres qu’il avait étudiés à fond par somno-enseignant, la table secrète des constantes physiques, et toutes sortes d’autres détails d’importance cruciale sur la physique des fusées – un aide-mémoire où se trouvaient intelligemment condensées toutes les données techniques qui pouvaient se présenter au cours de sa discussion avec les experts, pour lui servir de guide-âne.

Il éteignit toutes les lumières et s’affaissa en clignant des yeux, essayant de faire disparaître la boule qui lui obstruait le gosier. Dans l’obscurité, sa mémoire remontait loin, très loin, jusqu’au jour où son professeur de maths lui avait dit avec mépris que les merveilleuses fantaisies qu’il adorait lire et qui s’empilaient à son chevet n’étaient pas du tout de la science véritable, mais simplement une sorte de faux-semblant coloré. Il avait tellement désiré devenir un savant que ce dédain manifesté par son professeur avait joué le rôle d’une douche froide et découragé ses ambitions.

Et, maintenant que la conférence était annulée, saurait-il jamais si les choses n’auraient pas, de toute façon, tourné ainsi ? Si le somno-enseignement avait ou non laissé des traces ? Si ce guide-âne était aussi bon qu’il le croyait ? Si son aptitude à manier les gens ne se limitait pas à des Présidents qui n’étaient que des agriculteurs crédules, et à des filles timides en mini-jupes ? Seul le test consistant à réunir les experts aurait permis de répondre à ces questions.

C’était Tregarron qui était à blâmer ! Tregarron avec ses méthodes hypocritement tyranniques ; Tregarron avec sa terreur de laisser responsables de l’avenir des hommes qui comprenaient réellement la théorie et pouvaient manier les experts. Tregarron, si habitué à agir grâce à la tromperie qu’il ne pouvait voir quand elle devenait une faute et un crime. Tregarron, qui devait à présent être éclairé et contre qui, à défaut, certaines mesures devaient être prises.

Jorj resta assis immobile, à réfléchir, pendant peut-être une demi-heure. Il se tourna alors vers le téléphone et, au bout de quelque temps, obtint sa communication.

« Qu’est-ce qu’il y a, à présent, Jorj ? » demanda Caddy avec impatience. « S’il te plaît, laisse-moi tranquille avec tes humeurs : je suis fatiguée et mes nerfs sont à bout. »

Il prit une profonde inspiration. Quand des mesures doivent être prises, il faut avoir sous la main un bon exécutant.

— « Caddums, » dit-il d’une voix vibrante comme une incantation, incitant à l’hypnose. « Caddums… »

Au bout du fil, la voix avait instantanément changé, elle était devenue soumise, somnolente, suppliante.

— « Oui, maître ? »

Morton Opperly leva les yeux de la feuille où étaient tracées à la plume des équations, pour regarder Willard Farquar, qui avait trouvé une sorte d’équilibre. Il ne s’agitait pas, il ne faisait pas de grimaces. Il ôta son manteau avec une certaine dignité et se planta solidement devant son mentor. Il sourit. Partant du principe qu’il était un ours, on pouvait penser qu’on venait de lui donner à manger.

« Vous voyez ? » dit-il. « Ils ne m’ont fait aucun mal. »

— « Ils ne vous ont pas fait de mal ? » demanda Opperly avec douceur.

Willard secoua lentement la tête. Son sourire s’épanouit.

Opperly posa sa plume, croisa les mains.

— « Et vous êtes toujours aussi décidé à dénoncer et à écraser les Penseurs ? »

— « Bien entendu ! » Le grondement menaçant réapparut dans sa voix d’ours, avec la différence qu’il s’assortissait d’une trace de satisfaction sensuelle. « Seulement, dorénavant, je n’exciterai plus les animaux du zoo et je ne vous mettrai plus dans l’embarras en posant des questions du genre Maelzel. J’ai atteint l’objectif vers lequel tendait cette tactique. Par la suite, je les harcellerai de l’intérieur. »

— « Je les harcellerai de l’intérieur, » répéta Opperly en fronçant les sourcils. « Voyons, où ai-je déjà entendu cette formule ? » Son front se détendit. « Oh oui ! » dit-il avec indifférence. « Dois-je en déduire que vous êtes en train de devenir un Penseur, Willard ? »

L’autre lui adressa un sourire vaguement compatissant, s’étira sur le divan, contempla le plafond. Tous ses mouvements étaient calculés, souples.

— « Certainement. C’est la seule méthode réaliste pour les écraser. Accéder à une place élevée dans leurs conseils. Déjouer leurs tricheries par d’autres tricheries. Organiser une cinquième colonne. Ensuite, frapper ! »

— « La fin justifie les moyens, bien sûr, » dit Opperly.

— « Bien sûr. Aussi vrai que votre désir de vous mettre debout justifie les perturbations que vous apportez dans l’air qui se trouve au-dessus de votre tête. En ce bas monde, toute action est un moyen, rien d’autre. »

Opperly acquiesça d’un air absent.

— « Je me demande s’il y a jamais eu quelqu’un qui soit devenu Penseur pour des motifs du même ordre. Je me demande si le fait d’être un Penseur ne veut pas simplement dire que vous vous êtes aperçu d’une chose : vous devez utiliser les mensonges et les tricheries comme méthode essentielle. »

C’est possible, » remarqua Willard en haussant les épaules.

Aucun doute n’était plus possible sur le caractère compatissant de son sourire.

Opperly se leva, rangea ses papiers en liasse.

— « Ainsi vous allez travailler avec Helmuth ? »

— « Pas avec Helmuth, avec Tregarron. » Le sourire d’ours devint cruel : « Je crains que la carrière d’Helmuth comme Penseur n’accuse un véritable recul. »

— « Helmuth, » dit Opperly d’un air rêveur. « Morgenschein m’a parlé un peu de lui, une fois. Un homme capable d’un certain idéalisme, en dépit de ses attaches. Le meilleur dans une vilaine bande. Soit dit en passant, il est celui avec qui… »

— « … Miss Arkady Simms s’est enfuie ? » Willard termina la phrase sans être le moins du monde embarrassé. « Oui, c’était Helmuth. Mais tout cela va changer. »

— « Adieu, Willard, » dit Opperly en acquiesçant.

Willard se souleva rapidement sur un coude.

Opperly le regarda pendant environ cinq secondes, puis, sans un mot, quitta la pièce.

Les seuls meubles visibles dans le bureau de Jan Tregarron étaient une table-bureau et quelques sièges. Tregarron était assis derrière la table, qui était complètement débarrassée. Il paraissait presque excédé, mais il y avait un sourire dans ses petits yeux. Jorj Helmuth était assis de l’autre côté du bureau, un peu en arrière, le buste droit ; il souriait de biais, son visage était dans l’ombre. Caddy était appuyée au mur derrière Tregarron. Elle portait toujours la robe de skylon garnie de fourrure qu’elle avait dans l’après-midi. Elle ne prenait pas part à la conversation, elle semblait presque l’ignorer.

« Ainsi, vous avez simplement été de l’avant et vous avez décommandé cette réunion sans me consulter ? » disait Jorj.

— « Vous l’aviez convoquée sans me demander mon avis. » Tregarron agita un doigt en plaisantant. « Vous n’auriez pas dû faire ce genre de choses, Jorj. »

— « Mais je vous dis que j’étais complètement préparé. J’étais absolument sûr de moi. »

— « Je sais, je sais, » dit Tregarron avec légèreté. « Mais ce n’est pas le bon moment. Je suis le meilleur juge. »

— « Quand sera-ce le bon moment ? »

Tregarron haussa les épaules.

— « Écoutez-moi, Jorj. Chacun doit s’en tenir à sa spécialité, à sa matière forte. La technologie n’est pas la nôtre. »

Les lèvres de Jorj se serrèrent.

— « Mais vous savez aussi bien que moi que nous devons avoir un vaisseau spatial nucléaire et, un jour ou l’autre, nous rendre pour de bon sur Mars. »

Tregarron leva les sourcils.

— « En sommes-nous là ? »

— « Oui. Exactement comme nous allons être obligés de construire une véritable Maizie. Tout ce que nous avons fait jusqu’à présent, ce n’était que des mesures d’urgence. »

— « Réellement ? »

Jorj le regardait.

— « Écoutez, Jan, » dit-il en saisissant ses genoux dans ses mains. « Il faut que vous et moi allions au fond des choses. »

— « En êtes-vous tout à fait sûr ? » L’intonation de Jan était très froide. « J’ai comme l’impression que ce serait beaucoup mieux si vous ne disiez rien et si vous acceptiez les choses telles qu’elles sont. »

— « Non ! »

— « Très bien. » Tregarron s’installa dans son fauteuil.

— « Je vous ai aidé à organiser les Penseurs, » dit Jorj, puis il attendit. « Du moins, j’ai été votre premier partenaire. »

Tregarron se contenta d’acquiescer.

« Notre idée fondamentale, c’était que le moment était venu d’appliquer sur une vaste échelle la science à la vie de l’homme, de vivre d’une manière rationnelle et réaliste. Les seuls éléments qui retenaient le monde et l’empêchaient de franchir cette étape importante étaient l’ignorance, la superstition, l’inertie de l’homme moyen, la tournure d’esprit conservatrice et l’absence d’esprit d’entreprise des savants académiques : leur culte des faits, même lorsque les faits étaient incontestablement dangereux.

Cependant, nous savions que dans leur for intérieur l’homme ordinaire et les professionnels se trouvaient de notre côté. Ils voulaient voir le monde nouveau concrétisé par la science. Ils voulaient les simplifications et les commodités, les glorieuses aventures de l’esprit humain et du corps. Ils voulaient les voyages jusqu’à Mars et dans les profondeurs de l’âme humaine, une affirmation de la toute-puissance de la pensée. Tout ce qui leur manquait, c’était l’énergie nécessaire pour franchir le premier pas important : et c’est ce que nous avons apporté. »

L’heure n’était pas aux demi-mesures, aux démarches lentes et réservées. Le monde était en proie aux guerres et à la névrose, il courait le risque de tomber entre les mains des plus insensés. Ce qu’il fallait, c’était un appel vibrant et bouleversant à l’imagination humaine, une affirmation de la toute puissance de la science en faveur du bien, capable d’ébranler la Terre.

Mais les hommes qui formulaient cet appel et cette affirmation ne pouvaient s’offrir le luxe d’être prudents. Ils n’allaient pas vérifier et revérifier. Ils ne pouvaient attendre l’approbation réticente et jalouse des professionnels. Ils devaient utiliser le bluff, les tricheries, les faux-semblants – tout pour aller au-delà du point essentiel. Une fois cela fait, une fois l’humanité orientée dans la bonne direction, il serait assez facile de donner à l’homme moyen assez de pénétration pour combler la brèche le séparant des professionnels, de sorte que ce qu’on voulait faire passer pour bon le devienne en réalité.

Ai-je loyalement exposé notre position ? »

Les yeux de Tregarron s’étrécirent. « C’est vous qui le dites. »

— « En nous fondant sur ces suppositions d’ordre général, nous avons établi notre emprise sur les chefs éventuels et sur la masse, » continuait Jorj. « Nous avons construit Maizie, la fusée de Mars et la Bombe de l’Esprit. Nous avons découvert la sagesse des Martiens. Nous avons trompé le peuple sur le compte de la science que les professionnels n’avaient pas popularisée ni mise sur le marché parce qu’ils trouvaient cela indigne d’eux.

Mais maintenant que nous avons réussi, que nous avons atteint l’objectif essentiel, maintenant que Maizie, Mars et la science régissent effectivement l’imagination de l’homme moyen, le moment est venu de franchir la deuxième grande étape, de faire rejoindre l’imagination par la réalisation, d’ajouter les faits à la fantaisie.

Croyez-vous que je me serais jamais engagé avec vous dans cette aventure si je n’avais pas pensé à cette seconde grande étape ? Voyons, je me serais fait l’effet d’être moche et malhonnête, d’être un pur charlatan si je n’avais pas eu la conviction qu’un jour tout serait remis en ordre. J’ai voué toute mon existence à cette conviction, Jan. Je me suis étudié, je me suis discipliné, j’ai utilisé tous les moyens scientifiques que j’avais à ma disposition, de manière à ne pas me trouver pris de court quand viendrait le jour de combler la brèche entre les Penseurs et les professionnels. Je me suis entraîné à être l’homme de liaison parfait en vue de cette tâche.

Jan, le jour est venu, et je suis cet homme. Je sais que vous vous êtes concentré sur d’autres aspects de notre travail ; vous n’avez pas eu le temps de vous tenir au courant de ce que je faisais. Mais, dès que vous verrez avec quel soin je me suis préparé, à quel degré d’achèvement pratique en est arrivé le projet de fusée à propulsion par les neutrons, vous me conjurerez, j’en suis sûr, d’aller de l’avant ! »

Pendant un moment, Tregarron sourit en contemplant le plafond.

— « Dans l’ensemble, votre idée n’est pas si mauvaise, Jorj, mais votre calendrier de réalisations ne marche pas et votre jugement est une plaisanterie. Oh oui ! Tout révolutionnaire désire voir le grand chambardement se produire de son vivant. Bah ! C’est comme si, assistant au vaudeville de l’évolution, il voulait voir se dérouler en vingt minutes l’acte intitulé : du Singe à l’Homme.

Le moment serait-il venu de franchir la deuxième grande étape ? Jorj, l’homme moyen est exactement semblable à ce qu’il était voici dix ans, sauf qu’il a un nouveau dieu. Plus que jamais il pense à Mars comme à un paradis hollywoodien, avec des hommes sages et de délicieuses princesses. Maizie est une Mère multipliée par un million. Quant aux savants professionnels, ils sont plus jaloux et plus démodés que jamais. Tout ce qui les intéresse, c’est de remonter dans le temps pour retrouver en rêve un monde très comme il faut où, dans des cours carrées et silencieuses, les étudiants ordinaires saluent bien bas les savants en robe coiffés de la toque.

Dans dix mille ans, peut-être, nous serons prêts pour la seconde grande étape. Peut-être. D’ici là, comme il se doit, l’homme intelligent dirigera les gens stupides, et cela dans leur propre intérêt. Les réalistes dirigeront les rêveurs. Ceux qui ont les mains libres dirigeront ceux qui se sont délibérément mis des entraves en respectant des tabous.

Deuxièmement, votre jugement. Pensiez-vous réellement avoir pu mener ces professionnels, garder votre position dans la mêlée intellectuelle ? Vous, un physicien nucléaire ? Un savant spécialisé dans les fusées ? Voyons, c’est… Du calme, à présent, mon garçon, et écoutez-moi ! Ils vous ont mis en pièces dans l’espace de vingt minutes et ils ont été heureux de l’occasion ! Vous me déconcertez, Jorj. Vous savez que Maizie, la fusée pour Mars, et tout le reste, c’est du bidon ; cependant, vous croyez dans votre somno-enseignement, votre expansion de la conscience et dans l’infusion de l’optimisme comme le premier croquant venu. Je ne serais pas surpris d’apprendre que vous vous êtes mis à la Perception Extra-sensorielle et à l’hypnotisme. Je pense que vous devriez vous examiner à fond et adopter un nouveau point de vue. Il en est grand temps. »

Il se renversa en arrière. Le visage de Jorj était devenu un masque. Ses yeux ne se détournaient pas de Tregarron, il y avait cependant un changement subtil dans son expression. Derrière Tregarron, Caddy se balança, comme sous l’effet d’un soudain coup de vent insaisissable, et s’éloigna du mur d’un pas.

« C’est votre opinion en toute honnêteté ? » demanda Jorj, avec le plus grand calme.

— « Mieux que cela, » lui dit Tregarron sur un ton aussi peu mélodramatique que le sien. « C’est un ordre. »

Jorj se leva. Il paraissait savoir ce qu’il voulait.

— « Très bien, » dit-il. « Dans ce cas, je dois vous dire que… »

D’un air détaché, mais sans un geste inutile, Tregarron sortit de sous le bureau un pistolet à ultrasons et le posa sur le dessus, débarrassé de tout papier.

— « Non, » dit-il, « permettez-moi de vous dire, moi, quelque chose. Je craignais que cela n’arrive et je m’y suis préparé. Si vous aviez étudié votre histoire des Nazis, des Fascistes et des Soviets, vous sauriez ce qui arrive aux vieux révolutionnaires qui n’évoluent pas avec leur époque. Mais je ne vais pas me montrer trop dur. Il y a deux garçons qui attendent dehors. Ils vont vous emmener au terrain, puis par le jet jusqu’au Nouveau-Mexique. Demain matin, de bonne heure, Jorj, vous partez en voyage pour Mars. »

Jorj réagit à peine en entendant ces paroles. Caddy avait avancé de deux pas vers Tregarron.

« J’ai considéré que Mars serait pour vous le meilleur endroit, » continuait le gros homme. « Les contrôles du robot seront réglés de telle sorte que votre visite de Mars dure deux ans. Dans ce laps de temps, peut-être aurez-vous appris la sagesse ; il est possible que vous sachiez, par exemple, qu’un menteur ne doit jamais se laisser prendre à son propre mensonge.

Entre-temps, nous devrons vous remplacer. Je pense à quelqu’un qui peut se révéler particulièrement précieux pour occuper votre place, en bénéficiant des avantages qu’elle comporte. Quelqu’un qui paraît comprendre que la force et le désir sont les leviers essentiels de l’existence et que quiconque croit au mensonge prouve qu’il n’est pas autre chose qu’un minable. »

À présent, Caddy était debout derrière Tregarron ; ses yeux mi-clos, pleins de sommeil, étaient fixés sur Jorj.

« Il s’appelle Willard Farquar. Vous voyez, moi aussi, je crois à la coopération avec les scientifiques, Jorj, mais par la subversion plutôt qu’en conférant avec eux. Mon idée est de tendre une main amicale à un petit nombre d’entre eux, bien choisis – une main amicale dans laquelle se trouvera une coquette rétribution. » Il sourit. « Vous avez été un homme très bien, Jorj, pour le début, lorsque nous avions besoin d’un publicitaire ayant des idées accrocheuses sur les Bombes de l’Esprit, les fusils à rayons, les casques en plastique, les sweaters fantaisie, les soutiens-gorge spatiaux et tout ce fourbi. À présent, nous pouvons nous offrir un soldat. »

Jorj s’humecta les lèvres.

« Nous donnerons une explication claire de ce qui vous est arrivé. Les gens qui s’informeront apprendront que vous êtes parti faire une visite prolongée chez les Martiens pour vous pénétrer de leur sagesse. »

Jorj murmura : « Caddums. »

Caddy se pencha en avant. Ses bras s’enroulèrent autour de Tregarron, comme pour emprisonner ses poignets. Mais, au lieu de le faire, elle prit le pistolet à ultra-sons et le mit dans la main droite de Tregarron. Puis elle leva vers Jorj des yeux qui étaient très brillants.

Elle dit avec beaucoup de douceur et de compassion :

« Pauvre Superman. »