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Le printemps touchait presque à sa fin quand j’atteignis la petite ville du Maine qui était mon but. Située à l’écart, elle était adossée à des collines boisées qui faisaient face à la mer. Presque toutes les maisons étaient anciennes et de construction solide. On aurait dit qu’elles faisaient partie du paysage. Les habitants étaient des gens paisibles au parler lent, des pêcheurs, des artisans qui paraissaient ne faire qu’un avec les forêts obscures, la mer aux vagues incessantes, le vent et le ciel. Je m’engageai dans une rue étroite. Une petite brise fraîche et salée ébouriffait mes cheveux. Portsboro me plaisait bien. Il me rappelait ma ville natale, au bord des vastes grèves de Kealvigh, à vingt années-lumière d’ici.
Je me rendis à la boutique de Nat Hawkins et lui demandai de l’embauche comme le premier trimardeur venu. Mais, quand nous fûmes seul à seul dans l’arrière-boutique, je lui dis :
« Je suis Conrad Haugen. Mike Riley m’a dit que vous vous occuperiez de moi. »
Il hocha placidement la tête. « Je vous attendais. Vous travaillerez ici quelques jours et vous coucherez à la maison. Nous vous ferons passer les tests la nuit. »
Il était vieux pour un Terrien. Il avait largement dépassé la soixantaine, ses cheveux étaient blancs et son visage parcheminé était sillonné de rides. Mais ses yeux bleus étaient aussi vifs et assurés, ses mains noueuses aussi puissantes et fermes que ceux de n’importe quel jeune homme. Il parlait sans hausser le ton, les dents serrées sur la pipe qui ne quittait pour ainsi dire jamais sa bouche et il émanait de lui une sérénité qui détonnait avec le fanatisme habituel des anars. Mais, la nuit tombée, nous descendîmes à la cave, il souleva une trappe parfaitement dissimulée et me fit entrer dans une pièce qui n’était rien de moins qu’un laboratoire de psychologie entièrement équipé.
Je restais bouche bée devant les appareils étincelants. Ma surprise le fit sourire.
« Tous ces accessoires ont été importés un à un. La plupart viennent d’Epsilon Eridani lui-même. Après tout, il n’est pas interdit aux humains de posséder ce genre de matériel. Mais, par sécurité, les achats se sont étalés sur plusieurs années et ils étaient passés au nom de beaucoup de gens. »
— « Mais vous… »
— « Je suis diplômé de psychiatrie et je sais me servir de ces instruments. »
Ce n’était pas une vantardise. Plusieurs nuits durant, il me retourna sur le gril – tests d’intelligence, psychométrie, encéphalogrammes, narcose, psycho sondages… tout ce que ses machines et son talent étaient capables de faire. Tout ce qu’il décela était prévu pour être décelé. Le Service sait prémunir ses agents en créant des contre-blocages. Mais Hawkins obtint un portrait extrêmement précis de Conrad Haugen.
« C’est stupéfiant, » dit-il sans se départir de son calme, lorsqu’il eut fini. « Vous avez un coefficient intellectuel qui dépasse largement la frontière du génie, une connaissance ahurissante de l’Empire et de disciplines techniques très diverses, une haine implacable de la domination éridienne due à des vexations personnelles, mais pas moins ferme pour autant. Vous n’avez aucune attache mais vous serez loyal à vos camarades et à notre cause. Nous n’avions jamais espéré tomber sur une recrue de votre calibre. »
— « Quand est-ce que je commence ? », lui demandai-je avec impatience.
— « Du calme ! », fit-il en se levant. « Nous avons le temps. Il y a cinquante ans que nous attendons – nous pouvons encore attendre un peu. » Il feuilleta le dossier. « À vrai dire, la difficulté est de vous trouver une affectation. Ce serait du gâchis que de confier une tâche précise et limitée à un homme qui connaît l’astronavigation, les armes et les machines, l’Empire. Qui a la force physique d’un taureau, qui est un meneur d’hommes et qui possède une bonne douzaine d’autres qualités. Je ne peux rien vous garantir, mais il me semble que le mieux serait de vous utiliser comme agent itinérant opérant entre la base-mère et les planètes où nous avons des cellules. Et, quand vous serez à la base, vous participerez au travail. »
Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Je n’en aurais jamais espéré autant !
« Maintenant, il serait préférable que vous disparaissiez, » reprit Nat Hawkins. « Allez à l’île Hood et restez-y jusqu’au prochain passage de l’astronef. Vous pourrez mettre ce laps de temps à profit pour vous reposer et engraisser un peu. Vous n’avez que la peau sur les os. Et Barbara vous parlera de la Légion. » Ses traits parcheminés se plissèrent en une multitude de fines rides. « Je crois que vous le méritez, Conrad. Et Barbara aussi. »
Je haussai mentalement les épaules. Mon séjour à la Nouvelle Chicago m’avait définitivement convaincu que toutes les Terriennes étaient des catins. Mais qu’est-ce que j’en avais à faire ?
La nuit suivante, nous ralliâmes l’île en barque. Située à environ un mille au large, c’est un bout de terre rocheux recouvert d’arbres. Elle appartenait à la famille Hood depuis toujours, mais Barbara était la dernière de la lignée.
La voix de Hawkins dominait le bruit du ressac, le fracas des vagues et le rugissement du vent dans les arbres qui longeaient le quai dont nous approchions.
« Elle a de bonnes raisons de détester les Éridaniens. Autrefois, les Hood tenaient le haut du pavé. Et puis, les Peaux-Rouges sont arrivés, ils ont bombardé de l’espace. Ça a été pratiquement la ruine de la famille. Mais ils sont repartis à zéro. Et puis le grand-père de Barbara et ses frères sont morts pendant la révolte. Il y a dix ans, son père s’est fait capturer au moment où il essayait de détourner une fusée bourrée de matériel de guerre et sa mère est décédée peu de temps après. Le dernier frère qui lui restait a été mobilisé par le service du travail. Il a été tué dans un accident, sur son chantier. Depuis, Barbara ne vit plus que pour la Légion – ou peu s’en faut. »
— « Ce n’est pas moi qui le lui reprocherai » » répondis-je. Ma voix était un peu étranglée, car je le pensais sincèrement. Mais il y a toujours des bavures. La civilisation, ça se paie. Je ne pus m’empêcher d’ajouter : « Mais, maintenant, l’Empire verse des pensions aux personnes dans le même cas. »
— « Je sais. Ce qu’elle touche, elle s’en sert pour la Légion. »
C’était précisément la raison d’être de ces pensions.
La coque de la barque racla l’appontement. Hawkins lança l’amarre à l’homme qui était brusquement sorti de l’obscurité. La lune faisait étinceler son fusil. « C’est moi, Eb. Je te présente Conrad Haugen, dont je t’ai parlé. »
— « Heureux de faire votre connaissance, Conrad. »
La main calleuse d’Eb étreignit la mienne. J’étais favorablement impressionné. Comme c’était presque toujours le cas lorsque j’étais en présence des cadres supérieurs de la Légion. Ces gens étaient totalement différents de tous les rebelles que j’avais vus jusqu’à présent, et qui n’étaient que des barbares de caste inférieure. Ils devaient tirer l’ignorance comme un boulet à leurs pieds.
Nous suivîmes l’allée qui s’enfonçait dans le jardin et aboutissait à une vaste maison de pierre, longue et basse, pleine de souvenirs des jours anciens : meubles élégants et artistiques, rayonnages chargés de livres. Les flammes crépitaient dans la cheminée du salon.
« Je vous présente Barbara Hood. Barbara, voici Conrad Haugen. »
J’en demeurai pantois. Je m’étais attendu à me trouver en face de je ne sais quelle grande bringue fagotée comme l’as de pique, une fanatique plus ou moins déséquilibrée. Mais Barbara était… elle était grande, souple et sa robe du soir bleu nuit aux reflets moirés faisait ressortir sa peau blanche. Elle n’avait pas une beauté conventionnelle. Ses traits étaient trop accentués, son visage était marqué d’un fin réseau de rides, mais elle avait d’extraordinaires yeux bleus, une bouche large et charnue, un menton volontaire. La lumière arrachait des reflets dorés à sa chevelure, qui retombait en cascade sur ses épaulés.
Je bafouillai je ne sais trop quoi et elle me sourit. Un drôle de petit retroussis de la lèvre qui me posséda aussitôt, et elle dit simplement : « Bonsoir, Conrad. »
— « Je suis content d’être là, » bredouillai-je.
— « L’astronef doit arriver dans un mois environ, » reprit-elle. « D’ici là, je vous mettrai au courant dans toute la mesure du possible. Il serait bon que vous enregistriez sur bande toutes les connaissances que vous possédez, à toutes fins utiles. Ainsi, il paraît que vous êtes allé dans le système végien et personne, à la Légion, ne le connaît très bien. »
Elle s’exprimait sur un ton sérieux et pratique, mais la chaleur humaine qui se dégageait d’elle était indubitable. C’était comme le vent marin qui balayait l’île et c’était tout aussi vivifiant. Je repris mon sang-froid et l’aidai à préparer les boissons. Ce fut une soirée des plus agréables.
Plus tard, un domestique me conduisit à ma chambre, une grande pièce donnant sur la mer. Tout en écoutant la rumeur des vagues, je rêvassais, songeant à la façon dont la rébellion, quand elle était honnête dans ses objectifs, attirait à elle les meilleurs éléments de toutes les planètes. Je ne tardai pas à m’endormir.
Ce mois fut très plaisant et passa trop vite pour mon goût. J’appris des choses que les Services de Renseignement cherchaient vainement à savoir depuis trois ans, mais je n’osais pas prendre le risque de transmettre ces informations. Cela me rendait fou parce que je savais qu’il était plus que temps. Mais en dehors de cela…
Je me prélassais. Il n’y avait que trois domestiques, de vieux serviteurs de la famille, qui, eux aussi, appartenaient au mouvement anar. Les machines modernes n’étaient pas nombreuses dans la maison et comme, bien entendu, les Terriens n’avaient pas le droit d’avoir de robots, une ou deux paires de bras supplémentaires n’étaient pas de refus. Je coupai du bois, réparai le toit, repeignis le hangar à bateaux, sarclai le jardin, émondai les arbres et installai une clôture neuve. C’était bon de me servir à nouveau de mes mains et de mes muscles.
Barbara m’aidait. Vêtue d’un jean et d’un chandail, sa chevelure étincelant au soleil, riant à mes plaisanteries plus ou moins adroites, fronçant les sourcils quand quelque chose allait de travers, elle était aussi différente de la femme ravissante et réservée qui, le soir, parlait littérature, musique, histoire, que de l’anar crispée et amère qui me lançait à la figure des faits et des chiffres à l’instar d’un ordinateur en colère. Et, pourtant, c’était toujours la même femme. Elle me rappelait Ydis, qui était morte, et l’ancienne douleur me déchirait à nouveau. Mais Barbara était vivante. Presque plus vivante à mes yeux que tout Valgol.
Je ne cherche pas à me justifier. Cela faisait deux ans, à présent, que j’étais loin de tout ce qui pouvait ressembler à un foyer. Toutefois, je veillais à ce que mes rapports avec Barbara demeurent strictement amicaux.
Elle ne savait pas énormément de choses du mouvement rebelle – ce qui était le cas de tous ses agents sur la Terre – mais ce qu’elle savait était déjà considérable. Il y avait une base fortifiée quelque part dans l’espace. Sa construction avait demandé quatre ans, et certains éléments ou certaines planètes anonymes extérieures à l’Empire avaient contribué à sa mise en place. Je soupçonnais plusieurs États rivaux.
On y fabriquait toutes sortes d’armes en quantités suffisantes pour équiper le million de rebelles de la force « régulière », les vingt millions qui, dans le système solaire, ou ailleurs, s’entraînaient clandestinement et se livraient à des activités terroristes, et les millions d’autres qui jailliraient spontanément lorsque la flotte rebelle attaquerait.
La base-mère était le P.C. général et le centre de coordination des maquis de toutes les planètes mécontentes. C’était là un élément nouveau et impressionnant qui avait fait défaut lors des précédents soulèvements. Le bruit courait qu’on mettait au point une arme inédite et terrible.
En tout cas, le plan était prêt : les colonies entreraient en même temps en rébellion contre Epsilon Eridani, de sorte qu’il faudrait rappeler la flotte impériale pour défendre la planète-mère. Les anars espéraient écraser Valgol par plusieurs attaques-éclair et ils escomptaient que les rivaux de l’Empire se précipiteraient pour achever le travail.
La douce Barbara parlait d’écraser les planètes, de massacrer des humains sans défense et de détruire une culture comme s’il ne s’agissait que d’exterminer des insectes.
« Avez-vous jamais pensé », lui demandai-je un jour sur un ton dégagé, « que les Juraniens, les Slighs et nos autres soi-disant alliés pourraient ne pas plus respecter la souveraineté de Sol que les Éridaniens ? »
— « Nous sommes capables de leur résister, » répondit-elle avec assurance. « Bien sûr, la période de transition sera difficile. Mais nous serons libres. »
— « Et puis après ? Je ne veux pas paraître défaitiste, Barbara, mais vous savez aussi bien que moi que les Éridaniens n’ont pas conquis la Terre d’un coup, d’un seul. Quand, après avoir inventé le propulseur interstellaire, ils sont arrivés ici, le système solaire était en voie de décomposition. Les hommes étaient engagés dans une guerre entre super-nations qui les ramenait rapidement à la barbarie. Pendant quelques temps, les Peaux-Rouges ont fait du commerce, ils ont vendu des armes. Quelques-uns de leurs aventuriers ont pris parti dans le conflit. Le gouvernement est intervenu pour protéger les citoyens et les investissements éridaniens. Le camp que ces derniers avaient rallié et qu’ils aidaient a été le vainqueur. Et puis, il s’est aperçu que ses alliés tenaient les leviers de commande et a essayé de se révolter contre le protectorat. Sans l’avoir vraiment voulu, les étrangers étaient en train de conquérir et de diriger la Terre. Mais les hommes continuaient à s’étriper entre eux. Il y avait encore des capitalistes et des communistes, des Noirs, des Blancs et des mulâtres, des hindous et des musulmans, des Allemands et des Français, des citadins et des campagnards. Une multitude infinie de divisions mesquines. Si les Éridaniens s’en vont, ce sera aussitôt la guerre civile. »
— « C’est peut-être vrai, mais je pense que nous arriverons à nous rendre maîtres de la situation. S’il faut qu’il y ait des guerres civiles, eh bien soit ! Qu’elles éclatent – mais que nous vivions libres ! »
Personnellement, une domination étrangère, sévère mais juste, qui assurait la stabilité et garantissait un minimum de liberté individuelle, me paraissait préférable à la dictature militaire qui s’instaurerait fatalement. Mais je gardai le silence.
Un autre jour, nous parlâmes de la désindustrialisation de la Terre. Évidemment, Barbara s’enflamma. « Jadis, la Terre était riche ! » s’exclama-t-elle. « C’était l’une des planètes les plus prospères de la galaxie. Mais, comme leur planète est pauvre, les Peaux-Rouges se sont approprié les ressources naturelles de leurs colonies. La Terre est le grenier de Valgol, les pétrolites de Vénus et le fer de Mars sont dévorés par leurs industries. Ils prélèvent de lourds dividendes sur les quelques usines que nous sommes autorisés à faire marcher. »
— « Il est certain que nous sommes en état de dépendance économique et que le niveau de vie des Peaux-Rouges est supérieur au nôtre. Mais, dans l’ensemble, notre niveau de vie s’est élevé depuis la conquête. Nous mangeons mieux, nous bénéficions d’une meilleure hygiène et nous sommes libérés du fardeau financier des guerres passées et présentes. Il n’y a plus de dilapidation des ressources naturelles. Les forêts, les nappes phréatiques et les terres arables que nous avions gaspillées renaissent sous la surveillance des Éridaniens. »
Elle me lança un drôle de regard. « Je croyais que vous étiez un adversaire de l’Empire. »
— « Bien sûr ! Je n’apprécie guère d’être brimé sous prétexte que j’ai la peau blanche, mais j’ai personnellement connu assez de Peaux-Rouges pour m’efforcer d’avoir une attitude équitable. »
— « En ce qui me concerne, je n’y vois pas d’inconvénients. Intellectuellement, je comprends votre point de vue, bien que je sois incapable de le partager émotionnellement. Mais, à la base-mère, vous ne trouverez pas beaucoup de gens qui aient ma largeur d’idées. »
— « Des hommes libres », murmurai-je sur un ton sarcastique.
Nous péchions, nous nagions dans le ressac, nous prenions des bains de soleil sur la plage. Ou bien nous nous promenions dans les bois, nous pique-niquions sur l’herbe, et nous décampions en riant aux éclats quand une averse soudaine dégringolait. En rentrant, nous buvions de la bière et nous mangions des sandwiches en écoutant un enregistrement de Beethoven, de Mozart ou de Tchaïkovski – ces vieux Terriens ne savaient peut-être pas grand-chose d’autre mais ils connaissaient la musique ! – tandis que la pluie tambourinait sur le toit. Parfois, nous faisions une séance de tir en toute illégalité ou bien on jouait aux échecs, ou on parlait sans fin de tout et de rien. Je commençais subrepticement à espérer que l’astronef ait du retard.
Un jour, nous fîmes une promenade à bord du petit voilier de Barbara. Les vagues qui dansaient à l’entour semblaient rire en heurtant la coque du bateau. La mer flamboyait et la voile était une montagne enneigée se détachant sur le ciel. Nous bavardions paisiblement, nous déjeunâmes et lançâmes les restes de notre repas aux mouettes qui décrivaient des cercles au-dessus de nous. Soudain, Barbara cessa de parler.
« Qu’y a-t-il ? » lui demandai-je, étonné par son mutisme.
— « Oh ! rien ! Un peu de mélancolie, peut-être. » Elle me sourit. « Vous voulez que je vous dise, Conrad ? Vous ne serez pas à votre place dans la Légion. »
Je haussai les sourcils.
— « Comment cela ? »
— « C’est que vous êtes tellement… comment dire ? Tellement honnête, tellement intègre derrière votre surface rugueuse, tellement… tellement raisonnable ! Vous ne serez jamais un bon fanatique. »
Honnête ! Je me détournai. Brusquement, le soleil s’était assombri.