7
Un mois s’écoula.
Le retard était en partie dû à la lenteur avec laquelle j’étais forcé de travailler, même après avoir établi un plan. Je ne pouvais agir que progressivement et à de longs intervalles.
L’heure de l’holocauste se rapprochait un peu plus chaque jour mais je n’osais pas presser le mouvement. Si jamais je me faisais surprendre, ce serait la fin de tout.
Toutefois, je ne jurerais pas que mon subconscient n’était pas étranger à cet excès de prudence et de lenteur. Je n’étais jamais qu’un humain et chaque jour qui s’écoulait était un lot de souvenirs de plus.
Tout le monde avait été très gentil avec nous. Nos amis avaient organisé une petite fête pour nos fiançailles et chacun nous avait félicités. Même Kane. Il m’avait serré la main en me souhaitant tout le bonheur possible. Après quoi, il était retourné à son travail et avait repris d’arrache-pied son entraînement de pilote avec un zèle étrangement farouche.
II m’arrivait parfois d’être sombre et d’avoir la tête ailleurs, mais j’avais toujours été d’humeur changeante et les taquineries de Barbara avaient raison de ma morosité. Nous ne nous quittions pour ainsi dire pas. Je me refusais à penser à l’avenir.
Il y avait toujours eu un fond de tristesse en elle. Elle portait ses deuils avec une austère dignité. Mais, plus les jours passaient, plus elle changeait. Elle en arrivait même à admettre que, pris individuellement, les Valgoliens pouvaient être des gens charmants et que l’Empire avait apporté certains bienfaits à la Terre. Mais ce n’était pas une simple modification d’attitude. C’était le dégel après un long hiver. Elle riait plus souvent. À présent, elle était totalement humaine.
Humaine…
Un soir, nous étions dans l’un des vastes salons réservés au personnel. II n’y avait que quelques lumières tamisées, on n’entendait sur le fond musical que quelques chuchotements semblables aux nôtres. Elle se serrait contre moi et je lui baisais les cheveux, la joue.
« Quand nous serons mariés…, » murmura-t-elle d’une voix rêveuse. Elle s’interrompit brusquement pour me demander : « Mais qu’est-ce que nous attendons, Conrad ? »
Un peu surpris, je la dévisageai.
« Pourquoi avons-nous décidé que nous ne pouvons pas nous marier avant la fin de la guerre, Conrad ? » Elle parlait à voix basse sur un débit pressé et sa voix tremblait imperceptiblement. « II y a des aumôniers à la base. L’opération démarrera dans moins d’un mois et Dieu sait ce qui arrivera alors. Nous pouvons être tués tous les deux. » Elle avala sa salive. « Conrad, s’ils vous tuent… »
— « Ils ne me tueront pas. Je suis invincible. »
— « Allons donc ! Il nous reste si peu de temps et peut-être est-ce tout ce qui nous sera accordé. Marions- nous tout de suite, mon chéri. Que nous ayons au moins des souvenirs. Quoi qu’il advienne, cela ne pourra être défait. »
— « Je vous dis qu’il n’y a pas de soucis à se faire, » répondis-je avec une soudaine consternation. « Ne pensez pas à cela. »
— « Oh ! Je ne demande pas de pitié. Je suis plus heureuse qu’on n’a le droit de l’être. C’est peut-être à cause de cela que j’ai peur. Mais, Conrad, ils ont tué mon père, ils ont tué ma mère et ils ont tué Jimmy. S’ils vous tuaient aussi, ce serait trop, je ne pourrais pas le supporter. »
Je faiblis l’espace d’un instant Tu aimes cette fille, Conru. Tu l’aimes tellement que tu en souffres. Eh bien, prends-la ! Épouse-la !
Non. Je n’ai pas le cœur exagérément tendre et ma conscience est quelque peu élastique mais je n’étais pas salaud à ce point.
Je la fis taire d’un baiser.
Plus tard, dans la solitude de ma chambre, je réalisai que Conrad Haugen n’avait aucune raison de tergiverser. Ce qu’elle avait dit, tout ce qu’elle avait dit était vrai, et aucun autre couple n’attendait un avenir incertain.
Le moment d’agir était venu.
Il y avait plusieurs jours que j’étais prêt mais je reculais l’instant décisif. Et chaque jour qui passait nous rapprochait de la guerre. Les rebelles bouillaient d’impatience. Encore quelques petites semaines et ce serait l’anéantissement des plans, des efforts et des espoirs valgoliens.
Mes responsabilités officielles étaient de plus en plus étendues. Je pouvais aller partout et faire à peu près tout ce qui me plaisait dans le cadre de mes fonctions d’ingénieur. Aussi avais-je petit à petit apporté des retouches au système d’alerte de base.
Nous avions, bien sûr, un rideau de vaisseaux éclaireurs, mais, par la force des choses, ils étaient obligés de rester à proximité de la planète pour éviter qu’un navire ennemi puisse s’infiltrer entre les mailles du filet sans se faire détecter. Les vibrations émises par un bâtiment se déplaçant plus vite que la lumière ne précèdent que de peu la nef elle-même. En cas d’une attaque éventuelle, le préavis serait très court. Nous serions avertis par une sirène et ce serait aussitôt la bataille.
Mais la guerre moderne est exclusivement offensive. Le seul moyen de parer à une action venant de l’espace est de se porter à la rencontre de l’ennemi et de le détruire avant qu’il n’atteigne sa destination. Les rebelles comptaient sur ce fait, qui les avantagerait lorsqu’ils frapperaient. Mais, bien sûr, cela jouerait contre eux si c’était l’ennemi qui avait l’initiative. Aussi, et c’était compréhensible, tout le monde redoutait que la base soit découverte et que l’ennemi livre l’assaut.
J’avais progressivement monté un commutateur spécial en dérivation sur le système d’alarme général. Il était semblable à toute une batterie d’autres interrupteurs installés près de ma chambre et il y avait peu de risques qu’il attire l’attention sur le tableau où il était fixé. J’avais changé de logement. Celui que j’occupais maintenant était plus petit et plus éloigné de l’appartement de Barbara. Officiellement, c’était pour être plus près des chantiers navals où j’exerçais mes talents que j’avais demandé mon transfert, mais, en réalité, c’était pour être plus près de l’émetteur à ultra-ondes.
Le moment de passer à l’action était venu.
Il me fallait une excuse pour ne pas me rendre à la tourelle d’artillerie où j’étais affecté. Pour cela, je devrais simuler un grave accès de fièvre. Mais j’avais subi l’entraînement de tous les agents du corps de Renseignement, qui impliquait une totale intégration psychosomatique. J’étais en mesure de contrôler de façon consciente les impulsions nerveuses qui, dans les cas d’hystérie, provoquent la paralysie, l’apparition de stigmates et autres symptômes bien réels. Je me rendis donc malade par un effort de volonté. Le matin, je délirais presque et c’était un brasier que charriaient mes veines. Le major vint me voir. Il paraissait étonné.
« Mais que vous arrive-t-il ? Nous sommes en milieu stérile. »
— « Sans doute beaucoup trop, » murmurai-je d’une voix dolente qui n’avait rien de factice. Surmontant le vertige qui me faisait tourner la tète, j’ajoutai : « C’est la fièvre tsithu, docteur. Je le sais. »
— « C’est la première fois que j’en entends parler. »
— « Consultez vos traités, vous la trouverez. » Il n’y manquerait pas. « C’est un virus filtrant transmis par des spores aériennes que l’on a isolé sur la planète Sirius V, où j’ai eu l’occasion de me rendre, une fois. Ici, ce n’est pas contagieux. Chez les humains, cela devient une maladie chronique bénigne qui se manifeste seulement par des accès de fièvre de plusieurs jours toutes les quelques années. Maintenant, allez-vous-en et laissez-moi mourir en paix ! » Je fermai les yeux et m’enfermai dans ma maladie réelle.
Barbara vint me rendre visite un peu plus tard. Elle était pâle et échevelée. Lorsque je l’eus assurée que tout allait bien et que je serai remis sur pied en l’espace de deux ou trois jours, elle sourit, s’assit sur mon lit et posa une main fraîche sur mon front.
« Mon pauvre Conrad ! C’est malin ! »
— « Quand vous êtes là, je me sens merveilleusement bien. »
— « Ne parlez pas. Dormez. » Elle m’embrassa et se tut. Elle avait le don précieux de conserver sa présence même quand elle était silencieuse et qu’elle ne bougeait pas. Je lui étreignis la main et feignis de sombrer dans un sommeil agité. Bientôt, elle m’embrassa à nouveau, très doucement, et s’en fut.
Je donnai ordre à mon corps de guérir. Il fallut des heures pour que mes cellules cérébrales obstinées retrouvent leur niveau d’activité normal. J’attendis en pensant à des tas de choses. Déplaisantes pour la plupart.
C’était maintenant la nuit, le moment logique pour passer à l’action, même si les usines tournaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Je me levai. J’étais encore faible, mes jambes vacillaient et les vestiges de la fièvre faisaient bourdonner mes oreilles. Après avoir vomi et croqué un comprimé stimulant, je me sentis mieux. Je m’habillai mais remplaçai ma tunique d’uniforme par un blouson de service sans insigne de grade qui me permettrait de passer inaperçu dans la confusion.
J’avais recouvré mes forces, Je jetai un coup d’œil dans la coursive vaguement éclairée. Elle était déserte et silencieuse. Alors, je me dirigeai d’un pas rapide vers la baraque où était installé l’émetteur à ultra-ondes. Au passage, je fis basculer mon commutateur clandestin et continuai mon chemin en courant, tête baissée.
La sirène hurla. Devant moi, derrière moi, tout autour de moi. On aurait dit que se déchaînaient tous les diables de l’enfer… Alerte générale ! Alerte générale ! Aux postes de combat ! Unités non identifiées en vue ! Aux postes de combat !
J’imaginais sans peine le pandémonium : les hommes jaillissant des usines et des logis en jurant, en criant, se ruant frénétiquement vers leurs postes de combat, les enfants terrifiés qui piaillaient, les femmes pâles comme des linges brusquement paralysées, les armes qu’on décapuchonnait, les instruments scrutant les cieux, les astronefs décollant en rugissant, les vociférations incohérentes dans les interphones… Qui avait bien pu lancer l’alarme ? Avec un peu de chance, je disposais d’un quart d’heure ou d’une demi-heure de sécurité grâce à ce tumulte démentiel.
Quelques garçons qui se précipitaient vers le silo à missiles le plus proche me dépassèrent. Ils ne me prêtèrent pas attention et je continuai mon chemin.
J’atteignis l’escalier à spirale conduisant à la salle de transmission. Je le gravis quatre à quatre. Ma hâte était telle que j’avais du mal à respirer.
L’émetteur était le lien ténu entre une vingtaine de planètes rebelles, le seul moyen d’entrer en communication avec les étoiles au scintillement glacé qui brillaient au-dessus de nous.
Les ultra-ondes n’ont pas une vitesse infinie mais une vitesse illimitée qui ne dépend que de la fréquence du générateur et comme les récepteurs doivent être syntonisés – il faut au moins qu’il y en ait un qui lui soit accordé pour que l’émetteur fonctionne – leur portée est pratiquement infinie. Les hommes peuvent ainsi dialoguer d’étoiles à étoiles. Mais ce qu’ils disent est-il plus sensé pour autant ?
Je montai, je montai, l’escalier tournait, tournait, le métal sonnait sous mes pieds et la sirène me déchirait les tympans.
Arrivé en haut, je ne fis qu’un bond. La porte était ouverte. Il n’y avait qu’un opérateur de garde, un tout jeune garçon maigrichon, courbé devant le panneau étincelant. Il ne m’entendit pas arriver. D’un coup bien calculé à la base du crâne, je l’expédiai au tapis. Il resterait inconscient pendant un quart d’heure au moins. C’était suffisant. Je le soulevai et m’installai à sa place.
L’émetteur était réglé en fonction du complexe système de brouillage de la Légion que l’on changeait de temps en temps par mesure de précaution. J’ajustai les commandes pour me mettre sur la longueur d’ondes du quartier général de Vorka. II y avait en permanence une ligne libre à ma disposition.
Pendant que ça chauffait, je contemplais le paysage lugubre de Borée qui s’offrait à ma vue. Devant moi s’élevait la haute antenne et l’on apercevait par le hublot le sol et une partie du ciel.
Les étoiles à l’éclat cruel et dur ponctuaient les ténèbres de cristal. De toute part se dressaient des pics, des falaises vertigineuses, les promontoires déchiquetés qui nous ceinturaient. Dehors régnait un froid mortel. La neige hurlait sous les pas. Le craquement assourdissant des roches qui éclataient déclenchait le tracas des avalanches. Et il y avait le vent, le vent immortel, le vent éternel qui hurlait et gémissait sous les étoiles. Je voyais les hommes grouiller sur la neige comme des fourmis fuyant leur nid, se précipiter avant de geler sur place. Je voyais les astronefs prendre leur essor les uns après les autres, bondir, menaçants, à l’assaut des cieux enténébrés. La base, soudain réveillée, défiait les étoiles hautaines.
L’émetteur vrombissait. Les parasites, venus de sources inconnues, crépitaient. Je me penchai sur le micro et commençai d’une voix basse et pressante :
« J’appelle P.C. Renseignement, Sol III, Centre Amérique-Nord. Capitaine Halgan Conru appelle Centre Amérique-Nord. Répondez, Centre Amérique-Nord ! Répondez ! »
Frémissement sec de la voix ténue des étoiles. J’entendais vaguement le feulement du vent qui balayait les murs de la base.
« Répondez, Centre Amérique-Nord ! Répondez ! »
Une voix déchira le silence qui m’entourait :
— « Capitaine Halgan ? C’est vraiment vous qui appelez ? »
— « Passez-moi immédiatement le général Vorka. Et, surtout, enregistrez la communication. »
Je racontai tout ce que je savais. Je leur donnai les coordonnées de la planète, je leur dis où la base était située, quels étaient nos effectifs, quels étaient nos plans. Je leur révélai le dispositif du rideau d’alerte – pour autant que je le connaissais – et les indicatifs standard de la Légion. Enfin, je brossai le tableau des dissensions entre les Terriens, ainsi que des dissensions entre les Terriens et leurs alliés. Je n’avais personne à l’écoute. C’était une machine qui enregistrait mon monologue.
Quand j’eus terminé, j’attendis une minute. Je n’éprouvais aucune émotion. J’étais trop épuisé. Il n’y avait que le vent et les crépitements de la statique. Soudain, la voix de Vorka s’éleva :
« Halgan ! Vous avez réussi, Halgan ! »
— « Taisez-vous. Qu’est-ce que vous allez faire ? »
— « Je viens d’examiner le tableau de marche de la flotte. Nous avons une Supernova avec escorte à Bramgar, à une quinzaine d’années-lumière de vous. Vous êtes à leur base, n’est-ce pas ? Pouvez-vous tenir encore deux jours ? »
— « Je le pense. »
— « Je vous conseille d’aller vous réfugier dans les montagnes. Nous serons peut-être obligés de bombarder. »
— « Allez vous faire voir ! »
Je coupai la communication.
À présent, il fallait repartir. On devait avoir compris qu’il s’était agi d’un coup fourré et les autres devaient passer la base au peigne fin pour mettre la main sur le saboteur. Dès que les loyalistes seraient rentrés, la chasse à l’homme commencerait vraiment.
Bien entendu, j’avais mis des gants pour ne pas laisser d’empreintes et l’opérateur ne pourrait pas savoir qui l’avait agressé.
Je déplaçai le brouilleur au hasard et laissai dans un coin de la pièce un mouchoir que j’avais subtilisé à Wergil le Luronien. Comme s’il l’avait perdu accidentellement. Les infimes fragments de tissu adhérant au mouchoir le dénonceraient, lui ou l’un de ses supposés complices, car les molécules biologiques luroniennes sont lévorotatoires. Cela pourrait toujours m’être utile.
Je redescendis calmement mais sans traîner. Mission accomplie. Le sort de la base était pratiquement scellé. Mais j’avais encore du travail. D’abord, sauver ma propre vie. Mais ce n’était pas tout. Il fallait absolument que personne ne se doute de rien. Car, si les rebelles devinaient ce qui les attendait, ils pourraient décider de faire face, d’accepter le combat. Ou ils pourraient fuir dans l’espace… n’importe où. Dans les deux cas, tous nos efforts, tous nos sacrifices auraient été vains.
La stratégie de la provocation est l’entreprise la plus audacieuse et la plus clairvoyante qui existe. C’est, en fait, la première tentative en vue de modeler l’histoire, de contrôler les gigantesques forces sociales que nous commençons à peine à comprendre vaguement. C’est le premier pas vers la prise en main de notre destin par l’intelligence.
Bien sûr. C’est très beau. C’est très réaliste et, sans aucun doute, c’est vrai. Mais la provocation implique la mort et la trahison, la solitude et le crève-cœur, la haine de ceux qui sont trahis. Avons-nous le droit d’imposer notre diktat comme si nous étions des dieux ? Pouvons-nous affirmer, forts de notre omniscience, que nous sommes seuls à avoir raison ? Il y avait ici même, sur Borée, des hommes équilibrés, honnêtes, intelligents. De ces hommes qui sont indispensables à une civilisation. Fallait-il vraiment faire d’eux nos ennemis pour que leurs petits-fils soient un jour nos amis ?
Je n’en savais rien. Où que je me tournais, je me heurtais à la trahison et à l’injustice. J’avais beau faire de mon mieux pour essayer d’agir judicieusement, j’étais fatalement contraint de trahir quelqu’un.
Je regagnai mon logement, me déshabillai et me mis au lit. Quand on vint s’assurer que j’étais bien chez moi, j’étais à peu près dans le même état de fièvre artificielle que précédemment.
Cesse de penser, Conru ! Oublie cette nouvelle victoire, oublie la sécurité de l’Empire ! Ne pense pas que l’unité de la Terre a peut-être avancé d’un pas – un pas chèrement acquis ! Ne pense pas aux reflets des cheveux de Barbara dans la lumière qui les transforme en or en fusion ! Entretiens ta fièvre, mon vieux ! Ne pense qu’à une chose : à être malade ! Cela ne devrait pas être difficile.