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Nous prîmes rapidement les habitudes du lieu. Le travail était pénible et incessant. Cela vous rongeait les nerfs. L’impatience montait, farouche, c’était comme une force matérielle, mais l’intelligence est adaptable par nature et nous nous y faisions. Nous avions du pain sur la planche.

Hawkins avait été nommé directeur adjoint du service psychologique. Il testait, passait au crible et traitait le personnel, il participait à l’élaboration des programmes d’entraînement et d’instruction et il siégeait à l’état-major général quand celui-ci délibérait de questions de coordination et de guerre psychologique. Barbara était sa secrétaire, sa documentaliste et son chien de garde. C’étaient là des postes importants, mais tous deux avaient préféré conserver leur statut civil, et leur demande avait été exaucée.

Pour ma part, grâce à leur influence et aux résultats des tests que j’avais passés, j’avais été nommé superviseur adjoint des chantiers navals, fonction qui me convenait admirablement. J’étais à peu près libre, je n’avais pratiquement pas à recevoir d’ordres directs, j’échappais aux exigences de la discipline et je pouvais aller et venir à mon gré. Je ne chômais pas. Il m’arrivait parfois de travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre et je ne ménageais pas mes efforts pour accroître la production des armements qui risquaient de détruire ma propre planète. En effet, au point où nous en étions, une tentative de sabotage n’aurait pas servi à grand-chose.

Je consacrais également une bonne partie de mon temps à m’entraîner avec les forces armées. Comme tous les hommes jeunes et physiquement aptes, je faisais partie du corps de réserve. On m’affecta à une unité de génie dont je reçus bientôt le commandement. Là aussi, je faisais de mon mieux. Je transformais les jeunes gens pleins de fougue confiés à mes soins en un détachement de sapeurs qui auraient rendu des points aux sapeurs de l’Empire. Il fallait que je sois au-dessus de tout soupçon et qu’on ne puisse même pas me reprocher d’être incompétent.

L’entraînement avait lieu à la surface. Claquant de froid, nous tirions au canon, nous placions des mines et nous faisions sauter des ponts sous les rafales glaciales de Borée. Nous faisions des parcours du combattant dans la neige et les glaces, nous nous perdions dans le dédale inhumain et sauvage des pics balayés par les tempêtes. Le contact du métal nous faisait peler les doigts. Nous bivouaquions sous les étoiles méprisantes, giflés par la neige. Mais nous apprenions.

Moi aussi, j’apprenais. Maintenant, je savais où nous étions. Ce soleil était une naine rouge oubliée à la périphérie de l’Empire. Selon les catalogues, il possédait une planète de classe III sans intérêt et sans valeur. Le choix était excellent : jamais un astronef ne viendrait s’égarer dans ces parages, ni par accident ni dans un but d’exploration. Les anars avaient placé tous leurs espoirs dans une planète solitaire qu’ils avaient baptisée Borée en hommage au dieu du vent du nord d’une de leurs mythologies. Ma compagnie lui donnait d’autres qualificatifs beaucoup moins élogieux.

La base et la cité qui lui était associée dépendaient de l’autorité militaire, c’est-à-dire, en dernier ressort, de l’état-major général de la Légion. Celui-ci était constitué par un conseil d’officiers originaires d’une dizaine de planètes rebelles. Toutefois, les Terriens y avaient la prédominance et, comme de juste, l’autorité suprême était entre les mains de Simon Levinsohn. J’avais eu l’occasion de le rencontrer à plusieurs reprises : c’était un homme décharné, extraordinairement capable, hanté par la cause qu’il défendait comme par un cauchemar mais, sur le plan personnel, ce n’était pas un mauvais bougre. Il était animé de l’indomptable volonté dont les Maccabées avaient fait preuve face aux légions d’airain de Rome (Valgol s’intéressait beaucoup à l’histoire ancienne des provinces conquises, sachant que. bien souvent, le passé est la clé des problèmes présents).

Un officier luronien assistait aussi aux conférences d’état-major. Un Luronien !

Quand je vis pour la première fois le colonel Wergil un frisson glacé me parcourut l’échine. Il était humanoïde comme la plupart des représentants des diverses races de la base. Glabre, le corps recouvert d’écailles d’un jaune verdâtre, six doigts à chaque main, un visage aplati et dépourvu de menton. Il n’y avait aucune raison pour que cette espèce me paraisse hideuse. J’ai eu des amis parmi les Ganolons et les Mergris. Mais Luron ! Notre vieux et sanguinaire rival, l’empire concurrent qui attendait l’occasion de fondre sur nous, qui nous haïssait parce que nous étions l’obstacle contrecarrant les ambitions de ses militaristes. Luron !

Je n’ai aucun préjugé racial et je suis tout disposé à adopter le point de vue de nos spécialistes en psychologie comparée, à savoir que les Luroniens ne sont pas fondamentalement plus pervers que n’importe quelle autre espèce, que la cruauté brutale caractérisant leur civilisation a sa source dans une évolution culturelle viciée et non pas dans leur évolution biologique, que tout cela peut se modifier avec le temps. Mais cela n’empêche pas que, pour l’heure, les Luroniens sont ce qu’ils sont : intelligents, voraces, impitoyables. Et qu’ils menacent la paix de la galaxie. Il y a trop longtemps que je participe au combat engagé entre ma nation et la leur pour penser différemment.

D’autres États aidaient clandestinement la Légion, à laquelle ils fournissaient des armes, des fonds et de vagues promesses. J’appris bientôt que Luron s’était engagée à attaquer à fond si le soulèvement avait des chances de réussir. En attendant, elle prodiguait aux anars son assistance, des crédits, du matériel de guerre et, ce qui était plus important encore, des machines-outils. En plus, les conseils stratégiques de Wergil étaient utiles.

Je sais maintenant, et je l’avais soupçonné dès le début, que Levinsohn et ses collègues ne nourrissaient aucune illusion sur les intentions profondes de Luron. En vérité, ils envisageaient de faire cause commune avec ce qui resterait de Valgol et certains ennemis traditionnels de leur actuelle alliée dès qu’ils seraient parvenus à atteindre leur objectif, à savoir l’indépendance, et à éliminer tous risques d’agressions luroniennes. C’était un plan habile mais une coalition fragile, encore ébranlée par la lutte finissante, serait plus faible que ne l’était l’Empire. Et il était plus que probable que Luron sèmerait de nouvelles dissensions et attendrait que l’alliance se désagrège pour frapper. Quand on soupe avec le diable, dit un dicton terrien, il faut avoir une longue cuiller. Mais les Terriens semblaient avoir oublié ce proverbe.

J’appris que l’assaut devait être lancé environ quatre mois après le rappel à la base des agents sur place. Les rebelles tablaient sur le fait que les lignes de communication valgoliennes étaient trop distendues pour pouvoir résister efficacement à des attaques massives dirigées contre un certain nombre de points stratégiques. Quand la planète-mère ne serait plus qu’un amas de décombres radioactifs, quand la révolte gronderait dans une vingtaine de systèmes planétaires avec le chaos et la rupture logistique qui s’ensuivraient, avec l’intervention des Luroniens, les forces impériales seraient contraintes de négocier avec les anars.

Et cela marcherait. J’en étais sûr et ça me glaçait le sang. Cela marcherait à moins que je ne réussisse à envoyer un message. Il fallait le faire, et pas seulement pour protéger Epsilon Eridani, qui réagirait mieux à une attaque-surprise que ne le croyaient les conspirateurs, mais ce bain de sang devait être évité, si possible. Et la rébellion ne méritait pas encore de gagner, car l’unité qu’elle avait réalisée jusque-là n’était que celle d’un nid de serpents en face de l’ennemi du moment.

Cette responsabilité reposait-elle donc tout entière sur moi ? Dieux de l’espace ! Était-ce sur mes épaules que tombait soudain le fardeau de l’histoire ?

Je n’osais pas songer à cela. Je chassais de mon esprit les conséquences qu’aurait un échec, je les enfouissais dans mon subconscient, pépinière de cauchemars, et je vivais au jour le jour. Je travaillais, j’attendais, je glanais les quelques informations que je parvenais à recueillir et j’espérais que l’occasion se présenterait.

Mais tout n’était pas que tristesse et méditations inquiètes. Ç’aurait été impossible. Parce que la vie intelligente n’est pas faite pour cela, tout simplement. Nous avions des activités sociales, des réunions, des réceptions, nous nous détendions et nous nous divertissions. D’abord, je m’en félicitai parce que cela me permettait d’arracher des renseignements aux uns et aux autres. Puis cela m’exaspéra parce que ça m’empêchait de fureter et de tirer des plans. Et, finalement, j’en souffris. Parce que je commençais à mieux connaître les anars.

Ils vivaient, ils riaient, ils aimaient comme tous les humains. Ils étaient, somme toute, aussi sympathiques et raisonnables que n’importe quel groupe analogue de Valgoliens. L’idée du massacre qu’ils préparaient torturait beaucoup de ces hommes – tout comme moi. C’étaient des gens en colère, des gens qui avaient perdu tout ce qui leur était cher et je comprenais que, si la civilisation se paye, on ne peut pas rester objectif quand on doit soi-même payer. Certains, qui avaient tout pour être heureux, avaient tout sacrifié pour embrasser une cause désespérée parce qu’ils y croyaient. Et il y avait les enfants. Qu’avaient-ils fait pour mériter d’avoir des parents qui jouaient leur vie à pile ou face ?

Malgré leur aspect physique, auquel je m’étais maintenant habitué, c’étaient des humains. Quand nous riions, bavardions et chantions ensemble, quand nous buvions, dansions et nous divertissions ensemble, ils étaient mes amis.

Je commençais à comprendre que je serais de ceux qui auraient à payer – et cela me rendait morose.

Je voyais beaucoup Hawkins et Barbara. Et Kane, qui ne quittait pas cette dernière. Nous nous entendions à merveille, le vieux psychologue et moi. Il lui arrivait de me rendre visite pour fumer une pipe en buvant un café. Il adorait faire la conversation. Son débit lent, sa voix douce, sa causticité, les petites rides qui apparaissaient au coin de ses yeux quand il souriait me rappelaient mon père. Je regrettais souvent qu’ils ne se soient pas connus, tous les deux. Ils se seraient plu.

Parfois, sa journée terminée, Barbara faisait un saut chez moi ou, et c’était encore mieux, elle m’invitait à dîner chez elle. Eh oui ! Elle savait aussi faire la cuisine. Nous nous promenions dans la cité. De temps en temps, nous regagnions même la surface pour respirer une bouffée d’air froid et de solitude. Et nous marchions la main dans la main – c’était la chose la plus normale du monde.

Il n’y avait pas de soleil dans ce terrier, mais, quand les tubes fluorescents faisaient miroiter ses cheveux, je songeais au soleil de la Terre, à la lumière violente des plateaux du Colorado, à l’aube furtive perçant à travers les arbres de l’île de Hood.

Ydis, Ydis, disais-je, jadis, tes yeux violets étaient comme le ciel au-dessus de Kalariho, au-dessus de Kealvigh, au-dessus de notre maison, au-dessus des pâturages en proie aux vents. Mais c’est si loin. Il y a dix ans que tu es morte

Je luttais. Je luttais contre moi-même, tous les dieux peuvent en témoigner. Mais je croyais que j’étais vainqueur.