Votre femme est non seulement belle, c’est également une charmante hôtesse et des plus intéressantes, » gargouilla le visiteur.

— « N’est-ce pas ? » convint Gniss. « Je ne l’ai épousée que l’année dernière. J’étais particulièrement attiré par ses cheveux sombres. C’est extrêmement rare, vous savez ? »

Ils entrèrent dans le bureau très privé de Gniss qui s’éclaira de lumières tamisées. Le visiteur, surpris, promena les yeux autour de lui.

« Je vois que vous cherchez un bureau ou une table. Les hommes de mon rang n’en usent pas, » déclara Gniss.

Il n’y avait même pas de fauteuils, seulement les divans adoptés par les gens distingués depuis quelques années. Gniss se laissa choir sur l’un d’eux en poussant un soupir et en désigna un autre au visiteur.

— « Savez-vous de quoi est recouvert le divan sur lequel je suis ? » Gniss n’attendit pas la réponse. « D’un tissu fabriqué à partir des cocons de larves de mites selon un procédé incroyablement ancien et coûteux. »

Le visiteur hocha la tête avec admiration. Le divan sur lequel il reposait lui-même était plus modestement capitonné de plastique… de la plus haute qualité, bien sûr.

— « Ce doit être pratique de vivre sur les lieux mêmes de son travail, » avança le visiteur.

Ils venaient de dîner dans l’appartement de Gniss, résidence officielle du Surveillant en Chef. L’appartement était somptueux ; depuis le temps où Gniss avait accédé au rang de Veilleur en Chef, il s’était étendu jusqu’à occuper un étage entier de l’immense immeuble.

— « Ma femme prétend que je n’aurais peut-être pas si souvent à travailler la nuit si nous habitions ailleurs, » souligna Gniss.

— « Y a-t-il beaucoup à faire la nuit ? » s’enquit le visiteur.

— « Ce n’est pas pour des prunes que je porte mon titre ! Même pendant leur sommeil, nous les surveillons. »

— « Vous voulez dire que vous placez des microphones sous les lits des suspects et que vous les écoutez parler pendant qu’ils dorment ? » Le visiteur sourit pour montrer qu’il plaisantait.

Gniss s’esclaffa à en être tout secoué, ce qui surprit le visiteur, lequel estima cette réaction fort exagérée devant sa pauvre petite blague. Mais il lui faudrait se souvenir de ce rire bon enfant, nota-t-il dans son bloc-notes mental. À l’école, Gniss avait été un garçon plutôt morose.

« Mon cher vieux, » reprit Gniss quand il eut dominé son hilarité, « cette pratique remonte à des siècles avant la première dispersion de l’homme. Regardez ceci ! »

Il remua sur son divan et se mit à tripoter une petite roue ornée de pierreries, en saillie sur le mur. Une partie du plancher – au moins le quart de la vaste pièce – s’éleva sur de minces colonnes pour constituer une plateforme. Au-dessous, le plancher violet paraissait inchangé.

Gniss roula sur le flanc son corps lourd et se mit à parler à son oreiller, sembla-t-il au visiteur.

« Passez-moi Blor, » dit-il.

Le visiteur vit une brume légère tourbillonner lentement au-dessus de la plate-forme. Rien de plus.

— « Oh, bon ! » fit Gniss. « Il dort rarement dans son propre lit… c’est ce qui le rend utile. Mais ce n’est jamais qu’un espion double. »

Les yeux du visiteur s’écarquillèrent. « Qu’un espion double ! »

— « Je vais vous montrer quelque chose de vraiment grandiose, » reprit Gniss. Il s’adressa à l’oreiller d’une voix douce. « Passez-moi Stak. »

— « Ce n’est pas… » bafouilla le visiteur.

— « Parfaitement exact. Le fameux rebelle. »

— « Mais je croyais… »

— « Que nous ne pouvions pas le dénicher ? C’est ce que nous laissons croire au public, et à lui-même, naturellement. Mais nous l’avons repéré et maintenant nous le surveillons de cent façons différentes. Si nous l’arrêtions, il se suiciderait sans aucun doute. Mes veilleurs eux mêmes ne sauraient empêcher un homme décidé de se tuer. Mais avant qu’il meure, nous voulons savoir quel est le traître qui le tenait au courant des plans gouvernementaux pendant la période de crise de l’an dernier. »

Le visiteur ignorait, évidemment, que Stak s’était servi d’un agent au sein des cercles officiels, mais il eut la discrétion de se taire. Cela l’effrayait un peu d’être informé de questions aussi importantes, et en même temps cela le flattait que son vieux camarade d’école se montre aussi ouvert avec lui.

La brume s’épaissit au-dessus de la plate-forme et brilla d’une clarté intérieure. La plate-forme même commença à luire et à vibrer sur ses délicates colonnes. Ou peut-être ne bougeait-elle pas ; peut-être était-ce une illusion créée par la lumière chatoyante.

Le visiteur ne savait pas à quoi s’attendre, mais il sentit passer en lui un agréable frisson de curiosité. Il jeta un coup d’œil à Gniss. Son hôte observait la plate-forme avec une expression indéfinissable, où perçait un rien de lassitude officielle… ou n’était-ce qu’une pose ?

Il en a tant vu, songea le visiteur en se retournant vers la plate-forme.

De vaporeuses ondes lumineuses montaient tout droit pour se dissiper ensuite, le visiteur ignorait en quel endroit. Les ondes se séparèrent et ne ressemblèrent plus autant à des ondes, puis ce n’en furent plus du tout. C’étaient des formes vagues, grises ou colorées, dont certaines suggéraient des personnes, et d’autres des objets, elles changeaient sans cesse d’aspect, de dimensions et de couleur.

« Ce sont des rêves ! » s’écria le visiteur.

— « Les rêves de Stak, » confirma Gniss. « Maintenant, nous arrivons à une certaine continuité. Regardez. »

— « Où est Stak ? »

— « Oh, on ne voit que rarement le dormeur. On voit par ses yeux. Cette femme… la vieille au visage jeune, c’est une étrange vision, et l’eau et la vapeur et les bras nus… il doit rêver qu’il est enfant et qu’elle le baigne. Il est bien regrettable qu’elle ne l’ait pas noyé ! »

La femme fondit, disparut, et une masse verte devint un bois qui se divisa en arbres, une sorte de parc. Un agneau à la face très intelligente marchait autour d’un arbre. L’agneau ouvrit soudain la bouche et pleura comme un bébé.

Le visiteur en fut ébahi. C’était le premier son à accompagner la projection du rêve.

« Ainsi, vous pouvez également entendre les rêves ? » demanda-t-il avec naïveté.

— « Bien sûr, mon ami. Nos techniciens ont du talent. »

— « Vous pouvez le dire ! Mais comment parvenez-vous à ce résultat ? »

— « Eh bien, nous avions mis en chantier un instrument télépathique, qui n’est d’ailleurs pas encore parfait. Comme vous le savez, les pensées sont produites par des impulsions électriques à l’intérieur du cerveau, et celles-ci créent par induction de faibles champs électromagnétiques. Notre théorie visait à reconstruire les images visuelles et auditives des pensées à partir des champs électromagnétiques. Pour une raison inconnue, l’instrument n’a pas bien fonctionné dans l’ensemble, mais nous avons découvert qu’il opérait parfaitement dans le domaine du rêve. Les rêves sont une forme de pensée, mais il existe une différence subtile dans les champs. »

— « Merveilleux ! » s’écria le visiteur. Il n’avait pas noté la métamorphose des « techniciens » en « nous ».

Attends un peu que je raconte ça à mes gosses, songeait le visiteur. Mais peut-être vaudrait-il mieux ne pas parler du tout de sa visite à Gniss. Il sourit en se rappelant combien ses enfants avaient cherché à le dissuader d’aller voir son vieux camarade de classe.

« Visite les musées, » lui avaient-ils conseillé. « Les galeries d’art. Entre dans la grande statue de Kumat. Explore le zoo des insectes… c’est un endroit épatant et très instructif. » Les jeunots étaient venus deux fois dans la capitale, leur papa jamais, et ils savaient des tas de choses. « II y a beaucoup de distractions, sans aller te chercher des ennuis, » avait insisté son fils Trenr.

— « Mais Gniss et moi étions bons amis à l’école et je suis un citoyen respectable. Pourquoi Gniss me causerait-il des ennuis ? » avait-il demandé, intrigué.

Les images naissaient sur l’estrade et se dissipaient, dans un panorama insolite. Des veilleurs en uniformes, déjà plus hauts qu’un toit de rêve, grandissaient encore au point que leur tête se perdait dans le plafond réel. Ils tenaient dans leurs mains monstrueuses des "écorcheurs d’esprit" en forme de cerceaux. Une voix chargée de terreur lançait : « Non… non… non… » sans interruption. Le mot emplissait la pièce.

Le visiteur se sentit envahi de pitié pour le hors-la-loi traqué, perdu dans le cauchemar de la peur. Pourtant ce fut d’un ton méprisant qu’il dit à Gniss (autant qu’à lui-même) : « C’est un couard, en définitive, n’est-ce pas ? »

« Tout le monde est couard, » répliqua Gniss. « Mais, quand il est éveillé, Stak est moins couard que la plupart. »

Le cauchemar se perdit en des combinaisons de formes confuses ; la voix terrifiée tomba jusqu’à n’être plus que balbutiement tenu, incohérent. La projection du rêve se concentra sur une sorte de cave. Vingt à trente hommes et femmes étaient assis sur le plancher. Leurs visages étaient tournés vers Gniss et le visiteur.

— « Il est en train de rêver d’un meeting et je pense que c’est lui qui prononce un discours, » dit Gniss. « Cela nous sera probablement utile. Naturellement tout cela est également observé dans nos chambres de veilles normales. Nos surveillants vont s’efforcer d’identifier toutes les personnes présentes. On se heurte à diverses difficultés. Plusieurs visages se fondent parfois en un seul dans le rêve.

— « Regardez-moi leurs expressions ! Cet idiot de sentimental se figure que tous ses partisans sont de nobles âmes. Vous voyez le petit type maigre, à gauche ? Il l’irradie positivement, la grandeur d’âme ! Et cette bonne femme ? Sa place serait au ciel. Et nul doute qu’elle y parvienne bientôt, » ajouta Gniss en riant.

Le visiteur se surprit à dire : « Mais les rêves sont toujours si confus ! Ne pourrait-il pas introduire involontairement une simple relation dans ces meetings ? Ou quelque inconnu rencontré dans la rue ? Cela pourrait être n’importe qui ! »

— « Nous cherchons autant que possible à respecter la justice. Mais vous connaissez le vieil adage : « Plutôt punir dix innocents que de laisser échapper un coupable. »

— « Très juste, » opina vivement le visiteur, « et chacun est présumé coupable tant qu’il n’a pas prouvé son innocence. »

Gniss lui fit signe de se taire. Le murmure de Stak prenait de la force. Cela ressemblait davantage à une langue, et le visiteur ne tarda pas à percevoir des mots.

« … choisir… heureux et libre… la volonté de l’homme… la vie… le sacrifice… l’ère… Gniss… »

Il n’y avait pas à se tromper sur ce nom.

Gniss éclata de son rire tonitruant. « J’ai même ma place dans leurs rêves ! Mais j’imagine que tout cela doit vous ennuyer. Je tourne le bouton ? Je me ferai lire l’enregistrement, si besoin est, par la suite. » Sa main se portait vers la petite manette ornée de pierres.

— « Mais j’y prends plaisir ! » protesta le visiteur.

— « Ne préférez-vous pas faire le tour de quelques-unes de nos installations ? Nous travaillons vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On pourrait se rendre au laboratoire de la classification où nous cataloguons tous les individus en fonction de la disposition des atomes dans leurs chromosomes. Remettez à nos techniciens un morceau d’ongle ou un brin de votre peau – n’importe quel tissu renfermant au moins une cellule – et en cinq minutes ils vous diront votre nom. Ou nous pouvons visiter la chambre des "écorcheurs d’esprit", où nous instruisons nos recrues. »

— « Je préfère ne pas voir cela, » fit le visiteur. Une rumeur relative aux écorcheurs d’esprit remontait du fond de son cerveau où il avait tenté de la reléguer.

— « Les suspects d’aujourd’hui n’ont pas réussi à faire la preuve de leur innocence, » expliqua Gniss d’un ton sec. Il avait toujours la main au-dessus de la roue. « Alors ? »

— « Regardons encore un peu, » suggéra le visiteur. « On dirait que la scène change. »

— « Hum… exact. Ceci s’annonce intéressant. »

C’était le parc où l’agneau s’était promené en pleurant autour de l’arbre. Mais il n’y avait plus d’agneau ; c’était à présent une jeune femme qui marchait. Elle portait un long manteau démodé depuis plusieurs années, mais plus élégant aux yeux du visiteur que les vestes courtes qu’arboraient maintenant les femmes. Un foulard léger retenait mollement ses cheveux blonds. Le visiteur n’avait encore jamais vu visage aussi beau.

Un visage délicat dans sa symétrie, où se lisait un jeune amour, une haute intelligence.

Gniss se souleva sur un coude. « Nous savons que Stak est sans femme depuis un certain temps, du moins depuis que nous l’avons repéré. Regardez bien… elle va bientôt ôter son manteau… ainsi que le reste de ses vêtements, sans nul doute. C’est courant dans les rêves. »

Le visiteur était scandalisé, mais il s’efforçait de le dissimuler. « Ce sera aussi amusant que les spectacles de nu où j’allais quand j’étais jeune, » dit-il courageusement.

En réalité, il n’était jamais allé qu’aux spectacles de demi-nu et y avait emmené sa femme Naid, avant comme après leur mariage. Les gens riaient de les voir si souvent ensemble, mais leur vie commune avait été bonne. Puis Naid était morte alors que les enfants étaient encore petits. Il se demanda s’il lui arrivait de rêver de Naid. Il ne se souvenait jamais de ses propres rêves, sans doute parce qu’il bondissait du lit dès le réveil pour s’acquitter des travaux de la journée.

Sur l’image du rêve, une silhouette se dressait près de la jeune femme. Un garçon jeune, vêtu comme le sont en général les étudiants ; il tenait la femme par la main.

— « C’est Stak, » affirma Gniss. « Un rêve un peu moins fréquent, où le rêveur se voit de l’extérieur. Nous l’avons alors en entier et nous assistons à ses actes. Ces rêves sont parmi les plus clairs et nous fournissent les meilleurs renseignements. Je la reconnais maintenant… c’est Lell. Elle était la bien-aimée de Stak. » Il y avait du mépris dans sa voix. « Elle a été exécutée alors qu’il n’était encore qu’une jeune recrue dans les rangs des révoltés. »

Le couple de rêve s’enlaça comme dans une pantomime. La scène était très réaliste et le visiteur avait du mal à se rappeler que ce n’étaient qu’images engendrées par un cerveau en train de rêver. De savoir que la jeune femme était morte ajoutait une qualité insolite au spectacle.

Il songeait que cette fille éclatante avait été livrée aux oiseaux sacrés de la mort – si toutefois on avait accordé ce dernier respect à son corps – quand Stak s’écria :

« C’est toi, Lell ! Mais tu es morte ! »

Lell répondit : « Je suis revenue, chéri. Je suis revenue pour te sauver. »

Alors elle déboutonna son manteau. Gniss gloussa et le visiteur tenta de lui faire écho alors que Stak aidait la fille à se dévêtir, de ses mains frénétiques. Mais en un instant elle se trouva rhabillée et hors de sa portée.

— « Je suis morte, je suis morte, je suis morte, » disait-elle, puis elle ne fut plus du tout Lell, mais une tout autre femme. Son manteau était court et sa tête nue, à la mode nouvelle… elle avait les cheveux foncés.

Gniss émit un bruit qui ressemblait à un soupir, mais tenait plutôt du grognement ou du juron étouffé.

La transpiration perla aussitôt au front du visiteur et lui contracta la gorge comme s’il n’eût plus été capable d’avaler quoi que ce fût, jamais. Il se vit dans la grande statue de Kumat parmi d’autres touristes d’âge moyen. Il se vit observant les poissons de l’Étang Lumineux. Il se. vit à son bureau dans la salle des critères où il avait travaillé durant trente ans.

Il vit les oiseaux sacrés de la mort tourner en cercle et s’abaisser.

Il fit effort pour se dominer. Il lui fallait décider si mieux valait parler ou se taire, continuer à regarder ou se détourner. Il l’ignorait. L’homme étendu sur le divan en tissu de cocon n’était plus son vieux camarade de classe. C’était le Surveillant en Chef.

Sur la scène, la femme de rêve aux cheveux foncés se rapprocha de Stak. « Je t’aime moi aussi, Stak. Je ne suis pas Lell. Lell est morte. Je suis Orv. Mais je t’aime aussi. »

Stak dit : « M’aimer, c’est mourir. Me connaître seulement, c’est mourir. »

— « Qu’est-ce que cela change ? Nous mourrons tous un jour. Pourquoi pas mourir pour amener le temps où les autres pourront vivre libres ? Heureux et libres… malheureux et libres… mais libres ! »

— « Ma femme, » dit Gniss d’un ton terrifiant. « Ma femme Orv ! »

Maintenant, la situation était claire et le visiteur sut qu’il devait parler. Il se tourna vers Gniss : « C’est une supercherie, naturellement. Il s’est emparé d’une photo quelque part. Il sait que ses rêves sont observés et les rebelles ont dû découvrir un moyen de les contrôler. C’est une possibilité, vous le savez. Vous choisissez sciemment un sujet ou une personne… »

— « Taisez-vous, » fit le Surveillant en Chef, et le visiteur regretta d’avoir pris la parole.

Gniss ne quittait pas la projection des yeux, mais le visiteur se refusait à regarder. Il en avait déjà trop vu.

Il ne pouvait cependant s’empêcher d’entendre. Stak-Rêve et Orv-Rêve se parlaient avec amour, avec ardeur. Leurs paroles prenaient de l’intensité, s’embrouillaient, devenaient des halètements rythmés.

Puis le silence se rétablit. Le visiteur releva les yeux. Les images avaient disparu. La plate-forme dépourvue de vie s’enfonçait dans le plancher.

Gniss déclara d’un ton froid et lointain : « Je vais devoir me débarrasser d’eux. Et de vous aussi, je le crains. Vous avez peut-être entendu ce proverbe des Tribus du Nord : "Celui qui voit ce que les dieux veulent cacher aurait mieux fait de naître aveugle." J’ai commis une erreur en me donnant la peine – c’était plutôt infantile ! – d’impressionner un vieil ami… mais je ne suis arrivé à mon rang qu’en faisant payer aux autres mes propres fautes ! »

— « Voyons, Gniss, vous n’y croyez sûrement pas ! Vous devez comprendre que c’est un tour que l’on vous joue. » La frayeur rendait aiguë la voix du visiteur.

— « Ce n’est pas un tour. J’ai déjà reçu des rapports rédigés de façon ambiguë. Je ne voulais pas les comprendre, ou, si je les comprenais, je refusais d’y croire. »

Le visiteur songea de nouveau aux conseils de ses enfants. Si seulement il les avait suivis ! Il les vit en pensée : son fils Trenr, âgé de dix-neuf ans, sa fille Zhom, seize ans. Ils étaient si avisés, et si sots parfois, et si jeunes. Sachant qu’il devait rentrer près d’eux, il se calma.

Il se leva du divan et s’adressa au Surveillant en Chef, d’une voix lente et posée : « Vous m’avez dit vous-même que les rêves de Stak apparaissaient dans les chambres normales de surveillance et étaient enregistrés. En outre, il y a les rapports que vous avez mentionnés. Comment garder l’affaire secrète ? Cent personnes en sont informées, en dehors de moi. Une de plus ou de moins ne change rien aux faits.

« Croyez-vous vraiment qu’en me supprimant vous empêcherez l’histoire de parvenir aux oreilles de hautes personnalités du Gouvernement ? Je ne suis qu’un simple citoyen, mais j’ai quand même entendu parler des rivalités entre les divers hommes au pouvoir.

« Gniss, vous êtes perdu. Vous ne vous sauverez pas en me tuant. Rien ne peut plus vous sauver. Aussi bien me laisser rentrer chez moi. »

Gniss eut une réaction stupéfiante. Il lâcha son rire rugissant.

— « Vous avez mené une vie trop obscure, » dit-il, s’étouffant presque. « Vous auriez pu faire carrière ici même. Vous venez d’accomplir quelque chose qui trahit un talent rare… vous avez gagné la partie en exposant la vérité la plus évidente. Je cherchais à me faire des illusions, je le comprends à présent. Comme vous le dites, je suis fichu. Je vais me suicider, bien entendu. »

Gniss posa la main sur la petite roue dont les pierres rouges, bleues et vertes scintillaient entre ses doigts boudinés.

— « Sortez par-là, » dit-il. Le visiteur se tourna et vit qu’un pan de mur s’était ouvert devant un petit ascenseur. « Il vous conduira à une porte où il n’y a pas de gardien. »

— « Adieu, » dit le visiteur. « L’adieu d’un vieil ami. Je sais que je ne vous reverrai plus. »

— « Jamais, » opina gravement Gniss. « Adieu, vieux camarade. »

Il y avait des larmes dans les yeux du visiteur quand il entra dans la cabine. La porte se referma automatiquement et l’ascenseur le descendit automatiquement à un étage inférieur, où il fut éliminé automatiquement et totalement.

Il ne resta rien de lui pour les oiseaux sacrés de la mort.

— « Petites gens, petits esprits, » dit Gniss. « Comme si le suicide était l’unique issue ! »

Puis il parla doucement à son oreiller, lui donnant cent ordres d’exécution capitale. Sa femme, d’abord, puis Stak, puis…

Quand il eut terminé l’énumération, il réfléchit et porta le chiffre des morts à deux cents.

Il était tard et Gniss était fatigué quand sa maîtresse l’accueillit dans sa demeure, en un quartier ancien de la ville.

Ils s’embrassèrent.

— « Ma chère amie, ma chère Jenj, » dit Gniss. « J’ai dû veiller tard. Une journée pénible. Je suis épuisé. »

— « Pauvre chéri, » compatit Jenj. « Étends-toi et repose-toi. »

Gniss s’allongea sur un divan, en poussant un soupir d’aise. Le plastique était un peu froid, et il songea : « Il faudra que je lui trouve de ce tissu larvaire d’autrefois. »

Un jeune homme et une jeune femme entrèrent, venant d’une autre pièce. Ils étaient armés de petits "écorcheurs de cerveaux".

— « Ôtez-vous de là, » dit l’homme à Jenj.

Elle s’empressa d’obéir.

Gniss se releva d’un bond. Il voulut parler, mais la pleine puissance des deux écorcheurs d’esprit l’en empêcha. Son corps retomba sur le divan.

Jenj se mit à pleurer.

— « Qu’est-ce qu’il te prend, Jenj ? » demanda l’homme. « Pense à Stak. Pense à Orv. Pour la première fois, je ne regrette pas de participer à une exécution. »

— « Tu n’es pas femme, » fit Jenj sans cesser de pleurer. « Après tout, une femme ne peut pas feindre aussi longtemps sans s’attacher émotivement, même à un pareil monstre. »

Elle tentait cependant de se dominer.

— « Qui va remplacer Stak ? » demanda-t-elle comme s’il n’y avait plus rien à dire de Gniss.

L’homme répondit : « Ce n’est pas encore certain. Peut-être Trenr. Il est jeune, mais Stak avait une haute opinion de lui. Il a beaucoup de capacités. »

— « Et il sait se taire, » renchérit la femme. « Même son père, ce pauvre innocent, n’a jamais su que Trenr était des nôtres. Dire qu’il rendait simplement visite à Gniss ! Vous vous rendez compte ! »