4
La chose paraissait incroyable, mais Harry Scott savait qu’il ne s’était pas trompé. C’était bien le visage du docteur Webber qu’il avait vu – un visage qu’on n’oubliait pas, un visage facile à reconnaître. Et cela voulait dire que c’était le docteur Webber qui l’avait persécuté.
Mais pourquoi. ? N’était-il pas en route pour aller lui faire son rapport lorsqu’il s’était jeté dans ce champ doré qui barrait le couloir de son hôtel garni ? Et c’est alors que tout avait soudain changé.
Harry sentit ses extrémités se glacer. Oh, oui ! quelque chose avait vraiment changé. L’attaque dirigée contre lui avait pris un caractère impitoyable, inhumain ; on s’était faufilé dans son esprit pour découvrir ses pires cauchemars et s’en faire une arme contre lui. Il était impossible de dire quelles nouvelles horreurs l’attendaient, mais il savait qu’il allait perdre la raison s’il ne trouvait le moyen de s’échapper.
Il se leva, le cœur battant à tout rompre. Il ignorait où il était, mais il fallait qu’il en sorte. Il fallait qu’il regagne la ville, le cœur de la ville, qu’il retourne là où il y avait des gens. S’il parvenait à trouver une cachette, un endroit où se reposer, il pourrait essayer de découvrir le moyen de sortir de ce labyrinthe ridicule ou, à défaut, de le comprendre.
Il ouvrit à grand peine la porte du souterrain, voulut la franchir, et se cassa le nez contre un solide mur de briques.
Il cria et, d’un bond, s’écarta de l’obstacle. Le sang ruisselait de ses narines. La porte était murée, et le mortier sec et dur.
Fébrilement, il parcourut la pièce du regard. Elle n’avait pas d’autre ouverture, à l’exception de la rangée de minuscules fenêtres qui courait au ras du plafond, fantomatiques carrés de lumière pâle.
Il tira la chaise en dessous d’elles, et à travers les toiles d’araignée qui les obstruaient, distingua un couloir.
Ce n’était plus le souterrain, mais l’allée d’un immeuble, crasseuse et incroyablement vétuste, dont les murs perdaient leurs briques. Tout au bout, on apercevait des escaliers par lesquels parvenait un très vague soupçon de jour.
Il s’attaqua farouchement à la maçonnerie de la fenêtre, grattant le plâtre détrempé avec ses ongles, jusqu’à ce que l’ouverture fût assez grande pour qu’il pût s’y faufiler, et se laissa tomber de l’autre côté.
Il faisait beaucoup plus froid, et le silence n’était plus aussi intense. Il lui semblait sentir, plus qu’entendre, le chant de la force motrice, le vrombissement de nombreux moteurs, de légères vibrations presque palpables venant de loin, au-dessus de sa tête.
Il s’élança tête baissée dans le couloir lépreux pour gagner les escaliers qu’il se mit à escalader avec une précipitation maladroite.
Quelques étages plus haut, les murs de brique firent place à un plastique d’aspect plus net, et un corridor brillamment éclairé s’ouvrit soudain devant lui.
Encore tout essoufflé par l’effort de la montée, il courut jusqu’au bout du corridor, ouvrit brusquement la porte qui le terminait, et jeta un regard anxieux à l’extérieur.
Le vif éclat du jour l’étourdit un instant, et il fut tout d’abord incapable de se repérer. Il voyait à ses pieds une rampe métallique, des rubans d’acier luisant qui glissaient le long des boulevards, chargés d’une foule indifférente qui ignorait qu’il l’observât, qui ignorait que tout ne fût pas comme d’habitude. Les bâtiments, devant lui, s’élevaient à des hauteurs incroyables, baignaient dans un arc-en-ciel de lumières sans cesse changeantes, et il sentit le sang affluer à ses tempes et le souffle lui manquer.
Il était dans la Ville-Nouvelle, cela ne faisait aucun doute. Ce qu’il avait sous les yeux, c’était la partie de la grande métropole reconstruite après la guerre dévastatrice qui, une décade plus tôt, avait pratiquement effacé la ville de la surface de la terre. C’était ses rues mobiles, ses splendides immeubles résidentiels, répondant aux schémas néo-fonctionnels et au style participationnel modernes, qui avaient complètement transformé la physionomie de la vie urbaine. La Vieille-Ville existait toujours, bien entendu – bas quartiers de la métropole, avec ses garnis et ses rues chaudes – mais c’était ici le cœur grouillant de la ville, le nouveau foyer offert aux hommes.
C’était aussi le repaire secret des non-hommes. Cette idée lui traversa soudain l’esprit, et un frisson lui courut le long de la colonne vertébrale. C’était là qu’il les avait découverts. Là qu’il avait recueilli ses premiers indices, là qu’il les avait débusqués. Et il ressentait encore l’effet paralysant de la terrible peur qu’il avait éprouvé alors, en cette première nuit. Mais il savait qu’il n’avait maintenant plus d’autre issue.
Que les non-hommes aient eu peur de lui, qu’ils aient jugé nécessaire de le persécuter, cela au moins, il pouvait le comprendre. Mais comment expliquer l’horrible agression du docteur Webber ? C’était Webber, finalement, qui lui apparaissait, et de loin, comme l’ennemi le plus redoutable.
Il avait l’impression d’être en sécurité ici, du moins pour le moment.
Il descendit rapidement jusqu’à la première bande mobile se dirigeant vers le quartier résidentiel de la Nouvelle-Ville. Arrivé là, il connaissait un endroit où il pourrait s’enfermer à double tour pour prendre le temps de réfléchir, et de trouver peut-être la parade aux assauts cauchemardesques de Webber.
Il s’enfonça dans un fauteuil et regarda défiler la ville pendant plusieurs minutes avant de remarquer la curieuse silhouette fantôme qui semblait s’éclipser de son champ visuel chaque fois qu’il tentait de la fixer.
Ils étaient à nouveau sur ses talons ! Il jeta un regard éperdu autour de lui. Le ruban filait rapidement dans l’air froid du soir ; très loin au-dessus de sa tête, il voyait miroiter l’écran chatoyant qui protégeait toujours la Nouvelle-Ville contre toute attaque aérienne : les virus dévastateurs pouvaient à tout moment surgir à nouveau du ciel, sans avertissement. Et là-bas, devant lui, il apercevait le magnifique « pont » que formait le ruban pour rejoindre la zone d’habitation, noir des milliers d’employés de la Nouvelle-Ville regagnant leurs foyers.
Son suiveur était toujours là…
Puis il entendit, si proche de son oreille qu’il en sursauta, et si faible en même temps qu’il eut du mal à reconnaître une voix humaine : « Qu’est-ce que vous avez trouvé, Harry ? Qu’est-ce que vous avez découvert ? Il vaudrait mieux nous le dire, mieux nous le dire… »
Il se retourna vivement, les yeux exorbités, pour ne voir que les autres passagers, et la silhouette sombre et fugitive qu’il ne parvenait pas à bien distinguer.
« Vaudrait mieux nous le dire, Harry… mieux nous le dire. À moins que vous ne vouliez que les cauchemars recommencent… » Il secoua la tête, sentant la panique monter dans sa poitrine. Des voix dans ses oreilles, des hallucinations… c’était impossible. Il essaya de se couvrir les tympans de ses mains, mais la voix le poursuivit, sans se laisser arrêter par ce barrage.
« Les cauchemars, Harry… Une horreur dont vous n’avez jusqu’ici même pas eu l’avant-goût… si vous ne nous dites pas ce que vous avez découvert… »
— « Non ! Non ! » Les mots jaillirent tout seuls de sa bouche. Une douzaine de visages se tournèrent brusquement vers lui, une douzaine de paires d’yeux se détournèrent aussitôt, embarrassés. Il se traita in petto de tous les noms, et essaya de se carrer dans son fauteuil, de se détendre, de maîtriser le tremblement qui lui agitait les mains.
Il savait qu’attirer l’attention sur lui, qu’éveiller les soupçons des passants était la dernière chose à faire. Il y avait trop de folie dans le monde pour que les autorités plaisantent avec les manifestations de violence. Tout geste suspect entraînerait sa rapide arrestation et un examen qui le conduirait dans un asile. Et ça, c’était un risque qu’il ne pouvait pas se permettre de courir, pas avant d’avoir trouvé une parade contre les assauts de Webber.
— « Mieux nous le dire, Harry… mieux nous le dire… »
Il vit, dans le lointain, le ruban se déchirer, une grande faille béante s’ouvrir dans la texture métallique de la chaussée mobile comme si cette dernière se précipitait à la rencontre d’une gigantesque lame qui la coupait par le milieu. Il porta une main à sa bouche pour étouffer son cri ; la faille se déplaçait à une incroyable vitesse, au centre du ruban, et avalant des rangées entières de sièges, se dirigeait droit vers le sien.
La bande s’engageait sur le « pont » ; il jeta un regard terrifié par dessus le bord, et suffoqua en découvrant la profondeur du ravin qui s’ouvrait entre les constructions, en voyant les sièges tourbillonner dans le vide, en entendant les hurlements se mêler au rugissement du vent dans ses oreilles.
Puis la déchirure défila près de lui avec un gémissement démoniaque, et il s’enfonça dans son siège, le souffle coupé, tandis que les deux moitiés de la bande se rejoignaient sous ses yeux.
Il dévisagea ses voisins ; ils soutinrent son regard avec indifférence et se replongèrent dans leurs journaux du soir tandis que la bande traversait la première station de l’autre rive.
Se levant brusquement, Harry passa rapidement sur les bandes plus lentes et se dirigea vers la sortie. C’est à peine s’il remarqua l’arrêt. Aiguillonné par la peur, il n’avait plus maintenant qu’une idée en tête : mettre en œuvre le plan qui venait de germer dans son esprit, vite, le plus vite possible.
Il savait qu’il avait atteint l’extrême limite de ses forces, le point à partir duquel il était incapable de poursuivre tout seul le combat.
Webber, il ignorait comment, avait réussi à pénétrer dans son cerveau et à en abattre les défenses pour le livrer, complètement désarmé, aux assauts des cauchemars et de la démence. À vouloir résister par ses propres moyens, il perdrait à coup sûr la raison. Son seul espoir était d’aller solliciter l’aide de ceux qu’il redoutait tout juste un petit peu moins, ceux dont le cerveau était de taille à repousser l’agression dont il était victime.
Il passa sous les rubans mobiles et prit place sur celui qui retournait au cœur de la ville. C’était là qu’il trouverait, du moins l’espérait-il, l’aide dont il avait découvert l’existence, ces êtres qui étaient des hommes et quelque chose de plus…
Frank Manelli prit soigneusement la tension du corps qui gisait sur le lit, puis se tourna vers son confrère. « Il est mourant, » dit-il avec virulence, « insistez quelques minutes de plus, et vous aurez sa mort sur la conscience. »
« Absurde ! Il n’y a rien dans ces stimuli qui puisse le tuer ! » George Webber, assis tendu au bord de son siège, ne quittait pas des yeux l’écran pâle et fluctuant placé à la tête du lit.
— « Peut-être, mais son propre cerveau en est fort capable. Il est en plein désarroi, maintenant ; vous l’avez arraché à sa petite paranoïa bien confortable, et son esprit paniqué cherche à se replier à l’abri d’une autre illusion. Il va tenter de trouver la sécurité au côté des êtres nés de ses fantasmes, de ces non-hommes auxquels il croit… »
— « Oui, oui ! » acquiesça Webber, les yeux luisant d’excitation. « C’est exactement ça ! »
— « Mais que va-t-il faire quand il va découvrir que ces sauveurs n’existent pas ? Que va-t-il faire, hein ? »
Le visage de Webber prit une expression farouche et menaçante. « Il va nous apprendre ce qu’il a trouvé derrière la porte couleur de ténèbres qu’il a ouverte, c’est ce que… »
— « Non, vous vous trompez. Il va mourir. Il ne trouvera rien, et le choc le tuera. Pour l’amour de Dieu, Webber comprenez qu’on ne peut pas jouer de la sorte avec l’esprit d’un être humain sans provoquer sa mort ! Vous êtes obsédé ; vous n’avez cessé d’être obsédé par cette recherche sans espoir de l’élément, du facteur inconnu qui expliquerait le développement des maladies mentales dans notre société – mais vous ne pouvez quand même pas sacrifier la vie d’un homme pour ça ! »
— « Ne faites pas l’enfant. Il revient nous dire la vérité, et nous le déclarons fou. Nous le proclamons atteint de troubles paranoïdes, nous le faisons interdire, nous le plaçons dans un asile… et nous ne savons jamais ce qu’il a découvert. La vérité dépasse notre entendement, alors nous qualifions de « folies » les propos de qui nous la rapporte… »
Il éclata de rire et désigna l’écran du pouce. « Mais là, on ne peut plus parler de folie ! Oh non ! La vérité se fait jour sous nos yeux. C’est un spectacle que j’ai attendu trop longtemps pour m’arrêter maintenant ! »
— « Et moi je vous dis : arrêtez avant de le tuer ! »
Les yeux du docteur Webber brillèrent d’une flamme meurtrière. « Allez-vous en, Frank, » dit-il d’une voix douce. « Je continue ! »
Son regard revint se fixer sur l’écran, sur les lignes dansantes que le psycho-intégrateur traçait sur le fond fluorescent. Il lui avait fallu vingt ans de recherches pour en arriver là, et il avait maintenant la certitude de toucher au but.