Debout devant l’écran vidéo. George Wong écoutait, pâle et silencieux, le compte rendu des élections, une coupe de champagne oubliée dans sa main droite crispée et tremblante.
Le speaker énumérait d’une voix monotone : « … les derniers chiffres de Vénus, qui comprennent la moitié des circonscriptions, donnent trois milliards quatre cent quatre-vingt-seize millions de voix pour Wong, contre un milliard quatre cents millions pour Thompson, un milliard cent millions pour Miccio et neuf cents millions pour Kau. Ces résultats, ajoutés aux chiffres presque complets de la Terre et aux premiers comptes rendus partiels de Mars, indiquent clairement un vote massif pour l’élection de Wong comme prochain Président de l’Union solaire. Les deux milliards de votes de Ganymède et de Callisto, qui arriveront de bonne heure demain matin, ne peuvent influer de façon appréciable sur les résultats. La bataille pour la vingt-cinquième vice-présidence est plus indécise. Il est certain que Thompson, Miccio, Kau, Singh et Du Lavier seront tous au nombre des élus, mais dans quel ordre, cela n’est pas encore… »
Wong se pencha pour tourner le bouton de l’appareil. Ses épaules s’affaissèrent. Il s’appuya sur le meuble comme s’il était trop las pour bouger, homme frêle aux épaules étroites, au très grand front, à la maigre chevelure noire qui se clairsemait. Ses grands yeux tristes en amande et sa peau jaune indiquaient qu’il y avait une forte proportion d’asiatique dans le mélange de sangs coulant dans ses veines.
« Je suis navré, vraiment navré, » dit Michael Thompson d’une voix empreinte de sympathie en passant amicalement un bras autour des épaules étroites du candidat heureux. Ils étaient seuls dans le salon de l’appartement d’un hôtel de la Nouvelle Genève qu’ils avaient partagé pendant la campagne. « Le peuple a bien choisi. Après la façon magnifique dont vous avez organisé la colonisation de Io et d’Europe, vous étiez l’homme qui s’imposait. Sans compter que vous avez le fantastique quotient de responsabilité de 9, 6 sur 10. De toute manière, « ajouta-t-il en haussant les épaules avec lassitude, « reconsolez-vous – il y a des chances pour que je sois le premier vice président. »
Un fantôme de sourire éclaira brièvement le visage de George Wong. « Nous qui allons mourir vous saluons, » dit-il en levant son verre dans un toast amer à l’adresse de l’écran muet du poste de vidéo.
Thompson, l’homme qui allait être Premier Vice-Président, se joignit silencieusement à lui.
« Du moins, » dit Wong avec un soupir en posant son verre vide sur le poste, « n’ai-je pas de famille. Regardez le pauvre Kau. Et Miccio. Avec femme et enfants, comme ils ont dû souffrir quand ils ont appris qu’ils avaient été désignés par les conventions… Eh bien, je pense qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’aller me coucher et attendre qu’on vienne me chercher demain matin. Bonne nuit, Michael. »
— « Bonne nuit, George, » dit Michael Thompson. Il se dirigea vers sa chambre. « Je suis vraiment désolé, » répéta-t-il.
Wong avait déjà pris son petit déjeuner et il était vêtu d’un costume de tweed passe-partout pour l’inauguration quand la sonnette tinta, lui annonçant qu’ils étaient à la porte. Il s’y rendit lentement et l’ouvrit.
« Bonjour, Monsieur le Président ! » dit allègrement l’homme qui était derrière, en arborant son célèbre sourire. George Wong reconnut aussitôt Al Grimm, l’homme qui avait été le secrétaire particulier de soixante trois présidents. Il appartenait à l’immense armée de fonctionnaires qui maintenaient en bon état de marche les rouages du gouvernement jusqu’à ce que les présidents soient à même de prendre les décisions qui créeraient la politique.
— « Bonjour, Al, » répondit George Wong. « Je vais être obligé de m’en remettre entièrement à vous, j’en ai peur, pendant les premiers jours. Allons-nous maintenant au Palais de l’Exécutif pour l’inauguration ? »
— « Oui, monsieur. Ensuite, après votre inauguration, au bureau. Des messages de condoléances n’ont cessé d’arriver cette nuit, mais je ne pense pas que vous teniez à perdre votre temps avec ça. Toutefois, je crains que nous ne devions examiner quelques-uns des problèmes qui se sont présentés dans la quinzaine écoulée depuis le départ du président Reynolds. »
— « Comment va-t-il ? » demanda Wong. « Je le connaissais, vous savez. Il enseignait à l’Université de Vénus en même temps que moi. C’était un homme de valeur. »
— « Il ne va pas mieux, malheureusement, » dit Al en secouant la tête. « Nous faisons notre possible pour lui, mais il ne veut même pas parler à sa femme. Vous savez comme c’est difficile. »
— « Oui, bien sûr, » dit Wong.
Ils restèrent silencieux dans l’ascenseur qui les amenait en bas et se dirigèrent vers l’hélicoptère présidentiel garé dans la rue devant l’immeuble. Quelques gardes du corps arpentaient le voisinage, mais il n’y avait pas d’attroupement. Ils entrèrent dans le somptueux hélicoptère, qui s’éleva en douceur sous ses pales tourbillonnantes et les emporta au-dessus de la ville pour atterrir finalement sur la pelouse du Palais de l’Exécutif.
Le président de la Cour Suprême Herz, en sobre complet bleu, les accueillit et, après l’échange de poignées de main, fit prêter le serment.
« George Wong, jurez-vous de prendre toutes les décisions qu’il vous sera demandé de prendre en tant que président de l’Union solaire pour le bénéfice des peuples de l’Union et en accord avec ce que vous estimez être loyal et juste, étant parfaitement conscient du fait que le bien-être des soixante-quinze milliards de citoyens de l’Union dépend de vous ? »
— « Je le jure, » dit Georges Wong d’une voix que sa gorge terriblement sèche laissait à peine passer.
Ils se serrèrent de nouveau tous la main. Puis Al Grimm entraîna le président sur la pelouse en direction du Palais et le conduisit au bureau qui avait servi à plus de mille présidents. Wong y entra avec nervosité. C’était une vaste pièce simple, au décor sévère. Avec hésitation, il se glissa dans le fauteuil derrière l’énorme bureau d’acier et se mit à ouvrir les tiroirs. Il les trouva bourrés de cassettes, d’un magnétophone et de toutes les autres fournitures nécessaires. Le bureau et le reste de ce qu’il y avait dans la pièce étaient tout neufs. Il ne restait pas la moindre trace nulle part de ses prédécesseurs et il en fut soulagé. Œuvre du Service psychologique, pensa-t-il.
« Pendant que nous emménageons vos affaires dans l’appartement, Monsieur le Président, » dit Al depuis le seuil, « je me demande si nous ne pourrions pas commencer à discuter le problème des Gnii… leurs ambassadeurs ont signifié un ultimatum, et ils exigent une réponse aujourd’hui ».
Si vite, songea le président Wong. Ne pouvait-il avoir quelques heures seulement pour s’habituer à son bureau, se promener dans l’immeuble, explorer le jardin verdoyant qu’il voyait à travers les barreaux de sa fenêtre s’étendre derrière le palais ?
Pendant une seconde, il fut sur le point de regimber, mais alors même qu’il pensait à dire non, il comprit qu’il ne le ferait pas. Les agents du service psychologique avaient évalué son quotient de responsabilité à 9, 6 et ils ne commettaient pas d’erreur.
« Bien entendu, » répondit-il avec un enthousiasme feint. « Avec qui suggérez-vous que je discute cette question ? À propos, qui sont les Gnii ? »
— « J’ai le ministre de la Défense, le ministre du Commerce et le ministre des Affaires étrangères qui attendent dans l’antichambre. Avec votre permission, je vais les faire entrer et ils vous expliqueront le problème. Mais d’abord, si vous voulez bien signer ce décret… il a déjà été approuvé par le président Reynolds et par tous les ministres concernés. »
Le président Wong prit le papier. C’était l’ordre d’envoyer une formation spatiale, cinq mille vaisseaux de guerre et cinq cent mille hommes, dans le système d’Altaïr A, qui devait se mettre à la disposition de la flotte grasvienne pour une attaque contre le système d’Altaïr D.
Le président fronça les sourcils. « Qu’est-ce qui justifie ça ? »
— « Comme vous le savez, » expliqua patiemment Al, « il y a dans la Galaxie un accord tacite pour que soit constituée une force de police intersystématique ayant mission de s’opposer au conquérant au cas où un système conquiert un trop grand nombre d’autres systèmes. Comme dans la pratique il y a une infinité de systèmes dans la galaxie et comme chaque conquérant en côtoie de plus en plus au fur et à mesure que s’accroît son expansion tridimensionnelle, au contraire des conquêtes unidimensionnelles qui se produisaient à la surface des planètes, la conquête de la Galaxie est une évidente impossibilité. Toutefois, les habitants d’Altaïr D semblent s’être embarqués dans une politique d’expansion audacieuse qui risque de nous atteindre à la longue. »
— « Je vois, » dit le président Wong. « À quelle distance se trouvent-ils ? »
— « Il faudra seize ans à la formation pour arriver au rendez-vous. Elle restera dix ans, puis reviendra. Étant donné la distance, nous ne sommes pas tenus d’envoyer plus que ce contingent symbolique. »
Le président Wong regarda le décret. Il avait déjà été signé par le président Reynolds, par les ministres de la Défense et des Affaires étrangères. Somme toute, même si quarante-deux ans représentent un long intervalle de temps à retirer d’une vie, cinq cent mille hommes seulement étaient concernés, et tout citoyen a le devoir de donner sa vie pour sa planète si c’est nécessaire.
D’un mouvement impatient, il appliqua son pouce sur l’espace de plastique malléable réservé à la signature et le maintint en place une seconde, le temps que son empreinte durcisse. Puis il jeta le décret dans une corbeille étiquetée courrier à expédier.
Ayant accompli sa première tâche officielle, il aurait dû se sentir réjoui ; au contraire, il avait l’esprit tourmenté par une obsédante sensation de culpabilité.
Qui étaient les habitants d’Altaïr D, au fond ? Quelle certitude avait-il que l’intervention policière était juste ? Ne devrait-il pas sortir tout le dossier et l’étudier ?
Mais cela demanderait des jours… et il y avait l’affaire des Gnii, quels qu’ils fussent.
Les trois ministres entrèrent. Le président Wong se leva et leur serra la main. Ils ne perdirent pas de temps en autres préliminaires et attaquèrent tout de suite la question.
— « Les Gnii, » déclara le ministre du Commerce, un gros homme au visage rubicond, « exigent que nous retirions de leur système notre planétoïde commercial, ils allèguent que ce planétoïde leur fait courir un risque au point de vue sécurité, étant donné qu’il pourrait être utilisé pour le bombardement à distance de n’importe laquelle de leurs planètes. Ils menacent de l’attaquer si nous ne l’enlevons pas de bon gré, et leurs ambassadeurs sont ici en personne pour recueillir notre réponse à leur ultimatum. »
Ce fait n’avait rien d’inhabituel, le président Wong le savait. Comme les fusées spatiales et tous les autres moyens de communication connus se déplaçaient à la vitesse de la lumière, il était maintenant courant d’envoyer des ambassadeurs pour les missions importantes plutôt que des messages.
— « Que pensez-vous que nous devrions faire ? » demanda le président Wong au ministre du Commerce.
« J’estime que nous devrions leur dire d’aller au diable, » répliqua le ministre du Commerce, dont le visage lourd devint plus rouge encore. « Après tout, nous avons un million de planétoïdes commerciaux dispersés dans la Galaxie… si nous battons en retraite là, nous créons un précédent dangereux. »
— « Je vois, » dit Wong en fronçant les sourcils. « Je ne crois pas qu’il y ait de planétoïdes commerciaux étrangers dans notre propre système. »
— « Bien sûr que non. Monsieur le Président, » dit le ministre des Affaires étrangères, gentleman grand, maigre et distingué, aux yeux bleus et à la chevelure gris fer. « Nous ne les admettons pas, pour à peu près la même raison qui incite les Gnii à vouloir qu’on les enlève de leur système. Les planétoïdes de commerce ne sont généralement tolérés que dans les systèmes sous-développés. Apparemment, les Gnii souhaitent ne plus être considérés comme arriérés. En ce qui me concerne, je pense que nous commettrions une erreur en n’accédant pas à leur requête. »
— « Oh, c’est très bien, très élégant, très sportif et tout le bataclan ! » s’exclama le ministre du Commerce avec irritation. « Mais j’ai à me préoccuper de nourrir notre système surpeuplé, qui mourrait de faim s’il n’y avait pas de commerce intersystématique – dont une partie importante passe par les planétoïdes. »
— « Pouvons-nous protéger le planétoïde menacé ? » demanda le président Wong au ministre de la Défense, petit homme noir svelte, à la chevelure roux flamboyant.
Le ministre de la Défense médita sa réponse avec soin.
— « Pas s’ils sont prêts à payer un prix exorbitant pour le détruire, » répondit-il finalement. « Somme toute, il se trouve à trente-trois années d’ici. Si nous pouvons envoyer immédiatement une flotte qui arriverait là-bas en même temps que les ambassadeurs et avant qu’ils puissent mettre au point une attaque. En revanche, il nous serait difficile d’envoyer des renforts et du matériel de remplacement une fois la bataille engagée. Mais d’après les meilleures sources d’information dont je dispose, j’estime qu’une petite armée de vingt à vingt-cinq mille hommes suffirait à décourager les Gnii d’entreprendre quoi que ce soit de téméraire. Ils ne sont pas très développés. »
— « Trente-trois ans, » dit le président Wong en fronçant les sourcils. « Cela implique un équipage mixte avec aménagements pour enfants. Je me suis laissé dire que ce type de mission tourne souvent mal. »
Le ministre de la Défense hocha la tête. « Exactement, » acquiesça-t-il brièvement. « Du reste, j’ai analysé ce problème en détail dans mon rapport. »
Le président Wong soupira. « Si vous voulez bien, messieurs, me confier vos rapports, je prendrai ma décision d’ici à demain matin »
Chacun des ministres lui donna plusieurs cassettes d’enregistrement. Celles du ministre du Commerce étaient de beaucoup les plus lourdes. Le président Wong les glissa dans les casiers du tiroir supérieur gauche de son bureau.
« Priez les Gnii d’entrer, » dit-il à Al.
Al pressa un bouton sur le bras de son fauteuil, et la porte s’ouvrit tout grand. Quatre grosses créatures pareilles à des araignées pénétrèrent dans la pièce, suivies par un petit homme chauve. Leur corps rond était encaqué dans un globe de plastique où tourbillonnait un gaz blanchâtre translucide. Ils s’approchèrent du bureau du président et le chef tendit une patte velue.
Faisant effort sur lui-même, le président Wong se contraignit à prendre la patte dans sa main et la secoua. Il remarqua que la créature retira sa patte aussi vite qu’il lui était décemment possible de le faire et sourit légèrement en concluant que leur aversion était mutuelle.
Le Gnii recula d’un pas et commença à agiter ses deux pattes de devant.
« Il demande votre réponse à son ultimatum, » interpréta le petit homme chauve.
— « Dites-lui que je lui communiquerai une réponse définitive demain, » dit le président Wong. « Présentez-lui mes excuses de n’être pas en mesure de lui répondre aujourd’hui et soulignez que comme il lui faudra trente-trois ans pour rentrer chez lui, un jour ne fera pas une grande différence. »
L’interprète chauve agita les mains. Les quatre Gnii tinrent une mini-conférence, en se brandissant mutuellement leurs pattes d’araignée sous le nez. Puis le chef se retourna vers l’interprète et « parla ».
« Ils disent qu’ils acceptent, » déclara l’interprète. « Mais ils tiennent à préciser que ce n’est pas parce qu’ils redoutent la puissance du Système solaire. »
Le chef Gnii hésita une seconde, puis étendit de nouveau sa patte. Le président Wong la serra une fois. Le Gnii laissa tomber sa main, se détourna et quitta la pièce, les trois autres sortant après lui à la queue leu leu.
« Si vous n’avez plus besoin de moi, » dit le ministre du Commerce en jetant un coup d’œil à sa montre, « je retournerai au Ministère. J’ai rendez-vous avec un groupe des chefs de service. »
Le président Wong hocha la tête avec lassitude.
— « J’ai les cassettes. J’étudierai toutes vos positions ce soir. »
Le ministre du Commerce et le ministre des Affaires étrangères se levèrent et quittèrent la pièce. Le ministre de la Défense resta assis.
« Si vous le voulez bien. » dit Al, « le ministre de la Défense serait heureux que vous décerniez une citation présidentielle aux survivants de la Troisième Compagnie, ils ont participé à une intervention policière dans le système de Veganea et sont démoralisés. La récompense est traditionnelle, vous le savez, comme d’ailleurs le dis cours. Voici le texte… vous n’avez simplement qu’à le lire. »
— « Très bien, » dit le président Wong en prenant le papier de la main d’Al et le parcourant du regard. II n’y avait qu’un paragraphe.
La porte s’ouvrit et quatre vieillards entrèrent, suivis par une garde d’honneur de huit soldats costauds. Ils s’approchèrent du bureau et se mirent au garde-à-vous. Le président Wong leva les yeux de son discours et fut saisi d’une brusque nausée. Pendant une seconde, il eut peur de vomir pour de bon. Aucun de leurs vieux visages ridés n’était intact. Le plus gravement blessé avait moins d’une moitié de figure, et elle était maculée de taches violettes, tissus cicatriciels de brûlures dues aux radiations. Il était aveugle, et les autres le guidèrent pour qu’il prenne place devant le bureau.
« Pour le rôle héroïque que vous avez joué dans l’intervention contre Veganea » – Wong trébucha sur le nom, puis poursuivit précipitamment : « Moi, président de ¡’Union solaire, par la présente… »
— « Quel baratin ! » proféra l’aveugle entre des gencives édentées avec une voix qui n’était qu’un chuchotement rauque. « Dites donc, vous savez où c’est, Veganea ? Est-ce qu’il existe quelqu’un sur Terre qui sait où se trouve Veganea ou qui s’en préoccupe ? Combien d’hommes, Monsieur le Président, combien d’hommes jeunes et bien portants sont partis pour cette expédition punitive ? Le savez-vous ? » – sa voix rauque monta -« Quatre sont revenus… mais y a-t-il parmi vous, messieurs, quelqu’un qui soit capable de dire combien sont partis ? »
— « Cela suffit ! » déclara le ministre de la Défense. À son signal, deux des gardes d’honneur empoignèrent avec douceur l’ancien combattant par le bras et le firent sortir de la salle en même temps que les autres.
« J’ordonne qu’il ne soit pas puni, » dit sèchement Wong.
— « Il ne le sera pas, » protesta le ministre de la Défense. « Me prenez-vous pour un barbare ? J’avais espéré, toutefois, que votre intérêt changerait leur attitude. Comme vous pouvez-vous en douter, cela fiche par terre le moral des recrues. »
— « À propos, » questionna le président, « où se trouve Veganea et combien d’hommes y avons-nous effectivement envoyés ? »
— « C’est à vingt-quatre années-lumière environ, près de Vega. L’opération a commencé avant mon temps et je ne sais pas combien d’hommes étaient engagés – probablement pas plus de quelques millions. L’opération de police a été couronnée de succès, mais nos vaisseaux spatiaux se trouvaient dans la première vague et ont été anéantis. »
Le président s’assit d’un air las. Sa main se dirigea machinalement vers l’ordre d’intervention policière qu’il avait signé le matin, puis s’en écarta d’un geste incertain.
« Qu’y a-t-il ensuite ? » demanda-t-il à Al. Il glissa quelques pilules énergétiques dans sa bouche pendant qu’Al consultait son agenda.
— « Il y a la question de la bombe à conversion, » dit Al. Le ministre de la Recherche scientifique et le ministre de la Défense aimeraient que vous preniez une décision à ce sujet. »
— « La bombe à conversion ? » dit le président Wong, interloqué. « Je n’en ai jamais entendu parler. »
— « C’est un projet ultra-secret, » expliqua le ministre de la Défense. « Au lieu de produire de l’énergie en dissociant des atomes comme les armes à fission courantes, elle transforme entièrement la matière en énergie. Étant donné l’équation matière-énergie, l’énergie produite par une petite quantité de matière est fantastique. »
Al s’était levé et dirigé vers la porte. Il revenait avec un vieil homme aux cheveux gris, aux épaules voûtées. Le président reconnut le célèbre ministre de la Recherche.
Le ministre développa aussitôt sa thèse sans préliminaires.
« Monsieur le Président, mes services ont enfin découvert un moyen de convertir directement la matière en énergie, mais j’estime que toute utilisation de ce procédé serait désastreuse. D’abord, il n’existe aucune garantie empêchant une machine mue par la conversion de la matière et utilisée pour des buts pacifiques d’être transformée en arme mortelle par la plus simple des modifications. Et en tant qu’arme, la bombe à conversion, au contraire des bombes atomiques, pourrait non seulement détruire des planètes, mais aussi des étoiles avec leur système. Nous savons tous que la loi de la Galaxie est d’empêcher sa domination par n’importe quel système – et étant donné les distances et les populations concernées, cette domination est manifestement impossible. Mais si nous commencions à fabriquer des bombes à conversion et que la nouvelle se répande, la Galaxie entière se soulèverait contre nous, jusqu’à la Lisière. »
— « Mais. Monsieur le Président, » déclara le ministre de la Défense d’une voix calme, « nous ne sommes pas un peuple unique. Si nous ne fabriquons pas la bombe à conversion, vous pouvez être sûr que quelqu’un d’autre le fera. Peut-être même nos amis les Gnii. Aucun système ne s’est jamais sauvé en refusant de fabriquer les meilleures armes dont il pouvait disposer. Quant à un soulèvement de la Galaxie contre nous – si nous avons la bombe à conversion, qu’elle y vienne ! Nous serons capables de nous défendre contre n’importe quelle planète ou contre toutes à la fois et de faire exploser leurs soleils en novae. »
— « Jusqu’à ce qu’elles aient elles aussi la bombe, » lança le ministre de la Recherche scientifique. « Comme vous le dites, nous ne sommes pas un peuple unique. »
— « Messieurs, » dit le président en se levant soudain, « je me sens las et la tête me tourne. L’idée d’une bombe capable de détruire des systèmes entiers est nouvelle pour moi. Si vous voulez bien me laisser vos cassettes, je vais étudier vos arguments ce soir et nous pourrons reprendre cette discussion demain. »
Les deux ministres se levèrent aussitôt, serrèrent la main du président et s’en allèrent. Ils ne se parlèrent pas en franchissant la porte.
« Monsieur le Président, » dit Al, « il est sept heures. Voulez-vous dîner avec moi, monsieur ? »
Le président Wong se laissa retomber lourdement contre le dossier de son siège et regarda Al d’un air morne, n’enregistrant que machinalement son sourire amical. « Que feriez-vous au sujet des Gnii, Al, si vous étiez à ma place ? » questionna-t-il.
— « Je regrette, monsieur, » dit Al, « mais je ne sais vraiment pas. Venez donc plutôt manger quelque chose. Vous avez eu une journée chargée et vous en avez une encore plus dure à affronter demain. Nous avons laissé de côté un certain nombre de problèmes difficiles dont nous ne voulions pas vous accabler pour votre première journée en fonction. »
L’ombre d’un sourire se forma lentement sur le visage du président, puis s’effaça vite.
— « C’est parfait, Al. Allez manger. Je pense rester simplement ici pour examiner ces enregistrements. »
Comme Al sortait, le président Wong vit le décret pour l’intervention policière sur son bureau. Il le prit avec l’intention de rappeler Al pour qu’il l’emporte, mais son regard accrocha les mots cinq cent mille hommes… seize ans et une image des vétérans aux terribles blessures surgit devant sa rétine. Aucun doute, il lui faudrait étudier les dossiers pour découvrir si l’expédition était nécessaire…
Il ouvrit le tiroir de gauche de son bureau et contempla les cassettes traitant des Gnii, mais il n’en prit aucune. Il ne s’en sentit pas la force.
D’ailleurs la bombe à conversion était beaucoup plus importante.
Il ferma le premier tiroir et ouvrit celui qui contenait les rapports enregistrés sur la bombe à conversion.
Mais il fallait répondre demain aux Gnii – la bombe pouvait attendre. Il referma d’un coup sec le tiroir.
« Gnii, » murmura-t-il entre ses dents, et il ouvrit l’autre tiroir.
Puis il remarqua qu’il avait remis le décret d’intervention dans la corbeille Courrier à expédier. Il referma de nouveau d’un coup sec le tiroir aux rapports sur les Gnii et ouvrit le tiroir du dessous, poussant le décret dedans afin que le papier ne soit pas emporté par mégarde avant qu’il ait eu la possibilité de l’étudier.
« Cinq cent mille hommes là-dedans, » dit-il en refermant le tiroir. « À destination de… »
Où étaient-ils censés aller ? II était incapable de s’en souvenir. Il rouvrit le tiroir et regarda le décret. Altaïr D. Le nom ne lui disait rien.
Maintenant, voyons… Ah, oui, le rapport sur la bombe à conversion.
Il ouvrit le tiroir pour en sortir les rapports en cassette et se rappela que l’ultimatum des Gnii devait recevoir réponse le lendemain.
« Guenii, Guenou, Guepou, » psalmodia-t-il en ouvrant un tiroir. Ce n’était pas le bon et les cassettes ne s’y trouvaient pas. Quelles cassettes ?
La porte s’ouvrit et le président Wong, levant les yeux, vit s’y encadrer la figure souriante d’AI.
« Je passais, monsieur, » dit Al, « et je me suis demandé si je ne réussirais pas à vous convaincre de dîner… »
— « Fichez le camp ! » hurla le président.
La porte se referma doucement.
Voyons, où en était-il ?… ah, oui, la bombe à conversion. Conversion, conversation, bombe, bombe, boum. BOUM. Mais ce n’était pas cela non plus… il s’agissait des Gnii, il fallait leur répondre demain… Gnii, Guenii, Guenou, Guepou, voyons, dans quel tiroir avait-il mis les guêpes ? Et pourquoi ordonner une intervention contre des Guêpes ? II n’y avait qu’à les convertir jusqu’à la dernière en araignées…
Al suivait lentement le couloir, son sourire disparu, les traits tirés. Il entra dans son petit bureau personnel et alluma l’appareil de vidéo-communication.
« Premier vice-président Michael Thompson, » dit-il à l’opératrice.
Un instant après, Thompson apparut sur l’écran.
— « Monsieur le Premier Vice-Président, » dit Al d’une voix lasse, « permettez-moi de vous suggérer de rester dans la Capitale pendant les quelques semaines à venir. »
Bien qu’il sût que c’était impoli, Al éteignit le poste sans attendre de réponse – mais pas avant d’avoir surpris l’expression effrayée sur le visage blême de Thompson.