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Il crut, au début, se trouver au fond d’un puits immense, et il resta complètement immobile, les yeux énergiquement clos, se demandant où il était, et comment il avait bien pu y parvenir. Il sentait sous son corps le froid humide de la pierre, et il entendait, tout proche, le clapotis insistant de l’eau qui s’écrasait goutte à goutte sur le rocher. Ce bruit força la barrière de ses sens ; ses muscles se contractèrent, et il ouvrit les paupières.
Son premier réflexe fut de hurler comme une bête, suffoquant sous l’effet d’une peur irraisonnée. Il se maîtrisa, se contraignit à s’asseoir dans le noir, débordant d’une haine farouche et désespérée contre ceux qui après l’avoir si longtemps pourchassé, l’avaient maintenant pris au piège.
Pourquoi ?
Pourquoi le torturaient-ils ? Pourquoi ne pas le tuer tout de suite, en finir une bonne fois pour toutes ? Il frissonna, et se leva, frappé d’horreur par l’aspect des lieux.
Ce n’était pas un puits, mais une petite pièce circulaire, avec des murs de granit ruisselant d’une eau pisseuse, et un plafond voûté qui se refermait juste au dessus de sa tête ; elle ne comportait qu’une seule ouverture, donnant sur une galerie rocheuse au plafond bas, d’où provenait toute la lumière disponible.
La panique monta par vagues dans la gorge de Harry. Mais il réfréna chaque fois son envie de crier, de se coucher sur le sol le visage dans les mains, et de clamer sa peur et son désespoir. Comment pouvaient-ils connaître la terreur secrète que lui inspiraient l’obscurité, les murs suintants et visqueux, les rats furtifs, l’atmosphère humide et viciée des oubliettes ? Il s’en souvenait rarement lui-même, sauf dans ses rêves les plus hideux, mais c’était une phobie qui remontait à son enfance – si lointaine – et voici maintenant qu’elle se réalisait. Ils avaient découvert son secret, il ne savait comment, et maintenant ils s’en faisaient une arme contre lui.
Pourquoi ?
Il s’effondra sur le sol, la tête entre les mains, essayant de penser logiquement, de trouver, dans le tumulte bouillonnant de son cerveau, l’indice qui lui expliquerait ce qui s’était passé.
Il avait quitté sa chambre et descendait le couloir dans l’intention d’aller rendre visite au docteur Webber et de tout lui dire au sujet des « autres »…
Il s’interrompit aussitôt, les prunelles dilatées. Il se rendait chez le docteur Webber ? Il avait vraiment décidé d’aller le trouver ? Peut-être… Oui, c’était bien possible ; Webber, pourtant, n’aurait pu que lui rire au nez en entendant une histoire aussi ridicule. Ce qui n’était pas le cas de ces non-hommes qui l’avaient pris en chasse ; cela n’avait rien d’une plaisanterie pour eux. Ils savaient que c’était vrai ; ils savaient aussi qu’il le savait.
Mais pourquoi ne le tuaient-ils pas ? Pourquoi cette torture, pourquoi cet horrible supplice qui s’inspirait directement de ses cauchemars les plus intimes ?
Son souffle s’accéléra, son front se couvrit d’une sueur froide. Où était-il ? Dans quelque cave depuis longtemps oubliée loin sous la Vieille-Ville ? Ou dans un autre endroit, un autre monde peut-être, que les non humains, avec leurs pouvoirs inimaginables, avaient créé exprès pour le tourmenter ?
Ses yeux cherchèrent la fin de la galerie, virent qu’elle se terminait par un coude d’où paraissait provenir la lumière ; il se précipita aussitôt dans le boyau humide, le sang lui martelant les tempes, et courut à en perdre le souffle. Atteignant enfin l’angle du souterrain, où la clarté était plus forte, il le franchit en catastrophe pour s’arrêter, médusé, devant la source de ce faux jour : une énorme torche fumeuse fichée dans la paroi.
La torche s’éteignit, alors même qu’il avait les yeux fixés sur elle, le laissant dans une obscurité totale. Il ne perçut d’abord que ses halètements de désespoir, puis des bruits furtifs autour de ses pieds ; et il ne put s’empêcher de hurler quand quelque chose de lisse, muni de quatre pattes, lui sauta à la gorge en faisant claquer ses mâchoires.
Frémissant, il s’efforça de repousser la chose ; ses doigts se refermèrent sur une fourrure rêche. Il resserra sa prise ; la chose devint flasque, lui fondit soudain dans la main et il l’entendit s’écraser sur le sol avec un bruit d’éclaboussures…
À quel traitement soumettaient-ils son cerveau ?
Il hurla d’horreur, puis, guidé par les échos de sa voix, se rua en aveugle dans le couloir de pierre. Il tomba sur les genoux dans quelques centimètres d’eau stagnante, se redressa en abandonnant quelques centimètres carrés de peau, pris d’une irrésistible convulsion de peur et de dégoût, et se remit à courir de plus belle.
Le couloir se divisa soudain en deux, et il s’arrêta court. Il ne savait pas quelle distance il avait parcourue, ni combien de temps il avait couru, mais il réalisa brusquement qu’il était toujours vivant, toujours indemne. Seul son cerveau était attaqué, seul son cerveau était effrayé au point de se soustraire ou presque au contrôle de sa raison. C’était comme ce labyrinthe : tout y était trop visiblement destiné à le frapper d’horreur, tout y correspondait trop parfaitement à l’archétype de ses terreurs enfantines pour qu’il pût avoir une existence réelle. D’où un tel assaut pouvait-il provenir, aussi personnalisé, contre son équilibre mental, si ce n’était de son propre cerveau ?
Il entrevit brièvement une étincelle de lumière, et eut l’impression d’être à deux doigts de comprendre quelque chose qui lui avait échappé jusque là. Il regarda autour de lui, contempla la brume qui tourbillonnait dans les couloirs humides et sombres, repensa au rat qui lui avait fondu entre les doigts. Et soudain, la tête en feu, il revint à ces non-hommes qu’il avait appris à dépister, et essaya de se rappeler tout ce qu’il avait découvert et déduit à leur sujet avant qu’ils ne commencent leur brutale persécution.
C’étaient des hommes, et physiquement, ils se présentaient comme des hommes, mais en même temps, ils étaient différents. Leur cerveau possédait certaines propriétés étrangères au cerveau humain, ils étaient capables d’accomplir des choses interdites aux hommes.
C’étaient donc des non-hommes. Ils pouvaient exister et en même temps coexister, être deux personnes dans la même enveloppe, la première connue, saisissable par tous ceux qui avaient des yeux pour voir, et l’autre cachée, excepté pour ceux qui apprenaient comment regarder. Ils pouvaient utiliser leur cerveau et raisonner normalement ; ils pouvaient aussi recourir à leur étrange faculté quadridimensionnelle pour parvenir à des solutions qui étaient hors de portée de l’homme tridimensionnel…
Mais ils étaient incapables de pénétrer dans un cerveau humain !
Harry scruta soigneusement la brume qui l’entourait. Elles étaient habiles, ces créatures, et puissantes. La manière dont elles s’y étaient prises pour instiller la peur, puis la terreur dans son esprit, dès l’instant où elles avaient découvert qu’il était au courant de leur existence, témoignait de leur savoir-faire. Mais leurs pouvoirs restaient néanmoins limités ; elles étaient incapables de conférer une réalité concrète à ce qui n’en avait pas – hallucinations, illusions.
Ce souterrain, par conséquent, n’était qu’une illusion. Il ne pouvait en être autrement !
Poussant un juron, il s’engagea, le cœur défaillant, dans la galerie de droite. Il n’existait pas d’endroit comme ça, et il le savait. Il vivait au cœur d’un rêve, d’une hallucination dépourvue de toute substance, effrayante, certes, au point de lui faire perdre la raison, mais incapable de l’affecter physiquement ; la raison, au fait, ne l’avait-il pas déjà perdue, pour être le jouet d’une telle illusion ?
Pourquoi avait-il traîné ? Pourquoi n’était-il pas allé tout de suite au Hoffman Center exposer l’affaire aux docteurs Webber et Manelli, leur faire part de sa découverte ? Ils l’auraient peut-être crû devenu fou, mais ils ne l’auraient pas torturé, eux. Ils auraient peut-être même accordé suffisamment de crédit à ses dires pour les recouper, et découvrir le pot-aux-roses. Et même si son histoire avait été jugée par trop incroyable, son équilibre mental, du moins, n’aurait couru aucun danger…
Il franchit une nouvelle bifurcation, et se retrouva soudain avec de l’eau jusqu’à la ceinture, une eau si froide qu’il sentit ses jambes s’engourdir, et il s’arrêta une fois de plus pour combattre la panique aveugle dont les tentacules lui effleuraient le cerveau. Rien ne pouvait l’atteindre réellement. Il lui suffisait d’attendre que son esprit recouvre son équilibre. Il n’en verrait peut-être jamais la fin, c’était peut-être un piège horrible, mais il attendait…
La brume qui tourbillonnait vers lui dans le souterrain humide prenait une étrange coloration verte. Ses yeux se mirent à larmoyer, ses sinus à lui cuire. Il s’arrêta pile, saisi d’une nouvelle alarme, et fixant les parois, se frotta les yeux pour s’éclaircir la vue. Le brouillard moutarde s’épaissit, lui brûlant les yeux comme mille furies à leur proie attachées, lui déchirant la gorge, lui lacérant les poumons de cent coutelas acérés, et il ne tarda pas à suffoquer et à tousser.
Il s’efforça de crier, et se lança dans une course aveugle. Respirer devenait une torture ; le gaz vésicant attaquait de plus en plus profondément ses poumons. La raison l’abandonna, et c’est en hurlant comme un dément qu’il gravit en trébuchant une rampe de pierre, se heurta à un mur, pivota sur lui-même pour s’écraser immédiatement contre un deuxième. Quelque chose accrocha sa chemise.
Il sentit à tâtons les lourds vantaux et les fers forgés d’une énorme porte, et se jetant de tout son poids contre elle, força sur le loquet rouillé jusqu’à ce que l’huis s’ouvre en gémissant sur ses gonds ; il s’effondra, la tête la première, tandis que la porte se refermait derrière lui.
Il resta étendu le visage tourné vers le sol, pantelant et sanglotant dans le silence.
Des mains brutales le saisirent par le col et le remirent sur pied sans ménagement. Il ouvrit les yeux ; devant lui, dans la pénombre d’une pièce voûtée, il devina une silhouette fantomatique : celle d’un colosse au large torse et aux épaules puissantes, dont l’obscurité dissimulait les traits. Alors qu’il essuyait les larmes de ses yeux torturés, il entendit la voix de l’homme s’élever, basse et grondante, et son accent lui parut familier. La voix demandait : « Alors, la leçon est suffisante ? Vous allez enfin vous décider à nous dire la vérité ? »
Harry ouvrit de grands yeux, ne comprenant pas très bien. « La… la vérité ? »
La voix était rude et coupante, chargée d’impatience. « La vérité, parfaitement ! – la solution, pauvre idiot. Ce que vous avez vu, ce que vous avez découvert – vous savez très bien de quoi je veux parler. Vos histoires de supermen quadridimensionnels, nous en avons plein le dos ; inutile par conséquent de nous amuser plus longtemps avec ça. »
— « Je… je ne comprends pas. C’est… c’est vrai. » Une fois de plus, il tenta de distinguer le visage de son interlocuteur au-travers de la pénombre. « Pourquoi me harcelez-vous comme ça ? Que me voulez-vous ? »
— « Nous voulons la vérité. Nous voulons savoir ce que vous avez vu. »
— « Mais… ce que j’ai vu, c’est vous… ce que j’ai découvert, vous le savez… je veux dire… »
Il s’interrompit, pâlissant soudain. Sa main se porta à sa bouche, son regard se fit encore plus scrutateur. « Qui êtes vous ? » souffla-t-il.
— « La vérité ! » rugit l’homme. « Et en vitesse, sinon, c’est de nouveau le souterrain. »
— « Webber ! »
— « Pour la dernière fois, Harry ! »
Sans avertissement, Harry traversa la pièce, vola pardessus le bureau, et vint s’écraser sur la poitrine du colosse ; un flot d’invectives à la bouche, il s’efforça de marteler du poing le large poitrail de son adversaire qui, surpris, dévia les coups de ses avant-bras massifs.
— « C’est vous ! » hurla Harry, « C’est vous qui m’avez torturé. C’est vous qui m’avez pourchassé, c’est vous et votre bande de goules qui vous êtes suspendus à ma gorge, vous et pas les autres ! »
Il réussit à déséquilibrer son adversaire et s’affala lourdement sur lui, plongeant son regard flamboyant dans ses yeux bruns chargés de colère.
Et puis, comme s’il n’avait jamais été là, le colosse disparut, et Harry s’assit sur le sol, le corps secoué de sanglots de frustration, l’esprit tordu d’angoisse.
Il s’était trompé, trompé sur toute la ligne – depuis le début. Il avait toujours cru que c’était les non-hommes qu’il avait découverts qui le traquaient et le torturaient. Et maintenant, il percevait l’étendue de son erreur. Car le visage de l’homme fantôme, de l’homme responsable du cauchemar dans lequel il se débattait, c’était celui du docteur Webber.
« Quelle folie ! » dit le docteur Manelli d’un ton acerbe en se détournant de la silhouette endormie sur le lit. « Lui permettre de vous rattacher à çà ! Mais qu’est-ce qui vous a pris ? » Le jeune homme tourna brusquement le dos et se laissa tomber sur un fauteuil, la mine furieuse. « Avant d’avoir obtenu l’ombre même d’un premier résultat, vous donnez à Scott les moyens de s’affranchir complètement de l’intégrateur ; il lui suffit d’y réfléchir un tout petit peu ! Mais je suppose que vous le réalisez ? »
— « Absurde ! » rétorqua Webber. « Il en savait dès le départ assez long pour ça. Je ne suis pas plus inquiet maintenant que je ne l’étais alors. Je suis sûr que ce qu’il connaît du psycho-intégrateur n’est pas suffisant pour lui permettre d’exercer la moindre action sur la relation patient-opérateur. Oh non ! nous ne risquons rien. Mais la raison de ce petit intermède semble vous avoir complètement échappé. » Cette dernière remarque s’accompagna d’un grand sourire.
— « Je le crains en effet. Je n’y ai vu qu’une bravade inutile. »
— « La persécution, mon vieux, la persécution ! Jusqu’ici, c’était les non-hommes qui le torturaient, ne l’oubliez pas. Pour l’empêcher de me rapporter ce qu’il avait découvert, naturellement. Tandis que maintenant, l’ennemi, c’est moi. » Le sourire s’élargit encore. « Vous voyez où cela mène ? »
— « À vous entendre, on pourrait croire que vous croyez à cette histoire d’étrangers vivant parmi nous. »
Webber haussa les épaules. « Qui sait ? »
— « Oh, Georges ! allons ! »
Le front de Webber se plissa, et le sourire s’effaça de son visage.
— « Harry Scott y croit, Frank. Nous ne devons ni l’oublier, ni ignorer ce que cela signifie. Avant de commencer son enquête, Harry n’aurait jamais accordé la moindre attention à une absurdité pareille. Et maintenant, il y croit ! »
— « Mais Harry Scott est fou, c’est vous-même qui l’avez dit. »
— « Hé oui ! Fou ! Comme les deux hommes qui ont suivi cette piste avant lui. Il suffit de s’intéresser aux causes de la progression de la folie dans le monde pour devenir fou soi-même. Qu’il faille être complètement cinglé pour être psychiatre, c’est une vieille plaisanterie, mais elle a cessé d’être drôle. La coïncidence a des limites.
« Prenez maintenant la nature de sa folie. Une bonne petite paranoïa des familles. Tiens, c’est curieux. Le cerveau fertile du jeune Harry Scott imagine une ingénieuse organisation d’hommes qui ne sont pas des hommes, un vrai conte de fées. Bon. Mais maintenant que c’est nous qui le persécutons, il croit toujours à son conte de fées !… »
— « Alors ? »
Les yeux du docteur Webber flambèrent de colère. « Alors ce n’est que trop clair, Frank. Je ne sais pas sur quoi nous sommes tombés, mais il s’agit d’un adversaire habile et puissant. Nous avons cependant un atout qu’il ignore. Et cet atout, c’est Harry Scott. »
— « Vous croyez réellement qu’il va nous conduire quelque part ? »
Webber rit. « Cette porte dont j’ai dit qu’il avait trouvé la clé… il va sûrement y retourner. Je pense même qu’il est déjà en train de la pousser de nouveau. Et cette fois fois-ci, je la franchirai sur ses talons. »