C’était le jour du contrôle total…

Garomma, le Serviteur de Tous, l’Homme de Peine du Monde, le Factotum de la Civilisation, porta ses doigts délicatement parfumés à son visage, ferma les yeux et s’abandonna au sentiment de plénitude que lui procurait l’ultime pouvoir, le pouvoir absolu, un pouvoir tel qu’aucun être humain n’en avait rêvé jusqu’à ce jour.

Le contrôle total. Total…

Sauf sur un homme. Un seul homme, un ambitieux, un dissident. Un homme extrêmement utile. Fallait-il l’étrangler à son bureau dans l’après-midi ? Telle était la question. Ou fallait-il le laisser exercer, étroitement surveillé, quelques jours, quelques semaines de plus ? Sa trahison, ses complots arrivaient sans conteste à leur terme. Bon, Garomma déciderait plus tard. À loisir.

Celui-là excepté, dans tous les domaines, sur tous les autres, le contrôle s’exerçait. Contrôle non seulement de l’esprit des hommes, mais aussi de leurs glandes. Et de celles de leurs enfants.

Et, si les estimations de Moddo étaient correctes, des enfants de leurs enfants.

« En vérité, » se murmura Garomma, se souvenant tout à coup d’un fragment du texte oral que son père, paysan, lui avait enseigné des années auparavant, « en vérité, jusqu’à la septième génération ».

De quel livre ancien, brûlé depuis longtemps dans quelque autodafé, pouvait venir ce texte, se demanda-t-il ? Son père n’avait jamais été capable de le lui dire, ni aucun des amis et voisins de son père ; ils avaient tous été exterminés après le Soulèvement paysan du Sixième District, trente ans plus tôt.

Un soulèvement d’un genre qui n’avait plus aucune chance de se produire. Pas avec le contrôle total.

Quelqu’un lui toucha doucement le genou, et ses pensées vagabondes s’interrompirent. C’était Moddo. Le Serviteur de l’Éducation, assis au-dessous de lui dans les profondeurs du véhicule, indiquait d’un geste obséquieux la coupole transparente, à l’épreuve des balles, qui entourait son chef jusqu’à la taille.

« Les gens, » fit-il remarquer, avec son léger bégaiement si particulier. « Là. Dehors. »

Oui. Ils s’engouffraient par le portail de la Masure du Service, ils se répandaient dans la ville. Des deux côtés de la rue, et jusqu’aux horizons les plus lointains, une masse de gens s’égosillait. Une masse noire, dense et exubérante, comme des fourmis sur un morceau de ver de terre grisâtre. Garomma, le Serviteur de Tous, ne pouvait pas se montrer trop pris par ses pensées : il était là pour être examiné par ceux qu’il servait si puissamment.

Il se croisa les bras sur la poitrine et, depuis le petit dôme qui, tel une tour, se dressait sur l’engin noir et trapu, s’inclina à droite et à gauche. Incline-toi à droite, incline-toi à gauche, et fais-le humblement. À droite, à gauche – et humblement, humblement. N’oublie pas, tu es le Serviteur de Tous.

Tandis que les hurlements allaient croissant, il vit du coin de l’œil Moddo qui l’approuvait de la tête. Ce bon vieux Moddo. C’était son jour de gloire à lui aussi. La réalisation du contrôle total était essentiellement la réussite du Serviteur de l’Éducation. Pourtant, Moddo restait dans l’ombre épaisse de l’anonymat, assis derrière le conducteur, en compagnie des gardes du corps personnels de Garomma ; assis, et ne goûtant son triomphe que par les sens de son maître, comme il le faisait depuis plus de vingt-cinq ans.

Heureusement pour Moddo, ce goût était assez riche pour sa langue. Malheureusement, il y en avait d’autres – un autre, tout au moins – qui en voulait plus…

Garomma s’inclinait à droite et à gauche, et, en même temps, regardait avec curiosité par-delà les motards de la police en uniformes noirs qui entouraient sa voiture d’une trame mouvante. Il regardait les gens de La Capitale, ses gens, sa propriété comme l’étaient tout et tous sur la Terre. Agglutinés sur les trottoirs, ils tendaient follement les bras vers lui dès que sa voiture arrivait à leur hauteur.

« Sers-nous, Garomma ! » psalmodiaient-ils. « Sers-nous ! Sers-nous ! »

Il observait leurs visages convulsés, l’écume qui suintait aux commissures des lèvres de beaucoup, leurs yeux mi-clos, leur expression d’extase, le balancement des hommes, les contorsions des femmes et, par moments, inaperçu, l’effondrement de celui que terrassait un paroxysme de bonheur. Et il s’inclinait. Les bras croisés sur la poitrine, il s’inclinait. À droite et à gauche. Humblement.

La semaine précédente, tout en lui demandant son avis sur certains problèmes de cérémonial et de protocole relatifs à la parade d’aujourd’hui, le Serviteur de l’Éducation s’était livré à des commentaires satisfaits sur l’intensité exceptionnelle de l’hystérie collective prévue pour l’apparition de Garomma, et ce dernier avait exprimé une curiosité qu’il ressentait depuis longtemps.

« Que se passe-t-il en eux quand ils me voient, Moddo ? Je sais qu’ils me vénèrent, qu’ils sont fous de joie, et tout cela. Mais quel nom exact donnez-vous à cette émotion, vous autres, quand vous en parlez dans vos laboratoires ou dans un endroit comme le Centre de l’Éducation ? »

Moddo se passa la main sur le front, en un geste que les années avaient depuis longtemps rendu familier à Garomma.

— « Ils ont une sensation de décharge, » dit-il lentement, regardant du haut de sa taille par-dessus l’épaule de Garomma, comme s’il extrayait la réponse de la mappemonde à repérage électronique qui couvrait le mur du fond. « Toutes les tensions que ces gens accumulent pendant leur train-train quotidien fait de petites interdictions tatillonnes et de contraintes constantes, toutes les frustrations nées des ne fais pas ceci, et ceci non plus, fais cela ont été agencées par le Service de l’Éducation pour qu’elles se déchargent de façon explosive au moment où ils voient votre image ou entendent votre voix. »

— « Une décharge… Hum ! Je n’avais jamais envisagé les choses tout à fait sous cet angle. »

Moddo leva la main avec raideur et sérieux. « Après tout, c’est vous l’homme dont la vie est supposée se dérouler dans une obéissance si abjecte qu’elle dépasse tout ce qu’ils ont jamais connu. L’homme qui tient les… les fils emmêlés de la coordination du monde entre ses doigts patients et infatigables ; le dernier et le plus pressuré des employés ; le… bouc émissaire des masses ! »

Garomma avait eu un sourire narquois devant l’éloquence académique de Moddo. Mais maintenant, comme les paupières baissées, il observait d’un air soumis son peuple vociférant, il convint que le Serviteur de l’Éducation avait eu parfaitement raison.

Sur le Grand Sceau de l’État Mondial, n’était-il pas écrit : « Tous les hommes doivent servir quelqu’un, mais seul Garomma est le Serviteur de Tous. »

Sans lui, ils le savaient, et ils le savaient de manière irrévocable, les océans briseraient leurs digues et inonderaient les terres, les maladies infectieuses se développeraient dans le corps des hommes et produiraient bientôt des miasmes putrides qui décimeraient des contrées entières, des services vitaux s’effondreraient au point qu’une ville entière périrait de soif en une semaine, les autorités locales opprimeraient les gens et se livreraient des guerres folles et meurtrières. Sans lui, Garomma, qui veillait jour et nuit à la bonne marche des choses, qui gardait sous contrôle les forces titanesques de la nature et de la civilisation. Ils le savaient, parce que tout cela arrivait chaque fois que « Garomma était las de servir ».

Qu’étaient les épisodes désagréables de leur vie comparés à son implacable et fastidieux – mais ô combien essentiel – labeur ? Là, dans cet homme frêle, à l’air sérieux qui s’inclinait humblement à droite et à gauche, à droite et à gauche, à droite et à gauche, n’étaient pas seulement la divinité qui permettait à l’Homme de vivre confortablement sur la Terre, mais aussi, cristallisées, toutes les races inférieures dont l’existence avait depuis toujours permis aux exploités de sentir que les choses pouvaient être pires, que comparativement aux bas-fonds de la société, ils étaient, en dépit de leurs souffrances, comme des seigneurs et des rois.

Rien d’étonnant, alors, s’ils tendaient frénétiquement leurs bras vers lui, le Serviteur de Tous, l’Homme de peine du Monde, le Factotum de la Civilisation, et si, d’un souffle, ils hurlaient leur triomphante exigence, d’un autre, leur terrible prière : « Sers-nous, Garomma ! Sers-nous ! Sers-nous ! »

Les moutons dociles qu’il menait paître vers le nord-ouest du continent du Sixième District quand il était enfant, ces moutons ne sentaient-ils pas eux aussi qu’il était leur serviteur, tandis qu’il les conduisait vers de meilleurs pâturages et de plus frais ruisseaux, tandis qu’il les protégeait de leurs ennemis et retirait les cailloux de leurs pieds, à seule fin que leur chair fumante eût un meilleur goût sur la table de son père ? Mais ces troupeaux-ci, ô combien plus utiles, de moutons à deux pattes et à cerveau, étaient tout aussi parfaitement domestiqués. Et cela parce qu’ils avaient gobé ce principe simple que le gouvernement est au service du peuple, et que la plus haute puissance de ce gouvernement est le dernier et le plus indigne des serviteurs.

Ses moutons. Il leur souriait paternellement, possessivement, tandis que son véhicule spécial parcourait le court trajet empli de visages et de hurlements qui reliait la Masure du Service au Centre de l’Éducation. Ses moutons. Et ces policiers à moto, ces policiers à pied dont les bras, tout au long de la route, faisaient la chaîne pour contenir la poussée de la foule, c’étaient ses chiens bergers. Une autre espèce d’animal domestique.

Il n’était lui-même rien de plus quand, trente-trois ans auparavant, il avait débarqué sur cette île, fraîchement émoulu d’une école rurale de formation du Service de Sécurité, pour occuper son premier emploi gouvernemental d’agent de police à La Capitale. Un chien berger maladroit et surexcité. L’un des chiens bergers les moins importants du Serviteur de Tous du précédent régime.

Mais, trois ans plus tard, la révolte paysanne de son propre district lui avait donné sa chance. Connaissant bien les problèmes en question, ainsi que l’identité des véritables chefs, il avait été en mesure de jouer un rôle important dans l’écrasement de la révolte. Ensuite, sa nouvelle et importante place dans le Service de Sécurité lui avait permis de rencontrer dans les autres services des jeunes gens prometteurs – Moddo, en particulier, le premier être humain, et le plus utile, qu’il eût personnellement domestiqué.

Avec à sa disposition l’excellent esprit administratif de Moddo, il était devenu expert dans l’art délicat de regorgement politique, de sorte que, lorsque son supérieur envisagea de s’emparer du plus haut poste du monde, Garomma était le plus à même de le trahir et de devenir le nouveau Serviteur de la Sécurité. À partir de là, avec Moddo ahanant dans son sillage et mettant au point les détails de la stratégie, quelques années avaient suffi pour qu’il pût célébrer le succès de sa propre tentative dans les débris embrasés de la Masure du Service de la précédente administration.

Mais la leçon qu’il avait infligée aux occupants de cet édifice dévasté, criblé de projectiles, il était décidé pour sa part à ne jamais l’oublier. Il ne pouvait savoir combien de Serviteurs de la Sécurité avant lui s’étaient servi de leur poste pour atteindre le puissant tabouret de bois du Serviteur de Tous : en effet, les livres d’histoire, et tous les autres livres, étaient réécrits d’un bout à l’autre au début de chaque nouveau régime ; et la Tradition Orale, d’ordinaire un bon guide du passé lorsqu’on savait démêler le vrai du faux, était muette à ce sujet. Il était évident, néanmoins, que ce qu’il avait fait, un autre pouvait le faire – car le Serviteur de la Sécurité était l’héritier logique du Serviteur de Tous, et il était désigné par lui-même.

L’ennui était que, face à ce danger, on ne pouvait rien faire sinon rester vigilant. Il se souvenait du jour où son père l’avait appelé loin de ses jeux d’enfant et l’avait emmené vers les collines pour garder les moutons. Comme il avait haï ce travail solitaire et fastidieux ! Le vieil homme s’en était aperçu et, pour une fois, s’était suffisamment adouci pour amorcer une explication.

« Tu vois, mon fils, les moutons sont ce qu’on appelle des animaux domestiques. Les chiens de même. Eh bien, nous pouvons domestiquer les moutons, et nous pouvons domestiquer les chiens pour garder les moutons, mais pour ce qui est d’un berger habile et avisé qui sait quoi faire quand quelque chose de vraiment inhabituel survient, et qui est capable de nous avertir, eh bien, pour cela il faut un homme. »

— « D’accord, père, » avait-il répondu, inconsolé, en donnant un coup de pied dans l’énorme bâton de berger qu’on lui avait donné, « alors, pourquoi est-ce que tu ne – comment tu dis ça ? – domestiques pas un homme ? »

Son père avait ri tout bas, puis il avait fixé d’un regard lourd l’horizon au-dessus de la crête broussailleuse de la colline. « Eh bien, il y a des gens qui essayent de faire cela aussi, et ils y arrivent de mieux en mieux. Le seul ennui, c’est qu’une fois domestiqué l’homme ne vaut plus tripette comme berger. Il n’a plus l’esprit éveillé et alerte une fois qu’il est maté. Il ne s’intéresse pas assez à sa tâche pour être d’une quelconque utilité. »

C’était tout le problème résumé en deux mots, pensa Garomma. Le Serviteur de la Sécurité, de par la nature même de ses tâches, ne pouvait être un animal domestique.

Il avait essayé d’utiliser des chiens bergers à la tête de la Sécurité ; il avait recommencé l’essai maintes et maintes fois. Mais ils étaient toujours inaptes, et il avait fallu les remplacer par des hommes. Et – un an, trois ans, cinq ans à ce poste – les hommes, tôt ou tard, visaient le pouvoir suprême et devaient être, avec regret, détruits.

Comme l’actuel Serviteur de la Sécurité était sur le point de l’être. Un seul ennui : l’homme était si sacrément utile ! Il fallait minuter ce genre de choses parfaitement, afin de garder le plus longtemps possible en service l’individu rare et plein d’imagination qui occupait le poste à la perfection, et néanmoins l’abattre au moment où le danger l’emportait sur l’utilité. Et puisque, avec l’homme adéquat, le danger existait dès le début, il fallait surveiller la balance avec soin, sans repos…

Garomma soupira. Ce problème était sa seule contrariété dans un monde virtuellement fabriqué pour lui donner du plaisir. Mais c’était, il ne pouvait l’éviter, un problème qui le suivait partout, jusque dans ses rêves. La nuit dernière avait été positivement affreuse.

Moddo lui toucha à nouveau le genou pour lui rappeler qu’il était en représentation. Il se secoua et sourit de gratitude. Il ne fallait pas oublier que les rêves ne sont que des rêves.

La foule se trouvait derrière eux maintenant. Devant eux, le grand portail métallique du Centre de l’Éducation tourna lentement sur ses gonds, et la voiture roula à l’intérieur. Tandis que les motards de la police, d’un élégant dérapage de la roue arrière, stoppaient avec panache leurs machines, les gardes armés du Service de l’Éducation, revêtus de blanches tuniques plissées, se mirent au garde-à-vous. Garomma, aidé par un Moddo nerveux, se hissa hors de la voiture, au moment précis où la Fanfare du Centre, renforcée par le Chœur du Centre, se lançait dans le ronflant et vibrant crédo de l’Hymne de l’Humanité :

Garomma travaille nuit et jour,
Les travaux de Garomma sont toujours lourds,
Garomma mène un vie sans joie
Pour l’amour de moi, pour l’amour de toi…

Après cinq couplets, le protocole ayant été respecté, la fanfare entama Le Chant de l’Éducation, et l’Assistant du Serviteur de l’Éducation, un jeune homme posé et bien élevé, descendit les marches du bâtiment. Sa façon d’écarter les bras et son « Sers-nous, Garomma, » bien que de pure forme, étaient parfaitement corrects. Il se mit sur le côté afin que Garomma et Moddo pussent gravir les marches, puis s’élança à leur suite, le dos raide. Le maître de chœur maintint le chant sur une note aiguë, adorative.

Ils passèrent sous la haute voûte où était gravée la devise : « Tous doivent apprendre du Serviteur de Tous, » et suivirent le grand couloir central de l’immense bâtiment. Les haillons délavés portés par Garomma et Moddo flottaient autour d’eux. Le long des murs s’alignaient les employés subalternes qui psalmodiaient : « Sers-nous, Garomma ! Sers-nous ! Sers-nous ! Sers-nous ! »

Ce n’était pas tout à fait la ferveur démentielle de la populace des rues, pensa Garomma, mais c’étaient néanmoins des transports entièrement satisfaisants. Il s’inclina et glissa un regard discret vers Moddo. C’est à peine s’il retint un sourire. Le Serviteur de l’Éducation paraissait aussi nerveux, aussi incertain qu’à son habitude. Pauvre Moddo ! Il n’était tout simplement pas fait pour une si haute position. Il portait son grand corps robuste avec tout l’élan d’un vendangeur fatigué. Il ressemblait à tout sauf au plus important fonctionnaire de l’établissement.

Et c’était là une des choses qui le rendaient indispensable. Moddo était juste assez brillant pour reconnaître sa propre insuffisance. Sans Garomma, il serait encore dans quelque département mineur du Service de l’Éducation, à vérifier des résumés statistiques, à la recherche d’écarts intéressants. Il savait qu’il n’était pas assez fort pour voler de ses propres ailes. Il n’était pas non plus suffisamment entreprenant pour se faire des alliances utiles. Aussi Moddo était-il le seul de tous les Serviteurs du Cabinet à qui l’on pouvait se fier complètement.

En réponse à la pression timide de la main de Moddo sur son épaule, il s’avança dans la grande salle, apprêtée en son honneur de si extravagante façon, et grimpa sur la petite estrade tendue de drap d’or qui se dressait au fond. Il s’assit tout en haut sur le tabouret de bois rugueux ; peu après, Moddo prenait la chaise placée une marche plus bas, et l’Assistant du Serviteur de l’Éducation, celle de la marche suivante. Les dirigeants en chef du Centre de l’Éducation, vêtus de blanches et somptueuses tuniques ondoyantes, entrèrent lentement et s’alignèrent devant eux. Les gardes du corps personnels de Garomma se rangèrent devant l’estrade.

Et les cérémonies commencèrent. Les cérémonies célébrant le contrôle total.

D’abord, le plus vieux fonctionnaire du Service de l’Éducation récita les passages appropriés tirés de la Tradition Orale. Comment, chaque année, sous chaque régime, aussi loin qu’on remontât vers les temps démocratiques de la préhistoire, un échantillonnage psychométrique des classes terminales des écoles élémentaires avait été établi dans le monde entier afin de déterminer exactement à quel point le conditionnement politique des enfants avait réussi.

Comment, chaque année, il s’était révélé une écrasante majorité pour croire que le maître du moment était le pivot du bien-être humain, le moteur de la vie de tous les jours, et une petite minorité – cinq pour cent, sept pour cent, trois pour cent – qui avait résisté victorieusement à l’endoctrinement, et qui, une fois adulte, devait être soigneusement surveillée comme une source potentielle de troubles.

Comment, avec l’ascension au pouvoir de Garomma et de son Serviteur de l’Éducation, Moddo, vingt-cinq ans plus tôt, avait commencé, fondée sur des buts beaucoup plus ambitieux, une nouvelle ère de conditionnement de masse intensif.

Le doyen acheva son récit, s’inclina et retourna dans la foule. L’Assistant du Serviteur de l’Éducation se leva et, d’un demi-tour gracieux, fit face à Garomma. Il décrivit ces nouveaux buts, qui pouvaient se résumer par l’expression « contrôle total », par opposition aux 97 ou 95 % dont se contentait l’administration précédente, et exposa les nouveaux mécanismes de dissuasion générale ainsi que les vérifications psychométriques répétées dans les classes primaires qui devaient permettre d’atteindre ces objectifs. Ces techniques avaient toutes été élaborées par Moddo – « sous l’inspiration infaillible et la direction constante de Garomma, le Serviteur de Tous » – et avaient, en quelques années, produit un échantillonnage d’où il ressortait que le nombre de jeunes esprits indépendants était inférieur à un pour cent. Pour tous les autres, adorer Garomma était aussi naturel que de respirer.

Par la suite, les progrès avaient été plus lents. Grâce au nouveau procédé de conditionnement, on avait intégré les enfants les plus brillants, mais on s’était heurté au soubassement résistant de la déviance fondamentale, les inadaptés psychologiques dont la personnalité non conforme ne pouvait accepter les attitudes dominantes de leur milieu social, quelles que pussent être ces attitudes. Au cours des années, on avait péniblement mis au point des techniques de conditionnement qui permettaient même aux inadaptés de s’ajuster à la société au moins sous un angle : l’adoration de Garomma ; et au cours des années, les échantillonnages avaient indiqué que les réactions négatives à la doctrine régressaient vers zéro : 0, 016 %, 0, 007 %, 0, 0002 %.

Et cette année Eh bien ! l’Assistant du Serviteur de l’Éducation fit une pause et respira profondément. Cinq semaines avant, le Système Terrestre Uniforme d’Éducation avait décerné ses diplômes à une nouvelle fournée d’élèves des écoles élémentaires. Ce jour-là, on avait établi l’échantillonnage planétaire habituel ; le collationnement et les vérifications venaient d’être terminés. Résultat : réaction négative égale à zéro jusqu’à la dernière des décimales ! Le contrôle était total.

La salle éclata en applaudissements spontanés auxquels Garomma lui-même joignit les siens. Puis il se pencha en avant et paternellement, possessivement posa la main sur les cheveux bruns et ébouriffés de Moddo. À ce geste inhabituel de leur chef, les Fonctionnaires, dans la salle, poussèrent des hourras.

Profitant du bruit, Garomma demanda à Moddo : « Qu’est-ce que la population en général comprend à tout ceci ? Que lui racontez-vous exactement ? »

Moddo tourna vers lui son visage nerveux, aux lourdes mâchoires. « Dans l’ensemble, seulement que c’est un jour férié. Tout un tas de choses obscures comme quoi vous êtes parvenu au contrôle total de l’environnement humain, avec comme seul but l’amélioration de l’homme. À peine assez pour savoir que c’est quelque chose qui vous fait plaisir, et qu’ils peuvent se réjouir avec vous. »

— « Au sein de leur propre esclavage. J’aime ça. » Pendant un long moment, Garomma goûta la douce saveur du pouvoir illimité. Puis le goût tourna à l’aigre, et il se souvint. « Moddo, je veux m’occuper de la question du Serviteur de la Sécurité dès cet après-midi. Nous nous y consacrerons dès que nous nous remettrons au travail. »

Le serviteur de l’Éducation hocha la tête. « J’y ai un peu réfléchi. Ce n’est pas si simple, vous savez. Il y a le problème du successeur. »

— « Oui. Il y a toujours ça. Ma foi, peut-être que dans quelques années, si nous arrivons à maintenir cet échantillonnage et à étendre les techniques aux éléments inadaptés de la population adulte, nous pourrons commencer à nous passer tout à fait de la Sécurité. »

— « Peut-être. Mais les attitudes fortement ancrées sont beaucoup plus dures à ajuster. Et vous aurez toujours besoin d’un système de sécurité dans les hauts rangs de la bureaucratie. Mais je ferai… je ferai de mon mieux. »

Garomma hocha la tête et se rassit, satisfait. Moddo ferait toujours de son mieux. Et, à un niveau de pure routine, cela pouvait aller. Il leva négligemment la main. Les acclamations et les applaudissements cessèrent. Un autre directeur de l’Éducation s’avança pour décrire en détail la méthode d’échantillonnage. La cérémonie continuait.

C’était le jour du contrôle total…

Moddo, le Serviteur de l’Éducation, le Professeur en haillons de l’Humanité, frotta son front douloureux de ses gros doigts manucurés et s’abandonna au sentiment de plénitude que lui procurait l’ultime pouvoir, le pouvoir absolu, un pouvoir tel qu’aucun être humain n’en avait rêvé jusqu’à ce jour.

Le contrôle total. Total…

Seul restait le problème du successeur du Serviteur de la Sécurité. Garomma exigerait une décision de sa part dès qu’ils retourneraient à la Masure du Service ; et il n’était en aucune façon près d’en prendre une. Chacun des deux Assistants du Serviteur de la Sécurité occuperait admirablement la fonction, mais là n’était pas la question.

La question était de savoir lequel de ces deux hommes serait le plus à même de maintenir à un degré élevé chez Garomma les craintes que Moddo l’avait conditionné à éprouver depuis trente ans.

C’était là, en ce qui concernait Moddo, toute la fonction du Serviteur de la Sécurité : servir de punching-ball principal au subconscient hanté par la peur du Serviteur de Tous, jusqu’au moment où ses conflits mentaux atteignaient le seuil d’une de ses crises périodiques. Alors, il suffisait d’éliminer l’homme autour duquel ils avaient été entraînés à tourner pour que la pression se trouvât temporairement soulagée.

C’était un peu comme la pêche, se dit Moddo. Vous donnez du mou à la ligne en supprimant le Serviteur de la Sécurité, puis vous ramenez le poisson tranquillement, régulièrement, pendant les quelques années qui suivent, en glissant subrepticement des allusions sur les ambitions manifestes du successeur. Seulement, vous n’avez pas du tout l’intention de sortir le poisson de l’eau. Tout ce que vous voulez, c’est le garder ferré et constamment sous votre contrôle.

Le Serviteur de l’Éducation sourit intérieurement, de quelques millimètres, comme il s’était entraîné à le faire depuis sa plus tendre enfance. Sortir le poisson de l’eau ? Cela équivaudrait pour lui à devenir le Serviteur de Tous. Et quel homme intelligent choisirait un but aussi stupide pour satisfaire son appétit de pouvoir ?

Non, c’était bon pour ses collègues, les hauts fonctionnaires en haillons de la Masure du Service, toujours à intriguer et à comploter, à faire des alliances et des contre-alliances. Le Serviteur de l’industrie, le Serviteur de l’Agriculture, le Serviteur de la Science, et le reste de ces imbéciles de haut rang.

Être le Serviteur de Tous, cela signifiait être la cible des complots, le point de mire de l’attention. Dans cette société, un homme capable devait inévitablement reconnaître que le pouvoir – peu importe sous quels voiles ou déguisements – était le seul but valable dans la vie. Et le Serviteur de Tous, aussi voilé et déguisé qu’il pût être de cent humiliantes façons, était le pouvoir incarné.

Non. Mieux valait de loin être connu comme le sous-fifre nerveux et embarrassé dont les genoux tremblaient sous le poids de responsabilités dépassant ses capacités. N’avait-il pas entendu leurs voix méprisantes derrière son dos ?

« … le jouet administratif de Garomma… »

« … ce bouffon de valet à penser de Garomma… »

« … rien qu’un escabeau, attention, un escabeau omniprésent, mais un escabeau tout de même, sur lequel repose le talon puissant de Garomma… »

« … propre à rien terne et froussard… »

« … quand Garomma éternue, Moddo renifle… »

Mais, de cette position servile et méprisée, être la source réelle de toute politique, le faiseur et le destructeur des hommes, le dictateur de facto de l’espèce humaine…

Il porta encore une fois la main à son front et le massa. Son mal de tête empirait. Et la célébration officielle du contrôle total allait probablement prendre encore une heure. Il devait pouvoir s’esquiver vingt ou trente minute chez Loob le Guérisseur, sans que Garomma en fût trop perturbé. Dans de tels moments de crise, le Serviteur de Tous devait être manié avec un soin particulier. Les frayeurs qui avaient été introduites en lui risquaient de prendre tellement le dessus qu’il pourrait essayer de décider seul, sous le coup de la frénésie. Et il ne fallait pas que cette éventualité, bien qu’extraordinairement ténue, eût la moindre chance de se réaliser. C’était trop dangereux.

Pendant un moment, Moddo écouta le jeune homme en face d’eux discourir sur les écarts types et les moyennes, les courbes en cloche et les coefficients de corrélation, tout le jargon statistique qui dissimulait l’éclat de la révolution psychologique que lui, Moddo, avait élaborée. Oui, ils en avaient bien pour encore une heure.

Trente-cinq ans plus tôt, alors qu’il préparait sa thèse à l’École de Formation pour Diplômés du Service Central de l’Éducation, il avait découvert une magnifique pépite dans les scories accumulées par plusieurs siècles de statistiques sur le conditionnement de masse : le concept d’application individuelle.

Pendant longtemps, il avait trouvé ce concept incroyablement difficile à assimiler : quand toute votre formation a été dirigée vers la manipulation efficace des attitudes humaines en termes de millions, considérer les attitudes et les émotions d’un seul homme est une idée aussi fuyante qu’une anguille fraîchement attrapée qui se débat avec la dernière énergie.

Mais, une fois sa thèse achevée et acceptée – thèse sur des techniques éventuelles pour la réalisation du contrôle total, que l’administration précédente avait dûment classée et oubliée – il était revenu une fois de plus sur le problème du conditionnement individuel.

Et au cours des années suivantes, tout en accomplissant son travail monotone au Bureau des Statistiques appliquées du Service de l’Éducation, il s’était consacré à la tâche de décanter l’individu du groupe, de réduire le plus grand au plus petit.

Une chose devint évidente. Plus le matériau était jeune, plus la tâche était aisée – exactement comme dans le conditionnement de masse. Mais, si vous commenciez avec un enfant, il fallait des années avant qu’il pût agir efficacement dans le monde à votre profit. Et avec un enfant, vous butiez sans arrêt contre le barrage du conditionnement politique qui remplissait les premières années d’école.

Ce qu’il fallait, c’était un jeune homme qui avait déjà une vague place au gouvernement, mais qui, pour une raison ou une autre, possédait une bonne dose de potentiel irréalisé – et non conditionné. De préférence aussi, quelqu’un dont le passé avait produit une personnalité pourvue de peurs et de désirs d’un type propre à servir de manettes de direction.

Moddo se mit à travailler des nuits entières, parcourant les dossiers de son service à la recherche d’un tel homme. Il en avait trouvé deux ou trois qui paraissaient faire l’affaire. Ainsi, se souvint-il, ce garçon brillant du Service des Transports avait semblé terriblement intéressant pendant un temps. Puis il était tombé sur le dossier de Garomma.

Et Garomma avait été parfait. De prime abord. Il avait le type du directeur, il était aimable, il était intelligent… et il était très réceptif.

« Vous pourriez m’apprendre énormément, » avait-il dit timidement à Moddo à leur première rencontre. « C’est un endroit si grand et si compliqué, l’île de La Capitale. Il se passe sans arrêt tant de choses. Rien que d’y penser, j’en ai la tête qui tourne. Mais vous êtes né ici. On voit que vous savez éviter les marais et les fosses à serpents. »

À cause de la négligence du Commissaire au Conditionnement du Sixième District, la région natale de Garomma avait produit un nombre surprenant d’esprits quasi-indépendants à tous les niveaux d’intelligence. La plupart d’entre eux penchèrent vers la révolution, surtout après une décennie de récoltes faméliques et d’impôts exorbitants. Mais Garomma s’était montré ambitieux ; il avait tourné le dos à ses origines paysannes et était entré dans les échelons inférieurs du Service de Sécurité.

Il s’ensuivit que, lorsqu'éclata la Révolte paysanne du Sixième District, son utilité au cours de la répression immédiate lui avait valu un poste beaucoup plus élevé. Bien plus, cela l’avait libéré de la surveillance et du conditionnement supplémentaire pour adultes auxquels un homme aux liens familiaux aussi douteux que les siens aurait dû normalement s’attendre.

Il s’ensuivit également que, une fois que Moddo eut manœuvré pour lier connaissance et créé une amitié, il eut à sa disposition non seulement une étoile montante, mais une personnalité merveilleusement malléable.

Une personnalité sur laquelle il pouvait laborieusement imprimer sa propre image.

D’abord, excellente affaire, il y avait eu, causée par sa désobéissance envers son père, la culpabilité de Garomma, culpabilité qui avait fini par entraîner son départ définitif de la ferme, et, plus tard, l’avait transformé en indicateur vis-à-vis de sa propre famille et de ses voisins. Cette culpabilité, source de peur et donc de haine pour tout ce qui s’associait à son objet premier, était facile à détourner sur la personne de son supérieur, le Serviteur de la Sécurité, en faisant de celui-ci la nouvelle image du père.

Plus tard, quand Garomma fut devenu le Serviteur de Tous, il conservait toujours – grâce aux bons offices infatigables de Moddo – la même culpabilité et la même peur omniprésente du châtiment envers quiconque était le Chef de la Sécurité en titre. Ce qui était nécessaire afin qu’il ne se rendît pas compte que le maître réel était l’homme de grande taille assis à sa droite, l’air constamment nerveux et peu sûr-de lui…

Alors avait commencé l’éducation. Et la rééducation. Dès le début, Moddo avait compris la nécessité d’alimenter la mesquine arrogance paysanne de Garomma et s’était humilié devant elle. Il lui donna l’impression que les idées subversives qu’il était en train d’acquérir venaient de lui-même, allant jusqu’à lui faire croire que c’était lui qui domestiquait Moddo – curieux comme cet homme n’avait jamais échappé à ses origines campagnardes même dans ses métaphores – au lieu du contraire.

Car Moddo faisait maintenant des plans pour un formidable avenir, et il ne voulait pas les voir bouleversés un jour par le ressentiment qui peut s’accumuler contre un maître et un éducateur ; au contraire, il voulait que ses plans fussent renforcés par l’affection éprouvée pour un chien favori dont la dépendance caressante alimente constamment l’égo de son maître, et crée une contre-dépendance encore plus féroce que celui-ci ne le soupçonne.

Le choc que Garomma avait laissé paraître lorsqu’il avait commencé à comprendre que le Serviteur de Tous était en réalité le Dictateur de Tous ! À ce souvenir, Moddo sourit presque ouvertement. Après tout, lorsque ses propres parents lui avaient suggéré cette idée des années auparavant, au cours d’une croisière privée qu’ils effectuaient ensemble grâce à son père, petit fonctionnaire au Service des Pêches et de la Marine, n’en avait-il pas été si bouleversé qu’il avait laissé échapper la barre et vomi par-dessus bord ? Il est dur de perdre sa religion à n’importe quel âge, mais, plus on vieillit, plus c’est dur.

Par ailleurs, Moddo n’avait pas seulement perdu sa religion à l’âge de six ans, mais aussi ses parents. Ils avaient trop parlé imprudemment devant trop de gens, en supposant à tort que le Serviteur de la Sécurité d’alors serait toujours tolérant.

Il se frotta la tempe de ses doigts repliés. Ce mal de tête était l’un des pires qu’il ait eu ces derniers temps ! Il lui fallait passer au moins un quart d’heure – il pouvait sûrement s’éloigner un quart d’heure – avec Loob. Le Guérisseur le remettrait sur pieds pour le reste de la journée, qui selon toutes apparences, allait être fatigante. Et de toute façon, il devait s’éloigner de Garomma assez longtemps pour prendre personnellement, à tête reposée, une décision quant à l’identité du prochain Serviteur de la Sécurité.

Moddo, le Serviteur de l’Éducation, le Professeur en haillons de l’Humanité, profita d’une pause entre deux orateurs pour se tourner vers Garomma et lui dire : « J’ai quelques questions administratives à vérifier ici avant que nous ne repartions. Pouvez-vous m’excuser ? Cela… cela ne devrait pas me prendre plus de vingt ou vingt-cinq minutes. »

Aussitôt, Garomma fronça impérieusement les sourcils. « Cela ne peut-il attendre ? C’est votre jour autant que le mien. Je préférerais vous avoir près de moi. »

— « Je sais, Garomma, et je vous en suis reconnaissant. Mais » – et touchant alors le genou du Serviteur de Tous d’un air implorant – « je vous supplie de me laisser m’en occuper. Ces questions sont très urgentes. L’une d’elles concerne… elle concerne indirectement le Serviteur de la Sécurité et peut vous aider à décider si vous devez vous débarrasser de lui en ce moment précis. »

Le visage de Garomma perdit immédiatement sa froideur : « Dans ce cas, que rien ne vous retienne. Mais revenez avant la fin de la cérémonie. Je veux que nous partions ensemble. »

L’autre hocha la tête et déplia son grand corps. Il se tourna vers son chef. « Sers-nous, Garomma, » dit-il, les bras écartés. « Sers-nous, sers-nous, sers-nous ! » Il sortit de la salle à reculons, sans cesser de faire face au Serviteur de Tous.

Une fois dans le couloir, il passa à grandes enjambées entre les gardes du Centre de l’Éducation qui le saluaient, et entra dans son ascenseur privé. Il appuya sur le bouton du troisième étage. Puis, comme la porte se fermait et que la cabine commençait à s’élever, il se permit un unique et léger sourire en biais.

Le mal qu’il s’était donné rien que pour enfoncer dans la tête épaisse de Garomma cette idée : le principe fondamental du gouvernement scientifique moderne est de rendre celui-ci si effacé qu’il semble inexistant, d’employer l’illusion de liberté comme une sorte de lubrifiant pour faire glisser d’invisibles chaînes, enfin, de diriger au nom de tout, sauf de l’autorité !

Garomma lui-même l’avait énoncé à sa façon laborieuse un jour que, peu après leur grand coup d’État, ils étaient ensemble – tous deux encore mal à l’aise dans les haillons de la grandeur – et observaient la construction de la nouvelle Masure du Service sur l’emplacement calciné où l’ancienne s’était dressée pendant presque un demi-siècle. Au sommet du bâtiment inachevé, une énorme enseigne tournante colorée avertissait la foule que : ICI VOS MOINDRES DÉSIRS ET BESOINS SERONT PRIS EN CONSIDÉRATION, ICI VOUS SEREZ SERVIS PLUS EFFICACEMENT ET PLUS AGRÉABLEMENT QUE JAMAIS AUPARAVANT. Garomma avait fixé l'enseigne dont l’image était transmise en flashes aux récepteurs vidéo du monde entier – dans les foyers comme dans les usines, les bureaux, les écoles et les réunions communales obligatoires – à chaque heure du jour.

« C’est comme mon père disait », avait-il dit enfin à Moddo, avec ce petit rire appuyé dont il se servait spécialement pour marquer une pensée qu’il croyait vraiment originale, « le bon vendeur, s’il parle assez longtemps et avec assez de conviction peut convaincre quelqu’un que les plus grosses épines sont aussi douces que des roses. Tout ce qu’il a à faire, c’est de persister à les appeler des roses ; hein, Moddo ? »

Moddo avait hoché la tête lentement, comme s’il était confondu par la profondeur de l’analyse et qu’il en savourât les complexités pendant quelques instants. Puis, comme toujours, semblant examiner sans plus les diverses possibilités latentes dans les idées de Garomma, il s’était mis à donner au nouveau Serviteur de Tous une autre leçon.

Il avait souligné la nécessité d’éviter toute démonstration publique de pompe et de luxe, chose que les fonctionnaires de l’administration antérieure, morts depuis si peu de temps, avaient eu tendance à oublier au cours des années précédant leur chute. Il avait fait ressortir que les Serviteurs de l’Humanité devaient constamment avoir l’air de n’être rien de plus que cela – les humbles instruments de la volonté des larges masses. Ainsi, quiconque irait à l’encontre des caprices de Garomma serait puni, non pour avoir désobéi à son maître, mais pour avoir agi contre l’écrasante majorité de l’espèce humaine.

Et il avait suggéré une innovation qu’il avait depuis longtemps à l’esprit : créer à l’occasion des désastres dans des régions depuis toujours loyales et soumises. Cela soulignerait le fait que le Serviteur de Tous n’était après tout qu’un homme, que ses tâches étaient écrasantes, et qu’il lui arrivait d’être fatigué.

Cela accentuerait l’impression que le travail de coordination des productions et des services mondiaux avait atteint une complexité qui empêchait presque de le maîtriser. Cela éperonnerait les divers Districts et leur ferait accomplir spontanément des prodiges de loyauté et d’auto-embrigadement frénétiques, afin de s’attirer au maximum l’attention du Serviteur de Tous.

« Naturellement, » avait opiné Garomma. « C’est ce que je disais. Toute la question est qu’ils ne sachent pas que c’est nous qui dirigeons leurs vies, et qu’ils nous aident à le faire. Vous commencez à comprendre. »

Il commençait à comprendre ! Lui, Moddo, qui, sans cesse depuis son adolescence, avait étudié un concept né des siècles auparavant, quand l’humanité avait émergé du chaos primitif du libre-arbitre et de la décision individuelle pour entrer dans l’univers social organisé des temps modernes… lui, il commençait à comprendre !

D’un sourire affecté, il avait feint la reconnaissance. Mais il avait continué d’appliquer à Garomma en personne les techniques qu’il lui apprenait à appliquer aux masses dans leur ensemble. Année après année, apparemment absorbé par l’immensité du projet entrepris pour le compte du Service de l’Éducation, il en avait en fait laissé la planification aux mains de subordonnés, tandis qu’il concentrait son effort sur Garomma.

Et aujourd’hui, alors que le résultat visible était le contrôle total de l’esprit de toute une génération d’êtres humains, il avait savouré pour la première fois un contrôle total sur Garomma. Ces cinq dernières années, il s’était efforcé de cristalliser son ascendant sous une forme plus facile à manier que celle, plus complexe, des mécanismes d’appétence et des phrases clés.

Aujourd’hui, pour la première fois, toutes ces heures épuisantes d’un conditionnement délicat et furtif avaient commencé à porter leurs fruits à la perfection. Le signal de la main, le stimulus tactile, auxquels il avait dressé l’esprit de Garomma à réagir, avaient produit à chaque fois les réponses désirées !

Tandis qu’il suivait le couloir du troisième étage en direction du modeste bureau de Loob, il cherchait une expression adéquate. C’était, décida-t-il, comme de pouvoir faire virer tout un transatlantique d’une seule pression sur la barre. La barre actionnait le servomoteur, celui-ci mettait en branle le poids énorme du gouvernail, et les mouvements du gouvernail finissaient par obliger le grand navire à virer de bord et à changer sa course.

Non, pensa-t-il, laissons à Garomma ses moments de gloire et d’adulation manifeste, ses palais secrets et la multitude de ses concubines. Lui, Moddo, se contenterait de l’unique, occasionnel attouchement… et du contrôle total.

L’antichambre du bureau de Loob était vide. Il resta là un moment avec impatience, puis appela : « Loob ! N’y a-t-il personne ici pour recevoir ? Je suis pressé ! »

Un petit homme grassouillet avec une barbiche pointue sortit à pas précipités de l’autre pièce. « Ma secrétaire… tout le monde a dû descendre quand le Serviteur de Tous est entré – tout est si bouleversé – elle n’est pas encore revenue. Mais j’ai pris soin, » continua-t-il en reprenant son souffle, « d’annuler tous mes rendez-vous avec les autres patients pendant que vous étiez dans le bâtiment. Entrez, je vous en prie. »

Moddo s’étendit sur le divan dans le bureau du Guérisseur. « Je ne peux disposer que d’environ… environ un quart d’heure. J’ai une décision très importante à prendre, et j’ai un mal de tête qui me vrille le cerveau. »

Loob entoura de ses doigts le cou de Moddo et commença à lui masser la nuque avec un tranquille discernement. « Je ferai ce que je pourrai. Maintenant, essayez de vous détendre. Détendez-vous. C’est bien. Détendez-vous. Cela ne vous soulage-t-il pas ? »

« Beaucoup, » soupira Moddo. Il fallait qu’il trouve un moyen pour introduire Loob dans son entourage personnel, pour qu’il soit avec lui chaque fois qu’il devait voyager avec Garomma. L’homme était inestimable. Ce serait merveilleux de l’avoir toujours à sa disposition en personne. Il suffisait de conditionner Garomma à cette idée. Et désormais, cela aussi pouvait se faire par les mêmes procédés de suggestion. « Cela ne vous fait-il rien si je me contente de parler ? » demanda-t-il. « Je n’ai pas très envie… pas très envie de faire de l’association libre. » Loob s’assit dans le lourd fauteuil capitonné derrière son bureau. « Faites ce que vous voulez. Si vous en avez envie, exprimez ce qui vous trouble en ce moment. Tout ce que nous pouvons espérer faire en un quart d’heure, c’est vous aider à vous détendre. »

Moddo commença à parler.

C’était le jour du contrôle total…

Loob, le Guérisseur des Esprits, l’Assistant du Troisième Assistant du Serviteur de l’Education, passa ses doigts dans la petite barbe triangulaire qui était l’insigne de sa profession, et s’abandonna au sentiment de plénitude que lui procurait l’ultime pouvoir, le pouvoir absolu, un pouvoir tel qu’aucun être humain n’en avait rêvé jusqu’à ce jour.

Le contrôle total. Total…

Il aurait été extrêmement satisfaisant de régler directement la question du Serviteur de la Sécurité, mais de tels plaisirs viendraient en leur temps. Ses techniciens du Bureau de Recherches Thérapeutiques avaient presque résolu le problème qu’il leur avait posé. En attendant, il avait toujours la vengeance et la jouissance de la domination sans limites.

Il écoutait Moddo lui parler de ses difficultés avec une prudente imprécision, et il leva sa grosse main dodue pour couvrir son rictus. L’homme croyait réellement qu’après sept années de relations thérapeutiques étroites, il pouvait dissimuler de tels détails à Loob !

Mais bien sûr. Il fallait qu’il le croie. Loob avait passé les deux premières années à restructurer entièrement la psyché de Moddo sur cette croyance, et alors – et alors seulement – avait commencé à effectuer le transfert global. Tandis que les émotions que Moddo ressentait envers ses parents dans son enfance étaient reproduites vis-à-vis du Guérisseur, celui-ci commençait à sonder cet esprit désormais sans soupçons. D’abord, il n’avait pas cru ce que suggéraient les faits. Puis, au fur et à mesure qu’il connaissait mieux son patient, il se convainquit complètement, et l’étendue de son aubaine lui coupa presque le souffle.

Depuis plus de vingt-cinq ans, Garomma, en tant que Serviteur de Tous, dirigeait l’espèce humaine, et depuis plus longtemps encore, Moddo, sorte de secrétaire personnel magnifié, contrôlait Garomma dans tous les domaines importants.

Aussi, ces cinq dernières années, lui, Loob, en tant que psychothérapeute et béquille indispensable d’un égo brisé et incertain, avait guidé Moddo et régné ainsi sur le monde, indiscuté, inattaqué – et parfaitement insoupçonné.

L’homme derrière l’homme derrière le trône. Qu’y avait-il de plus sûr que cela ?

Bien sûr, il serait plus efficace d’assurer directement son emprise thérapeutique sur Garomma. Mais cela l’exposerait beaucoup trop. Être le psychothérapeute personnel du Serviteur de Tous ferait de lui l’objet de l’attention jalouse de toutes les cabales intriguant dans les hautes sphères.

Non, il valait mieux être celui qui avait la garde du gardien, surtout quand le gardien apparaissait comme l’homme le plus insignifiant dans la bureaucratie de la Masure du Service.

Puis, un jour, quand ses techniciens lui auraient apporté la réponse attendue, il pourrait se débarrasser du Serviteur de l’Éducation et contrôler Garomma de première main, grâce à la nouvelle méthode.

II écouta avec amusement Moddo discuter la question du Serviteur de la Sécurité, comme s’il parlait d’un hypothétique individu de son département, sur le point d’être remplacé. Le problème était de savoir lequel de deux subordonnés extrêmement capables devait recevoir le poste.

Loob se demanda si le patient réalisait à quel point ses subterfuges étaient transparents. Non, les patients le faisaient rarement. C’était là un homme dont l’esprit bouleversé avait subi tant de manipulations que la continuité de sa santé dépendait de deux facteurs : le besoin irrépressible de consulter Loob chaque fois que quelque chose de tant soit peu délicat survenait, et la croyance qu’il pouvait le consulter sans révéler les données réelles de la situation.

Quand la voix venue du divan eut terminé son exposé décousu et désordonné, Loob prit la parole. Doucement, tranquillement, d’un ton presque monocorde, il passa en revue ce que Moddo avait dit. En surface, il ne faisait que réénoncer les idées de son patient d’une façon plus cohérente. En fait, il les reformulait de telle sorte que, compte tenu de ses problèmes personnels et de ses attitudes fondamentales, le Serviteur de l’Éducation n’avait pas le choix. Il lui faudrait choisir le plus jeune des deux candidats, celui dont les antécédents comportaient le moins d’opposition à la Guilde des Guérisseurs.

Non que cela fit une grande différence. L’important était qu’il eût la preuve de la totalité du contrôle. Cela était implicite lorsqu’il avait amené Moddo à convaincre Garomma de la nécessité de se débarrasser du Serviteur de la Sécurité, à un moment où le Serviteur de Tous n’était confronté à aucune crise psychologique particulière. À un moment où, en fait, il était au comble de l’euphorie.

Mais il y avait en plus, il fallait l’admettre, le plaisir de détruire enfin l’homme qui, des années auparavant, comme Chef de la Sécurité du Quarante-septième District, s’était rendu responsable de l’exécution du frère unique de Loob. Ce double résultat était aussi délicieux que l’une de ces tartes panachées qui faisaient la réputation de la ville natale du Guérisseur. Il soupira à ce souvenir.

Moddo se redressa sur le divan. Il enfonça ses-gros doigts écartés dans l’étoffe et s’étira. « Vous seriez surpris si vous saviez à quel point cette courte séance m’a aidé. Loob. Le… le mal de tête est parti, la… la confusion est partie. On dirait que le simple fait d’en parler clarifie tout. Je sais exactement ce que je dois faire maintenant. »

— « C’est bien, » fit avec nonchalance Loob le Guérisseur, d’une voix douce et soigneusement détachée.

— « J’essaierai de revenir demain pour toute une heure. Et j’ai pensé à vous faire transférer dans mon équipe personnelle, pour que vous puissiez m’éclaircir… m’éclaircir les idées chaque fois qu’elles s’embrouillent. Mais je n’ai pas encore pris de décision. »

Loob haussa les épaules et accompagna son patient jusqu’à la porte. « C’est à vous de décider. Voyez ce qui sera le mieux pour vous. »

Il regarda le grand homme robuste suivre le couloir en direction de l’ascenseur. « Mais je n’ai pas encore pris de décision. » Eh bien, il n’en prendrait pas tant que Loob n’en prendrait pas. Loob lui avait mis l’idée dans la tête six mois plus tôt, mais en avait retardé la mise en application. Il n’était pas sûr que ce serait une bonne idée de se rapprocher autant du Serviteur de Tous pour le moment. Et il y avait ce merveilleux petit projet du Bureau des Recherches Thérapeutiques, auquel il voulait encore accorder tous les jours un maximum d’attention.

Sa secrétaire entra et alla droit à sa machine à écrire. Loob décida de descendre vérifier le travail du jour. Avec tout ce remue-ménage accompagnant l’arrivée du Serviteur de Tous pour la célébration du contrôle total, le travail habituel des chercheurs s’était sans doute trouvé gravement perturbé. Pourtant, la solution pouvait surgir à tout moment. Et il aimait chercher dans les directions de leurs recherches ce qui pouvait se révéler éventuellement fructueux : par manque d’imagination, ces techniciens n’étaient que des maladroits !

Tout en traversant l’étage principal, il se demanda si Moddo, quelque part dans les profondeurs secrètes de sa psyché, pouvait concevoir combien il en était venu à dépendre du Guérisseur, combien grand était son besoin de lui. L’homme était un tel enchevêtrement d’angoisses et d’incertitudes – perdre ses parents pendant l’enfance comme il l’avait fait, n’avait certes pas arrangé les choses, mais ses nombreux refoulements existaient déjà. Il n’avait jamais soupçonné, même de loin, que la raison qui lui faisait désirer que Garomma fût le chef avoué était qu’il avait peur de prendre personnellement des responsabilités pour quoi que ce fût. Que la fausse personnalité qu’il était fier de présenter au monde était sa vraie personnalité, avec cette différence qu’il avait appris à faire un usage positif de ses peurs et de sa timidité. Mais seule ment jusqu’à un certain point. Sept ans plus tôt, quand il était venu consulter Loob (« une petite psychothérapie rapide pour quelques légers problèmes que j’ai depuis quelque temps »), il était au bord de l’effondrement complet. Loob avait réparé la vaste structure vacillante sur une base provisoire, et lui avait donné des fonctions légèrement différentes. Des fonctions au profit de Loob.

Il ne pouvait s’empêcher de se demander encore si les anciens auraient pu faire quelque chose de fondamental pour Moddo. Les anciens, à en croire la Tradition Orale tout au moins, avaient développé, juste avant le début de l’ère moderne, une psychothérapie qui accomplissait des merveilles de transformation et de réorganisation personnelle de l’individu.

Mais à quelle fin ? Aucun effort sérieux pour utiliser la méthode dans son but évident, dans le seul but de toute méthode… le pouvoir. Loob secoua la tête. Ces anciens étaient si incroyablement naïfs ! Et tant de leurs connaissances utiles s’étaient perdues. Des concepts tels que le sur-moi n’existaient plus qu’en tant que mots dans la Tradition Orale de la Guilde des Guérisseurs ; il n’y avait aucun indice de leur signification première. Convenablement appliqués, ils pourraient être très utiles aujourd’hui.

D’autre part, la plupart des membres de sa propre Guilde moderne des Guérisseurs de l’autre côté de la grande mer, y compris son père et son oncle qui en était maintenant le chef, étaient-ils en rien moins naïfs ? Depuis le jour où il avait réussi les examens finaux de la Guilde et commencé à laisser pousser la barbe triangulaire insigne de la maîtrise, Loob s’était aperçu que les ambitions de ses condisciples étaient ridiculement limitées. Là, dans la ville même où, selon la légende, la Guilde des Guérisseurs de l’Esprit était née, chacun de ses membres ne demandait rien de plus à la vie que de pouvoir créer des transferts grâce à son art laborieusement appris, afin d’acquérir du pouvoir sur la vie de dix ou quinze riches patients.

Loob avait ri de ces objectifs restreints. Il avait perçu le but évident que ses collègues négligeaient depuis des années. Plus puissant était l’individu que vous assujettissiez au transfert et chez qui vous créiez une complète dépendance, plus grand était le pouvoir dont vous, son guérisseur, jouissiez. Le centre mondial du pouvoir était sur l’île de La Capitale, de l’autre côté du grand océan. Et c’est là que Loob décida d’aller.

Cela n’avait pas été facile. Les strictes lois coutumières qui interdisaient le changement de résidence, sauf pour des raisons officielles, lui avaient barré la voie pendant dix ans. Mais, une fois que la femme du Commissaire aux Communications du Quarante-septième District fut devenue sa patiente, cela fut plus facile. Quand le commissaire avait été promu sur l’île de La Capitale au poste de Second Assistant du Serviteur des Communications, Loob avait suivi la famille. Il était maintenant indispensable. Par eux, il s’était assuré un emploi mineur dans le Service de l’Éducation. Par ce travail, et en exerçant accessoirement sa profession, il avait réussi à se faire suffisamment remarquer pour attirer l’auguste attention du Serviteur de l’Éducation en personne.

Il ne s’était pas vraiment attendu à aller si loin. Mais, un peu de chance, beaucoup d’habileté et une vigilance constante et sans défauts, cela faisait une combinaison irrésistible. Quarante-cinq minutes après que Moddo se fut étendu pour la première fois sur son divan, Loob avait réalisé que c’était lui qui, avec toute sa petitesse, son embonpoint et son manque de distinction, était destiné à diriger le monde.

Maintenant, la seule question était de savoir que faire de Cette domination. Avec une richesse et un pouvoir illimités.

Eh bien, en attendant, il y avait toujours son petit projet de recherche. Celui-ci était très intéressant, et, une fois parvenu à maturité, il servirait essentiellement à consolider et à assurer son pouvoir. Il y avait aussi tous les petits plaisirs et tous les biens qui étaient siens maintenant, mais dont la jouissance tendait à s’évanouir en même temps que leur acquisition. Et enfin il y avait la connaissance.

La connaissance. Particulièrement la connaissance interdite. Il pouvait maintenant en profiter impunément. Il pouvait collationner les diverses Traditions Orales en un tout intelligible, et être le seul homme au monde à savoir ce qui était réellement arrivé dans le passé. Il avait déjà découvert, grâce aux nombreuses équipes de techniciens qu’il avait mises à la tâche, des détails piquants tels que le nom originel de sa ville natale, perdu depuis des années dans un système de numération créé pour détruire les souvenirs patriotiques contraires à l’État mondial. Longtemps avant de devenir la Cinquième Ville du Quarante-septième District, avait-il appris, elle s’appelait Autriche, la glorieuse capitale du fier Empire viennois. Et l’île où il se trouvait avait été Havanacuba, sans doute elle-même un grand empire autrefois, qui avait établi son hégémonie sur tous les autres empires, quelque part dans les débuts imprécis et ravagés par les guerres des temps modernes.

Oui, c’étaient des satisfactions intimes. Il doutait beaucoup, par exemple, que cela intéresserait Garomma de savoir qu’il était originaire, non de la Vingtième Région Agricole du Sixième District, mais d’un lieu appelé Canada, l’une des quarante-huit républiques constituant les anciens États-Unis d’Amérique du Nord. Mais lui, Loob, cela l’intéressait. Tout fragment de connaissance supplémentaire vous donnait sur vos semblables un pouvoir supplémentaire qui, un jour, d’une façon ou d’une autre, serait utilisable.

En effet, si Moddo avait eu une connaissance réelle des techniques de transfert enseignées dans les hautes loges de la Guilde des Guérisseurs de l’Esprit, il serait encore le dirigeant du monde. Mais non. Il était inévitable qu’un Garomma ne fût en fait rien de plus que la créature, la chose de Moddo. Il était inévitable qu’un Moddo, étant donné les forces particulières qui l’avaient formé, ait dû inexorablement venir à Loob et passer sous son contrôle. Il était aussi inévitable que Loob, avec ses connaissances spécialisées sur ce que l’on pouvait faire de l’esprit humain, fût aujourd’hui le seul homme indépendant sur terre. C’était aussi très agréable.

Il se trémoussa un peu, très satisfait de lui-même, peigna une dernière fois sa barbe de ses doigts, et poussa la porte du Bureau des Recherches Thérapeutiques.

Le chef du bureau s’avança rapidement et s’inclina. « Rien de nouveau à signaler aujourd’hui. » Il montra du geste les petits boxes où les techniciens se penchaient sur de vieux livres ou bien accomplissaient des expériences sur des animaux ou sur des humains condamnés pour crime. « Cela leur a pris un moment pour se remettre au travail après l’arrivée du Serviteur de Tous. Tout le monde a reçu l’ordre de sortir dans le couloir central pour l’empathie réglementaire avec Garomma. »

— « Je sais, » lui dit Loob. « Je ne m’attends pas à un grand progrès un jour comme celui-ci. Seulement que vous les mainteniez sur ce travail. C’est un gros problème. »

L’autre haussa très haut les épaules. « Un problème qui, pour autant que nous puissions le dire, n’a jamais été résolu avant. Évidemment, les anciens manuscrits que nous avons découverts sont dans un état déplorable. Mais ceux qui mentionnent l’hypnotisme s’accordent tous à affirmer qu’il ne peut avoir lieu dans aucune des trois conditions que vous exigez : contre la volonté de l’individu, en opposition à ses désirs personnels et à son bon sens, et en le maintenant pendant une longue période dans l’état d’assujettissement premier sans avoir besoin de nouvelles applications. Je ne dis pas que c’est impossible, mais… »

— « Mais c’est très difficile. Eh bien, vous avez eu trois ans et demi pour y travailler, et vous aurez encore autant de temps qu’il vous en faudra. Et des équipements. Et du personnel. Vous n’avez qu’à demander. En attendant, je vais faire un tour pour voir comment vos hommes se débrouillent. Inutile de m’accompagner. J’aime poser moi-même mes questions. »

Le chef de bureau s’inclina à nouveau, et retourna à sa table de travail au fond de la salle. Loob, le Guérisseur de l’Esprit, l’Assistant du Troisième Assistant du Serviteur de l’Éducation, alla lentement de box en box, observant le travail, posant des questions, mais surtout notant les qualités personnelles de chaque psychotechnicien.

Il était convaincu que l’homme adéquat pourrait résoudre le problème. Et il suffisait de trouver cet homme adéquat et de lui donner les plus grandes facilités. L’homme adéquat serait assez intelligent et persévérant pour suivre les bonnes lignes de recherche, mais trop dépourvu d’imagination pour se laisser séduire par un but qui avait échappé aux meilleurs esprits depuis des générations. Et une fois que le problème serait résolu… alors, en une seule brève entrevue avec Garomma, il pourrait placer le Serviteur de Tous sous son contrôle personnel direct pour le restant de sa vie, et se dispenser des complications des longues séances thérapeutiques avec Moddo, au cours desquelles il lui fallait constamment suggérer, et suggérer de façon détourné, au lieu de donner des ordres simples, clairs et sans ambiguïté. Une fois que le problème serait résolu…

Il arriva au dernier box. Le jeune homme boutonneux, assis à une table marron toute simple, en train d’étudier un volume déchiré et-moisi, ne l’entendit pas entrer. Loob l’observa un moment.

Quelles tristes vies de frustrations devaient mener ces jeunes techniciens ! Cela se voyait aux traits fermés de leurs visages bien trop semblables. Élevés dans l’une des formes les plus rigidement organisées de l’État mondial jamais inventée par un dirigeant, ils n’avaient pas une pensée qui fût de quelque façon la leur, ne pouvaient rêver de goûter une joie qui ne leur fût officiellement allouée.

Et pourtant, ce garçon était le plus brillant du lot. Si quelqu’un dans le Bureau des Recherches Thérapeutiques pouvait élaborer la sorte de technique hypnotique parfaite que Loob demandait, c’était lui. Loob le surveillait avec un espoir croissant depuis longtemps.

« Comment est-ce que cela se passe, Sidothi ? » demanda-t-il.

Sidothi leva les yeux de son livre.

— « Fermez la porte, » dit-il.

Loob ferma la porte.

C’était le jour du contrôle total…

Sidothi, l’Assistant de Laboratoire, le Psychotechnicien de Cinquième Classe, fit claquer ses doigts au visage de Loob, et s’abandonna au sentiment de plénitude que lui procurait l’ultime pouvoir, le pouvoir absolu, un pouvoir tel qu’aucun être humain n’en avait rêvé jusqu’à ce jour.

Le contrôle total. Total…

Toujours assis, il fit à nouveau claquer ses doigts.

Il dit : « Au rapport ! »

Dans les yeux de Loob, comme à chaque fois, le regard devint vitreux. Son corps se raidit. Ses bras se mirent à pendre mollement le long de ses flancs. D’une voix régulière et atone, il commença à faire son rapport.

Magnifique. Le Serviteur de la Sécurité serait mort dans quelques heures et l’homme qui plaisait à Sidothi prendrait sa place. Pour une expérience de contrôle total cela avait marché à la perfection. Cela n’avait rien été d’autre : tâcher de découvrir si, en créant chez Loob un sentiment de vengeance par amour pour un frère inexistant, il pouvait forcer le Guérisseur à agir à un niveau que celui-ci avait toujours voulu éviter : faire à Moddo une chose à laquelle le Serviteur de l’Éducation n’avait aucun intérêt. Le but était de pousser Garomma à un acte contre le Serviteur de la Sécurité à un moment où il n’était pas particulièrement en état de crise.

L’expérience avait parfaitement marché. Trois jours plus tôt, il avait poussé un petit pion nommé Loob, et toute une série d’autres petits pions s’étaient mis à tomber l’un après l’autre. Aujourd’hui, quand le Serviteur de la Sécurité serait étranglé à son bureau, le dernier tomberait.

Oui, le contrôle était absolument total.

Bien-sûr, il y avait eu une autre raison, moins importante, qui l’avait incité à mener cette expérience touchant à la vie du Serviteur de la Sécurité. Il n’aimait pas l’homme. Il l’avait vu boire de l’alcool en public quatre ans auparavant. D’après Sidothi, les Serviteurs de l’Humanité ne devaient pas faire de telles choses. Ils devaient vivre dans l’honnêteté, la simplicité et l’abstinence ; ils devaient être un exemple pour le reste de l’espèce humaine.

Il n’avait jamais vu l’Assistant du Serviteur de la Sécurité qu’il avait ordonné à Loob de faire monter en grade, mais il avait entendu dire qu’il vivait très strictement, sans aucun luxe, même en privé. Sidothi aimait cela. C’était ainsi que cela devait être.

Loob arriva à la fin de son rapport, et resta là à attendre. Sidothi se demanda s’il devrait lui ordonner d’abandonner cette mauvaise idée prétentieuse de contrôler Ga-romma directement. Non, cela n’irait pas : une telle attitude allait à l’encontre du mécanisme qui amenait Loob à descendre chaque jour au Bureau des Recherches Thérapeutiques, pour vérifier les progrès accomplis. Bien qu’il aurait suffi de lui ordonner d’entrer tous les jours, Sidothi sentait pourtant que, tant qu’il n’aurait pas examiné tous les aspects de son pouvoir, et que son emploi ne lui serait pas devenu parfaitement familier, il était plus sage de laisser en place les mécanismes originels de la personnalité de Loob, aussi longtemps que ceux-ci n’entraveraient rien d’important.

Et cela lui rappelait quelque chose. Il y avait, chez Loob, un intérêt qui était une pure perte de temps. Maintenant qu’il était sûr d’avoir le contrôle absolu, c’était le bon moment pour s’en débarrasser.

« Vous laisserez tomber ces recherches sur les faits historiques, » ordonna-t-il. « Vous emploierez le temps ainsi libéré à étudier les faiblesses psychiques de Moddo. Et vous trouverez cela plus intéressant que l’étude du passé. C’est tout. »

Il fit claquer ses doigts au visage de Loob, attendit un moment, puis les fit claquer à nouveau. Le Guérisseur de l’Esprit respira profondément, se redressa et sourit.

« Bien, continuez ainsi, » dit-il d’un ton encourageant.

— « Merci, monsieur. Je n’y manquerai pas, » l’assura Sidothi.

Loob ouvrit la porte du box et sortit, l’air suffisant et serein. Sidothi le suivit des yeux. Combien stupide était l’assurance de cet homme, de croire qu’une fois le processus hypnotique de contrôle total découvert, il lui serait remis !

Sidothi avait commencé à approcher de la réponse trois ans plus tôt. Il l’avait immédiatement dissimulée, en faisant prendre à son travail une direction apparemment différente. Puis, une fois la technique perfectionnée, il l’avait appliquée sur Loob lui-même. Naturellement.

D’abord, il avait été choqué, presque dégoûté, en découvrant comment Loob contrôlait Moddo, comment Moddo contrôlait Garomma, le Serviteur de Tous. Mais après un temps, il s’était assez bien adapté à la situation. Après tout, depuis l’école primaire, la seule réalité que lui et ses contemporains avaient complètement acceptée était la réalité du pouvoir. Le pouvoir dans chaque classe, dans chaque club, partout où des êtres humains se réunissaient, était la seule chose qui valait que l’on se battît pour elle. Et vous choisissiez une profession, non parce qu’elle vous convenait le mieux, mais parce qu’elle promettait le plus de pouvoir à une personne ayant vos intérêts et vos aptitudes.

Mais il n’avait jamais rêvé, jamais imaginé tant de pouvoir ! Eh bien, il l’avait. C’était la réalité, et il fallait respecter la réalité par-dessus tout. Maintenant, le problème était de savoir que faire de ce pouvoir.

Et il était très difficile de trouver une réponse à cette question. Mais la réponse viendrait en son temps. En attendant, c’était une merveilleuse occasion de s’assurer que tout le monde faisait bien son travail, que les méchants étaient punis. Il entendait rester dans sa médiocre fonction jusqu’à ce que vînt le moment propice à une promotion. Il n’était pas nécessaire pour l’instant d’avoir un grand titre. Si Garomma pouvait diriger en tant que Serviteur de Tous, il pouvait diriger Garomma de troisième ou quatrième main en tant que simple psychotechnicien de cinquième classe.

Mais dans quelle voie exacte voulait-il diriger Garomma ? Quelles choses importantes voulait-il lui faire faire ?

Une cloche sonna. Une voix tomba d’un haut-parleur installé dans le mur. « Attention ! Attention, à tout le personnel ! Le Serviteur de Tous quittera le Centre dans quelques minutes. Tout le monde dans le couloir principal pour le supplier de continuer à servir l’humanité. Tout le monde… »

Sidothi se joignit à la foule des techniciens qui s’écoulait de l’énorme laboratoire. De chaque côté, des gens sortaient des bureaux. Il fut entraîné dans une foule constamment grossie par l’afflux venu des ascenseurs et des escaliers, jusqu’au couloir principal où les gardes du Service de l’Éducation les poussèrent et les entassèrent contre les murs.

Il sourit. Si seulement ils savaient qui ils étaient en train de pousser ! Leur maître, qui pouvait faire exécuter chacun d’eux. Le seul homme au monde qui pouvait faire tout ce qu’il voulait. Tout.

Il y eut un remous soudain et des acclamations à l’extrémité la plus éloignée du couloir. Chacun se mit à se tortiller nerveusement, chacun essaya de se hisser sur la pointe des pieds pour mieux voir. Même la respiration des gardes s’accéléra.

Le Serviteur de Tous arrivait.

Les cris se multiplièrent, s’enflèrent. En face de lui, les gens s’agitaient follement. Et soudain, Sidothi le vit !

Ses bras se dressèrent et se tendirent en un éclair, les muscles au paroxysme de la contraction. Quelque chose de terrible et de délicieux sembla peser sur sa poitrine, et sa voix hurla : « Sers-nous, Garomma ! Sers-nous ! Sers-nous ! Sers-nous ! » Il était inondé d’un déferlement d’amour, d’amour jamais éprouvé ailleurs, d’amour pour Garomma, d’amour pour les parents de Garomma, d’amour pour les enfants de Garomma, d’amour pour tout ce qui touchait à Garomma. Son corps, presque privé de coordination, se crispait, des flammes délicieuses lui léchaient les cuisses et couraient le long de ses aisselles, il se tordait et se contorsionnait, dansait et sautillait, son estomac même paraissant lutter contre son diaphragme, en un effort pour exprimer sa dévotion. Toutes choses qui n’avaient rien d’étrange, étant donné qu’il avait été conditionné à ces phénomènes depuis sa plus tendre enfance…

« Sers-nous, Garomma ! » hurlait-il, des bulles de salive lui sortant des coins de la bouche. « Sers-nous ! Sers-nous ! Sers-nous ! »

Il tomba en avant, entre deux gardes, et ses doigts raidis touchèrent un haillon flottant et froufroutant, au moment où le Serviteur de Tous passait à grands pas. Brusquement, son esprit explosa et fusa vers les sommets les plus secrets de l’extase. Il s’évanouit, balbutiant encore : « Sers-nous, ô Garomma. »

Quand tout fut fini, ses confrères le reconduisirent au Bureau des Recherches Thérapeutiques. Ils le regardaient avec une crainte respectueuse. Ce n’était pas tous les jours qu’on arrivait à toucher un des haillons de Garomma. Ce que ça doit vous faire !

Il fallut presque une demi-heure à Sidothi pour se remettre.

C’ÉTAIT LE JOUR DU CONTRÔLE TOTAL.