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Il faisait presque nuit lorsqu’il s’éveilla, allongé sur le lit. Il resta immobile, frissonnant, atterré : il n’aurait jamais dû céder au sommeil ! Les yeux dilatés de terreur, il retint son souffle pendant prés d’une demi-minute et tendit l’oreille, s’efforçant de surprendre dans la pénombre le signe de leur présence.

Il ne perçut que l’infime tic-tac de sa montre, et le morne clapotement de la pluie sur le pavé de la rue. Rien qui pût alimenter sa peur, et pourtant, c’est alors qu’il sut, sans l’ombre d’un doute, qu’ils allaient le tuer.

Il s’ébroua pour essayer de chasser les restes de sommeil qui lui embrumaient l’esprit, tout en ressassant cette pensée. Il se demanda pourquoi il ne l’avait pas compris plus tôt. – beaucoup plus tôt, dès le début de cet atroce jeu du chat et de la souris qui lui avait brisé les nerfs. Parce que l’idée ne lui en était pas venue, tout simplement. Mais il savait que le jeu était terminé, que maintenant ils avaient décidé de le tuer. Et il savait qu’ils allaient le tuer. Il ne pouvait pas leur échapper.

Péniblement, il s’assit au bord du lit, son dos nu ruisselant de sueur, et attendit longuement, l’oreille aux aguets. Comment avait-il pu s’endormir, s’exposer aussi désarmé ? Dans cette chasse cruelle, il avait besoin de toute son énergie, de toute l’habileté, de toute la présence d’esprit, de toute la perspicacité dont il pouvait disposer, et il avait pris ce risque incroyable : dormir, perdre conscience, s’offrir sans défense aux coups d’un adversaire dont il savait l’assaut imminent !

Combien de terrain avait-il perdu ? Jusqu’où s’étaient-ils avancés pendant son sommeil ?

Il s’approcha craintivement de la fenêtre, risqua un œil à l’extérieur, et sentit ses muscles se détendre légèrement. La rue était encore baignée d’un jour gris et brumeux. Il lui restait encore un peu de temps avant que la terrible nuit ne commençât.

Il traversa maladroitement la petite chambre au mobilier démodé, éprouvant jusqu’à l’angoisse l’urgente nécessité de faire quelque chose. Passant dans la minuscule salle de bains, il se contempla longuement dans le miroir constellé de taches : était-ce bien lui, ce fantôme aux yeux rouges et à la barbe de trois jours qui le dévisageait fixement ?

Voici Harry Scott, songea-t-il, trente-deux ans, la fleur de l’âge – rien à voir avec le Harry Scott qui s’était lancé dans cette enquête absurde, il y avait tant de mois. Il ne restait plus qu’un homme traqué comme une bête, chassé par la peur, impuissant – certain de périr s’il ne trouvait le moyen d’échapper à ses persécuteurs. Mais ils étaient trop nombreux pour cela, trop habiles, et ils savaient qu’il en savait trop.

Il entra dans la cabine de douche-rasage, essayant de se détendre, de rassembler ses idées fuyantes, – et surtout de maîtriser la peur qui le tenaillait, le poussait à la panique et au désespoir. Le souvenir de la dernière nuit, infernale, était trop vivace dans sa mémoire pour qu’il pût trouver l’apaisement souhaité – la terreur qui croît peu à peu, le silence, la meute implacable des chasseurs, dans le noir, des chasseurs dont le nombre augmente sans cesse, la quête frénétique d’une cachette dans la Nouvelle-Ville, et pour finir, la fuite éperdue, aveugle, dans les passages et les venelles pavées de la Vieille-Ville, entre les carcasses des immeubles en ruine… Et, plus horrible encore, les amis qui s’étaient retournés contre lui, qui s’étaient révélés semblables à eux.

De retour dans la chambre, il se recoucha, toujours aussi tendu. Il y avait des mouvements dans l’immeuble : des pas martelaient le plancher au-dessus de sa tête, une porte claquait quelque part sur la rue. À chaque bruit, à chaque frémissement, ses muscles se contractaient un peu plus, le paralysant de peur. L’écho de son propre souffle lui emplissait les oreilles, tandis qu’il attendait, attentif, immobile.

Si au moins quelque chose arrivait ! Il avait envie de hurler, de se frapper la tête contre les murs, de faire le tour de la chambre en martelant les portes du poing, en brisant tout le mobilier. Oh ! cette éternelle attente ! Attendre, fuir, attendre de nouveau, et sentir pendant ce temps le filet se resserrer autour de lui, sentir derrière lui les chasseurs se rapprocher inexorablement, de leur pas méthodique et tranquille, dédaigneux des feintes et des sursauts désespérés de leur gibier.

Si au moins ils se manifestaient, s’ils faisaient quelque chose qu’il pût contrecarrer.

Mais il n’était même plus certain de les repérer. Ils ne commettaient jamais l’imprudence de se montrer au grand jour.

Il se leva précipitamment, alla jusqu’à la fenêtre, et entre les lames du store poussiéreux, risqua un regard sur la rue qu’il dominait.

Une rue déserte, à première vue… humide et sombre. Puis il devina le tremblotement d’une flamme sous un porche à quelques immeubles de là, de l’autre côté de la chaussée : une silhouette noire allumait une cigarette ; Harry sentit à nouveau le froid de la peur courir le long de sa colonne vertébrale. Cette silhouette furtive, patiente, obstinée… ils étaient toujours là, ils attendaient toujours…

Harry scruta rapidement le reste de la rue. Deux trois-roues passèrent, leurs pneus chuintant sur le pavé mouillé. L’une des voitures portait les couleurs de la police de la Vieille-Ville, bleu et blanc, mais elle ne ralentit pas, ne marqua aucune hésitation en passant à la hauteur de la silhouette noire qui se dissimulait sous le porche. De toute façon, se dit amèrement Harry, il ne fallait pas compter sur eux. Il avait déjà sollicité leur aide, et n’avait récolté que sarcasmes et menaces. Non. Il ne pouvait attendre aucun secours de la police de la Vieille-Ville.

Il vit alors une autre silhouette franchir le coin de la rue et s’avancer sur la chaussée humide. Cette haute stature, ces larges épaules lui rappelaient quelque chose, lui donnaient une impression de déjà vu ; il se souvenait vaguement les avoir déjà rencontrées au cours du tourbillon de folie de ces dernières semaines.

L’homme leva les yeux en direction de la fenêtre, le temps d’un éclair, puis les ramena consciencieusement sur la rue. Oh, ils étaient rusés, salement rusés ! Il était impossible de les surprendre à vous regarder, jamais de façon certaine, mais ils étaient toujours là, toujours sur vos talons. Et il ne lui restait personne en qui il pût avoir confiance, personne vers qui il pût se tourner.

Pas même George Webber.

Son cerveau reconsidéra rapidement cette possibilité, tandis qu’il regardait la grande silhouette descendre la rue. C’était pourtant le docteur Webber qui l’avait lancé sur cette piste. Mais Webber lui-même ne voudrait jamais croire à la réalité de ce qu’il avait découvert : Webber était un scientifique, un chercheur.

Que faire ? Aller le trouver, et lui dire qu’il existait sur terre des hommes qui n’étaient pas des hommes, qui étaient en quelque sorte des hommes et un peu plus ?

Pouvait-il se rendre au cabinet du docteur Webber, traverser les couloirs étincelant de lumière du Hoffman Medical Center, en pousser les portes de métal luisant, pour dire à Webber qu’il avait découvert la présence en ce monde de gens capables de voir en quatre dimensions, de vivre en quatre dimensions, de penser en quatre dimensions ?

Pouvait-il expliquer au docteur Webber que sa certitude venait simplement de ce qu’après les avoir en quelque sort pressentis, il les avait traqués et débusqués ? Qu’il n’avait pas l’ombre d’une preuve à l’appui de ses dires, si ce n’était qu’ils l’avaient à leur tour traqué et pourchassé jusqu’à cette chambre de la Vieille-Ville, où il attendait maintenant qu’ils viennent l’abattre ?

Il hocha la tête, sanglotant presque. C’était ça le plus horrible. Il ne pouvait se confier à Webber, parce que ce dernier serait persuadé qu’il était devenu fou lui aussi, comme tous les autres. Il ne pouvait parler à personne, il ne pouvait rien faire. Il ne pouvait qu’attendre, fuir, et attendre…

Il faisait presque nuit maintenant, et chaque gémissement de la vieille pension de famille ajoutait à la peur qui le tenaillait. C’était pour ce soir, il en était persuadé. Peut-être avait-ce été folie de venir se réfugier ici, dans ce bas-quartier où n’importe qui pouvait aller et venir à son gré. Mais la Nouvelle-Ville ne s’était guère révélée plus sûre, même dans la chambre la plus somptueuse de l’immeuble le plus élevé. Ils y avaient également des agents qui l’avaient pourchassé, qui l’avaient terrorisé, pour bien lui faire entrer dans la tête l’amère leçon qu’ils avaient décidé de lui donner. Et maintenant qu’ils le jugeaient suffisamment effrayé, ils allaient le tuer.

Il entendit en bas une porte claquer, et s’adossa, glacé de peur, au mur qui faisait face à l’entrée de la chambre. Il y eut des bruits de pas, des chuchotements presque imperceptibles. Tremblant de tous ses membres, il dirigea son regard vers la fenêtre. La silhouette du porche n’avait pas bougée, mais l’autre n’était plus visible. Quelqu’un gravissait l’escalier d’un pas lent et régulier, accordé aux violents battements de son pouls.

La sonnerie du téléphone retentit, stridente.

Le souffle lui manqua. Les pas, dans l’escalier, arrivaient à l’étage en dessous, se rapprochant implacablement. Le téléphone sonnait avec insistance, emplissant la pièce de son timbre discordant. Il attendit jusqu’à la limite de ses forces, puis, fouillant dans sa poche, il en sortit un petit objet gris-mat qu’il braqua d’une main en direction de la porte, et de l’autre main, décrocha le combiné.

« C’est vous, Harry ? »

Sa gorge avait la consistance du papier de verre, et les mots en sortirent comme râpés.

— « Qu’est-ce que c’est ? »

— « Harry, c’est George,.. George Webber… »

Ses yeux étaient rivés à la porte. « D’accord. Qu’est-ce que vous voulez ? »

— « Il faut que vous veniez nous voir, Harry. Cela fait maintenant plusieurs semaines que nous vous attendons. Vous nous l’avez promis. Il faut absolument que nous vous parlions. »

Harry surveillait toujours la porte, mais avec un peu moins d’oppression. Les pas se rapprochaient, avec une lenteur ridicule, du palier où aboutissait le couloir de sa chambre.

— « Que voulez-vous que je fasse ? Ils sont là, ils vont me tuer… »

L’appareil resta longtemps silencieux. « Harry, vous en êtes sûr ? »

— « Sur ma tête ! »

— « Ne pouvez-vous tenter une sortie ? »

Harry tiqua. « Je peux toujours essayer, mais ça ne changera rien. »

— « Essayez au moins, Harry ! Venez au Hoffman Center. Nous ferons l’impossible pour vous aider… »

— « Je vais essayer. » Et sur ces paroles prononcées d’une voix presque inaudible, il raccrocha le combiné d’une main tremblante.

La chambre était silencieuse. Les pas s’étaient arrêtés. Une vague de panique le submergea. Il traversa la pièce, ouvrit brutalement la porte, et regarda de part et d’autre dans le couloir, n’en croyant pas ses yeux.

Le couloir était vide. Il s’élança comme un fou en direction de l’escalier, et distingua, trop tard, la lueur dorée du Champ de Parkinson qui barrait le corridor lépreux. Il hoqueta de peur, et cria avant de le heurter.

Et pendant des secondes qui lui parurent des heures, il entendit son hurlement rebondir dans l’infini glacé d’immenses galeries souterraines.