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Cette soirée-là ne sortira jamais de ma mémoire. Barbara nous avait invités à dîner, Hawkins et moi. Le repas terminé, nous bavardions tandis que le concerto pour violon de Wieniaski murmurait sa plainte assourdie. Nous étions blottis dans la sérénité que Barbara avait su faire naître du minuscule logement austère et fonctionnel qui lui avait été attribué. Soudain. Kane est arrivé comme c’était fréquemment le cas. Avec un air détaché qui ne trompait personne, il s’assit, les yeux rivés sur Barbara – des yeux où toute son âme s’était réfugiée. C’était un gentil garçon et je ne comprenais pas pourquoi il m’exaspérait tellement.
On se mit à parler de Valgol et je pris la défense de ma race. Certes, je n’espérais convaincre personne mais il est désagréable d’être considéré comme des monstres par des amis.
« Ce sont des brutes ! » s’exclama Kane. « Des bêtes à deux jambes, ces maudits géants au crâne chauve et à la peau cuivrée ! Si c’étaient des pieuvres ou des insectes, ce ne serait pas si grave. Mais ils sont juste assez différents de nous pour être des caricatures. Répugnants ! »
— « Les Sartoniens ressemblent à des parodies d’êtres humains, » rétorquai-je. « Pourquoi donc ne soulèvent-ils pas votre aversion ? »
— « Ils sont embarqués dans le même bateau que nous. »
— « Mais pourquoi mêler la politique aux préjugés esthétiques ? Avez-vous jamais songé que vous paraissez vous-même bizarre aux yeux des Éridaniens ? »
— « Aucune race ne devrait paraître singulière à une autre, » dit Nat Hawkins en lâchant un nuage de fumée bleue, « En vertu de nos propres critères, les Peaux-Rouges sont beaux. Peut-être même de façon plus spectaculaire que les humains. »
Je souris et ajoutai avec une étrange petite constriction dans la gorge : « Et n’importe quel humanoïde devrait trouver Barbara belle. »
— « C’est bien mon avis, » répliqua Kane d’un air boudeur. « Les Peaux-Rouges ont suffisamment fait de ravages parmi nos femmes. »
— « Leurs premiers conquistadores étaient jeunes et vigoureux. Ils étaient loin de chez eux et ils venaient de terminer une dure campagne au cours de laquelle ils avaient perdu beaucoup de leurs camarades. Après, en tout cas, il n’y a plus eu de métissages. Et, depuis la reconquête, aucun de leurs soldats n’a eu le droit de fréquenter une Terrienne contre sa volonté. Ce n’est pas leur faute si les Terriennes sont plus souvent consentantes que vous l’imaginez, vous autres idéalistes. »
— « Cette attitude était plus ou moins traditionnelle chez eux, n’est-ce pas ? » demanda Hawkins.
J’acquiesçai : « L’inhospitalité de leur planète natale les a contraints à développer leur technologie plus vite que cela n’a été le cas sur Terre. C’est pourquoi, à l’âge industriel, ils conservaient encore beaucoup de coutumes barbares. Par exemple, les chefs de l’État qui ont finalement conquis tous les autres et unifié la planète ont pris le titre de Waelsing, d’Empereur, et l’Empire est encore théoriquement une monarchie. Mais, aujourd’hui, c’est une monarchie limitée, dotée d’une démocratie parlementaire et même d’un pouvoir régional fondé sur un conseil de cités. Ils sont hautement civilisés, à présent. »
— « Je ne qualifierais pas cette débauche de conquêtes de civilisée. »
— « Rien que pour le plaisir de la discussion, essayons de voir les choses de leur point de vue, » répondis-je. « Leurs explorateurs arrivent sur Sol, ils trouvent un système dont la richesse dépasse l’imagination – et toute cette prospérité se consume dans une guerre fratricide. Leur capacité technologique dépasse suffisamment la notre pour que n’importe quelle bande d’aventuriers puisse faire à peu près tout ce qu’elle veut. Et tous les États indigènes les supplient de les aider. L’ingérence est alors inévitable.
Il est évident que les Éridaniens ont exploité les ressources solariennes – peut-être, d’ailleurs, plus intelligemment que nous. Et ils ont occupé les planètes récalcitrantes. Mais, pour eux, ils ne faisaient que conduire lentement vers la civilisation une race de sauvages balkanisés et c’était là une récompense tout à fait légitime. D’accord, ils ont commis – ou ont été accusés d’avoir commis – des atrocités sans nom mais, depuis notre dernière révolte, ils ont réalisé une multitude de réformes. »
— « Peut-être. Mais ils ne se sont pas contentés de conquérir Sol. »
— « Il est incontestable que les Peaux-Rouges ont connu une période d’impérialisme effréné. Il y a encore beaucoup d’adeptes de la vieille école qui tiennent à ce que les races inférieures restent à leur place. C’est une des raisons pour lesquelles les fonctions suprêmes sont encore l’apanage exclusif des Peaux-Rouges. Même les libéraux ne nous font pas encore assez confiance. Pendant les cinquante premières années, ou à peu près, leur attitude a été agressive. Mais, maintenant, les choses se sont stabilisées. Il ne faut pas qu’ils aient les yeux plus grands que le ventre. En d’autres termes, l’Empire est rassasié. Aujourd’hui, bien qu’ils ne veuillent pas reconnaître ouvertement leurs torts, ils tâchent de réparer les préjudices subis par leurs nombreuses victimes. »
— « Pour cela, il y a une chose très simple à faire : nous rendre la liberté, c’est tout. »
— « Je vous ai déjà dit pourquoi ils n’osent pas. D’abord, parce qu’ils ont peur de nous. Mais aussi parce qu’ils dépendent militairement et économiquement de leurs colonies. Vous êtes américain, Nat. Pourquoi votre pays n’a-t-il pas laissé le Sud libre de son choix quand il a voulu faire sécession ? Pourquoi ne sommes-nous pas tous partis pour l’Europe en abandonnant ce pays aux Indiens ?
En outre, Epsilon Eridani croit en toute sincérité avoir une grande mission civilisatrice à remplir, et aussi que la situation actuelle est préférable à l’indépendance pour les indigènes. Et il faut reconnaître que, dans certains cas, cela se justifie. Avez-vous déjà vu agir un roi indigène à l’état de nature ? Avez-vous lu l’histoire de pays comme l’Allemagne et la Russie ? Au sein de notre propre organisation, pourquoi sommes-nous obligés de séparer les races et les minorités pour éviter les affrontements ? »
— « Nous dépasserons ce stade, » répondit Nat Hawkins. « Ce ne sera pas aisé, mais nous y parviendrons. »
Je pensai incontinent : Seulement, vous n’y êtes pas encore parvenus et c’est pourquoi vous devez être arrêtés.
Barbara intervint :
« Vous prétendez qu’ils sont assouvis. N’empêche qu’ils continuent de mener une politique de conquête ici et là. »
— « Que vous le croyez ou pas, ce n’est qu’à contrecœur, à de rares exceptions près. Les systèmes périphériques ont appris à construire des astronefs. Ils deviennent une gêne, quand ce n’est pas une menace directe, et l’Empire est alors contraint de les avaler. La technologie moderne est quelque chose de trop dangereux entre les mains de l’Anarchie. Une guerre généralisée risquerait de stériliser des planètes entières. L’Empire, affirment les Éridaniens, a aussi une autre fonction : assurer le maintien de la civilisation jusqu’au moment où l’on pourra imaginer un meilleur régime. »
— « Par exemple ? »
— « Eh bien, plusieurs planètes bénéficient déjà du statut de donagangor : autogouvernement sous l’égide de l’Empereur, représentation au sein du Conseil intérieur, pas de limitation à la promotion sociale des citoyens, égalité virtuelle avec les Valgoliens. Et la politique de l’Empire tend à conférer ce statut à toutes les colonies qu’il estime mûres pour y accéder. »
Hawkins secoua la tête. « Ce n’est pas la solution, Conrad. C’est très joli, tout ça, mais le vieux Jefferson avait raison quand il disait que si les hommes doivent attendre en esclavage d’être prêts pour la liberté ils attendront longtemps. »
— « Qui a dit que nous sommes des esclaves ?… »
Kane m’interrompit : « Vous parlez comme un Peau-Rouge. Vous avez l’air de nourrir une profonde admiration pour l’Empire. »
Je lui lançai un regard glacé.
— « Pourquoi vous imaginez-vous que je suis ici ? » fis-je d’une voix sèche.
— « Oui, oui… excusez-moi. Je suis un peu fatigué. Je ferais peut-être mieux de me retirer. »
Kane ne tarda pas à nous souhaiter bonne nuit d’un air boudeur ; et il s’éclipsa.
Nat Hawkins me décocha un clin d’œil. « Moi aussi, j’en ai plein les pattes. J’ai bonne envie de l’imiter et d’aller me coucher. »
Après son départ, je m’attardai en tirant sur ma pipe, m’efforçant de rassembler assez de volonté pour m’esquiver à mon tour. J’avais un coup de cafard. C’est vrai… après tout, qu’est-ce que je faisais ici ? J’estimais avoir raison, mais a-t-on raison d’être aussi cruel ?
Sur la Terre, la déesse de la justice est représentée avec un bandeau sur les yeux. Son homologue valgolienne, elle, a des crocs acérés.
Barbara vint s’asseoir sur l’accoudoir de mon fauteuil.
« Que se passe-t-il, Conrad ? Vous avez l’air bien sombre depuis quelque temps. »
— « C’est que j’ai des problèmes professionnels, • répondis-je d’une voix sans timbre. Et j’ajoutai dans mon for intérieur : Et comment ! Pas moyen d’appeler le quartier général, et la rébellion se développe à une cadence infernale mais sur la base de la trahison et de la haine raciale.
Barbara m’ébouriffa les cheveux – mes cheveux greffés qui faisaient maintenant partie intégrante de moi-même, plus encore que mon ancienne crête. « Vous êtes un drôle de garçon, » murmura-t-elle. « À la surface, vous êtes ouvert, amical et joyeux. Mais vous dissimulez votre véritable personnalité et votre tristesse profonde. »
Stupéfait, je la dévisageai.
— « Mais voyons ! Les psychologues eux-mêmes… »
— « Ils ont leurs limites, Conrad. Ils mesurent mais ils ne devinent pas. Ce n’est pas comme… »
Elle se tut. La lumière faisait miroiter sa chevelure, ses grands yeux au regard grave étaient vrillés aux miens. Sa main effleura la mienne. Je me détournai avec affolement.
« Il y a une autre femme dans votre vie, n’est-ce pas ? »
Elle avait posé la question à mi-voix.
— « Une autre ? Non. Il y en a eu une, effectivement, mais elle est morte. Depuis dix ans. »
Ydis, Ydis !
— « C’était votre épouse ? »
J’opinai. « Nous étions mariés seulement depuis trois ans. J’ai une fille. Elle va sur ses douze ans mais il y a deux ans que je ne l’ai pas revue. Elle n’est pas sur la Terre. Je me demande même si elle pense à moi. »
— « Vous n’allez pas pleurer éternellement votre femme, Conrad. »
— « Pas du tout ! N’en parlons plus. Je n’aurais pas dû aborder ce sujet. »
— « Vous en aviez besoin. C’est très bien comme cela. »
— « Ma petite fille n’a pas de mère. Il lui en faudrait une… »
J’avais parlé sans réfléchir et ce qui se passa ensuite sembla également arriver indépendamment de ma volonté.
Enfin, Barbara s’écarta de moi. Elle éclata d’un rire léger, mélodieux et joyeux. « Allez, cessez de faire la tête ! Ce n’est pourtant pas si désagréable, non ? »
Je parvins péniblement à sourire. Il me fallut pour ça faire appel à toutes mes ressources d’énergie.
— « Vous avez l’air si heureuse que je me sens dans l’obligation de faire contrepoids ! »
— « Conrad, si vous saviez depuis combien de temps j’attendais cet instant ! »
Nous parlâmes longtemps. Barbara faisait presque tous les frais de la conversation : des plans, des espoirs, les voyages que nous ferions, la maison que nous construirions au bord de la mer – « Mary », ma fille, aurait une maison, elle aurait une douzaine de frères et de sœurs – après la guerre.
Après la guerre.
Je titubai comme un homme ivre en rentrant chez moi… Oui, je l’aimais, elle m’aimait, nous aurions une maison, un voilier et une douzaine d’enfants. Après la guerre. Quand la Terre serait libérée. Qu’est-ce qu’un homme pouvait demander de plus ?
Il y avait de nombreuses années que je n’avais pas eu besoin de recourir à l’auto-hypnose pour m’endormir. Mais, cette fois, force me fut de l’employer.