5

Ce fut un terrible voyage, une aventure cauchemardesque. À chaque pas, les sens de Harry le trahissaient : son bracelet-montre se transformait en un serpent de jade qui lui mordait le poignet ; l’air était plein de créatures grondantes qui le menaçaient de leurs babines retroussées, mais il les repoussa, assuré qu’il avait beaucoup moins à craindre d’elles que de la panique. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il devait se rendre, de la personne qu’il lui fallait chercher, mais il savait qu’ils étaient là, dans la Ville-Nouvelle, et qu’ils viendraient à son aide si seulement il parvenait à les trouver.

Il quitta le ruban mobile dés qu’il vit les lumières du centre ville briller sous ses pieds, et pénétra dans un ascenseur automatique qui l’amena rapidement au niveau du sol. De l’ascenseur, il passa dans le labyrinthe des galeries marchandes, grouillant de badauds hypnotisés par les vitrines colorées en trois dimensions.

En arrivant à l’une des intersections, il avisa une cabine de visiophone, et se laissa choir sur le petit siège placé devant l’écran. Il y avait eu un numéro ; si seulement il parvenait à s’en souvenir ! Mais quand il voulut actionner le cadran, l’écran argenté se brisa en milliers de fragments qui se répandirent sur le sol comme une pluie de cristaux étincelants.

Harry jura, se saisit de l’appareil manuel, et appela frénétiquement l’opératrice. Avant qu’elle ne pût répondre, le combiné, dans sa main, devint chaud, puis brûlant, et mou comme de la cire. Fondant lentement, il lui coula le long du bras.

Il regagna précipitamment le flot des passants, essayant désespérément de tirer quelque réconfort de la présence de la foule autour de lui.

Il se sentait extrêmement seul. Il fallait qu’il entre en contact avec les non-hommes qui se dissimulaient dans la ville, qu’il les avertisse, avant qu’ils ne le repèrent, de la menace qu’il traînait dans son sillage. S’il guidait son poursuivant jusqu’à eux, il ne pouvait s’attendre à aucune pitié de ceux dont il cherchait l’aide. Il savait jusqu’à quelles extrémités ils iraient pour préserver leur incognito. Il fallait pourtant qu’il les trouve.

Il vit, dans le lointain, quelqu’un qui attendait, le dos contre une vitrine. Il s’arrêta court, se dissimula sous un porche et, de sa cachette, risqua un regard craintif. Ses yeux s’accrochèrent un instant à ceux de l’homme, qui se mit en mouvement. Harry se sentit glacé d’une horreur soudaine. Son poursuivant n’était autre que le docteur Webber en personne !

Il s’élança hors du porche, et se précipita comme un fou dans la direction opposée, cherchant du regard un escalator qu’il pût emprunter. Des coups de feu claquèrent derrière lui, et de minuscules projectiles lui sifflèrent hargneusement aux oreilles.

Il sanglota de soulagement en découvrant un escalator presque vide, qu’il entreprit de gravir quatre à quatre. Il aperçut, en dessous de lui, Webber qui le suivait, écartant impitoyablement la foule de ses larges épaules.

Pantelant, il atteignit le sommet de l’escalator, se repéra sur une carte murale, et entreprit de descendre la longue rampe conduisant vers l’immeuble qu’il avait essayé d’appeler au téléphone.

Un nouveau coup de feu retentit derrière lui. Le mur qu’il longeait s’effondra, laissant apparaître un orifice béant. Obéissant à une impulsion soudaine, il bondit dans le trou, s’y faufila agilement pour se retrouver sur l’arrière du bâtiment, tandis que le mur ébranlé oscillait et s’abattait au moment même où Webber atteignait la brèche.

Harry poussa un soupir de soulagement, et avala les escaliers de l’immeuble pour atteindre une autre rampe à l’étage au-dessus. Ses yeux se tournèrent vers le grand immeuble qui fermait la perspective du centre commercial. C’était là qu’il allait pouvoir se cacher, se reposer, et imaginer un moyen pour établir le contact.

Quelqu’un vint à sa hauteur et le prit gentiment, mais fermement par le bras. Harry se dégagea d’une secousse, et jeta un regard terrifié sur l’homme qui l’accostait de la sorte.

— « Du calme ! » dit ce dernier, en le guidant vers le bord de l’artère. « Ne dites rien. Tout va bien. »

Harry sentit une trépidation lui traverser l’esprit, l’effleurement subtil d’extrémités digitales psychiques, et éprouva un sentiment de récognition qui lui fit affluer le sang au cœur.

Il s’arrêta brusquement, et fit face à son compagnon : « On me file, » dit-il, haletant. « Ne m’emmenez pas où vous ne voudriez pas que Webber nous suive, vous prendriez un risque terrible… »

L’étranger haussa les épaules, et un bref sourire joua sur ses lèvres. « Vous n’êtes pas ici. Vous êtes dans un psycho-intégrateur. Il peut vous faire du mal, si vous le laissez faire, mais contre moi, il ne peut rien. » Il accéléra le pas, et bifurqua soudain pour pénétrer dans un cul-de-sac obscur.

Et, sans avertissement, ils passèrent à travers un mur pour se retrouver dans le couloir brillamment éclairé du grand immeuble. Harry en eut le souffle coupé, mais l’étranger le guida sans un mot vers l’ascenseur, dans lequel il prit place à ses côtés ; l’appareil s’éleva rapidement, dans un silence absolu, tout juste rompu par le ouish-ouish-ouish des étages qui défilaient. Ils en sortirent finalement dans un couloir tranquille et franchirent la porte d’une petite agence.

Un homme s’y tenait derrière un bureau, le visage serein ; ses immenses yeux noirs effleurèrent Harry pour se porter immédiatement sur son compagnon.

— « Paré ? » demanda-t-il ?

— « Immanquable maintenant. »

L’homme hocha la tête et s’intéressa enfin à Harry. « Vous avez l’air bouleversé, » murmura-t-il. « Qu’est-ce qui vous tracasse ? »

— « Webber, » répondit Scott d’une voix rauque. « Il m’a suivi jusqu’ici. Il va vous repérer. J’ai tenté de vous avertir avant de venir, mais je n’ai pas réussi… »

L’homme du bureau sourit. « Encore Webber, hein ? Ce bon vieux Webber ! Ne vous en faites pas pour ça. Webber n’est plus de taille à nous arrêter. Il croit pouvoir nous vaincre par la force brutale, sans réaliser que le temps et l’intelligence sont de notre côté. L’époque où la force aurait pu réussir contre nous est révolue depuis longtemps. Nous sommes très nombreux maintenant, – presque aussi nombreux que les autres. »

Harry le fixa d’un œil perspicace. « Pourquoi vous fait-il aussi peur, alors ? »

— « Peur ? »

— « Vous savez bien que oui. Vous m’avez menacé, jadis, – vous ne vouliez pas que je le lui dise. Vous m’avez épié, vous vous êtes joué de moi… Pourquoi avez-vous peur de lui ? »

L’homme soupira. « Webber arrive trop tôt. Nous cherchons à gagner du temps, c’est tout. Nous attendons. Nos forces ont considérablement augmenté depuis l’âge héroïque des années quarante-cinquante, – et nous allons bientôt pouvoir nous emparer sans heurt des leviers de commandes – mais l’heure n’est pas tout à fait venue. En nous découvrant prématurément, en essayant de révéler notre existence, des gens comme Webber bousculent nos plans… »

Le visage de Harry était blanc, et ses mains tremblantes. « Et que leur faites vous ? »

— « Nous… nous, prenons soin d’eux. »

— « Et les gens comme moi ? »

L’homme eut un sourire oblique. « Les Paulus, les Wineberg ? – ils sont heureux, vraiment, comme de petits enfants. Mais vous, vous nous êtes beaucoup plus utile. »

L’homme eut un sourire oblique. « Les Paulus, les Wineberg ? – ils sont heureux, vraiment, comme de petits enfants. Mais vous, vous nous êtes beaucoup plus utile. » Il désigna le petit écran posé sur son bureau, avec un mouvement qui ressemblait à un geste d’excuse.

Harry regarda l’écran, commençant à comprendre. Il vit le colosse aux larges épaules descendre le couloir en direction de la porte du bureau.

— « Webber était dangereux pour vous ? »

— « Incroyablement dangereux. Si dangereux que nous n’aurions reculé devant rien pour… »

La porte s’ouvrit à la volée, et Webber s’y encadra, un Webber triomphant, au visage congestionné, dont les yeux s’arrondirent en découvrant l’homme assis derrière le bureau.

Ce dernier lui sourit. « Entrez donc, George, nous vous attendions. »

Webber franchit la porte. « Manelli, espèce de cinglé ! »

Un aveuglant éclair jaillit quand il passa le seuil. Harry perçut un faible crépitement, puis le monde, soudain, lui parut basculer dans le noir…

Quelques minutes, quelques heures, ou quelques jours plus tard, l’homme qui s’était tenu derrière le bureau se penchait au-dessus de lui et pansait délicatement les plaies que la tréphine lui avait laissées aux tempes.

— « Doucement, » dit-il, comme Harry tentait de se soulever. « N’essayez pas de bouger. Vous avez été soumis à rude épreuve. »

Harry leva les yeux et scruta ce visage. « Vous… vous n’êtes pas le docteur Webber ? »

— « Non. Je suis le docteur Manelli. Le docteur Webber a été obligé de s’absenter – un accident. Il lui faudra quelque temps pour se remettre. C’est moi qui vais m’occuper de vous. »

Harry eut la vague impression qu’il y avait quelque chose d’anormal, quelque chose qui n’était pas tout à fait comme il aurait fallu. Puis l’illumination lui vint.

— « L’analyse statistique ! » s’exclama-t-il. « Le docteur Webber devait me fournir les éléments d’une analyse – des données sur la croissance des taux de folie. »

Le visage du docteur Manelli resta de marbre. « Des taux de folie ? Vous devez faire erreur. On vous a amené ici pour un examen préventif, c’est tout. Mais vous pourrez poser la question au docteur Webber – quand il reviendra. »