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George Webber se carra dans son fauteuil moelleux et, fixant d’un œil railleur l’homme, plus jeune, qui lui faisait face, il alluma un long cigare noir.

« Hé bien ? » Sa voix profonde grondait comme le tonnerre dans la petite pièce. « Maintenant que nous l’avons ici, qu’en pensez-vous ? »

Le docteur Manelli se tourna, mal à l’aise, vers le panneau de verre qui les séparait de la chambre obscure. On distinguait à peine, dans la pénombre, la forme immobile qui gisait sur le lit, grotesque avec le jeu d’électrodes qui lui adhérait déjà aux tempes. Détournant rapidement le regard, le jeune docteur feuilleta l’épaisse liasse de diagrammes qu’il tenait à la main.

— « Je ne sais pas, » prononça-t-il sombrement, « je ne sais vraiment pas que penser. »

Le rire de son compagnon sembla monter du plus profond de sa vaste poitrine. Son visage épais se plissa en milliers de petites rides. Le docteur Webber était un homme de forte stature, dont les larges épaules dégageaient une impression de formidable puissance, impression que renforçait encore l’intensité de ses yeux sombres, largement écartés. Il enregistra l’embarras croissant du docteur Manelli, vit les oreilles de son jeune confrère s’empourprer, et un nouveau rire, plus bruyant encore que le précédent, vint masquer ce que les lignes de son visage avaient de cruel.

— « L’ennui avec vous, Frank, c’est que vous n’avez pas le courage de vos opinions. »

— « Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle là-dedans ! » Les yeux de Manelli étaient noirs de colère. « L’homme présente un syndrome suspect. Alors vous le filez, vous l’espionnez pendant des semaines d’affilée, ce qui du point de vue de l’éthique professionnelle représente une manière discutable de recueillir des observations cliniques. Je ne vois toujours pas très bien comment vous justifiez… »

Le Dr. Webber jeta son cigare sur le bureau d’un air dégoûté. « Nous avons affaire à un dément, c’est là ma justification. Il a perdu contact avec la réalité – il erre dans un univers de rêve, sauvage, impossible, fantastique. Et il faut que nous l’en tirions, parce que ce qu’il sait, et qu’il essaye de nous dissimuler, est beaucoup trop dangereux pour que nous courions le risque de le laisser filer. »

Le colosse darda sur Manelli un œil chargé d’éclairs. « Vous ne le voyez donc pas ? Vous préféreriez peut-être rester là à vous tourner les pouces pendant qu’il suivrait le même chemin que Paulus, Wineberg et tous les autres ? »

— « Mais de là à utiliser le Champ de Parkinson contre lui… »

Le docteur Manelli hocha la tête d’un air accablé. « Il nous avait proposé de venir, George. Ce n’était donc pas nécessaire. »

— C’est vrai, il nous avait proposé de venir… et alors ? Il pouvait toujours changer d’avis en cours de route, non ? Rien ne nous dit que nous ne figurons pas, nous aussi, au nombre des persécuteurs que lui invente sa paranoïa ; dans quel cas, il aurait soigneusement évité de s’approcher de l’Hoffman Center ! »

Le docteur Webber eut un geste de dénégation. « Nous ne jouons plus, Frank, il faut bien le comprendre. J’ai d’abord pris ça pour un jeu, quand nous avons commencé, il y a quelques années. Mais j’ai changé d’avis en voyant des types comme Paulus et Wineberg plonger là-dedans en pleine forme physique et morale, pour en ressortir réduits à l’état de loques bonnes pour l’asile. Ça n’a plus rien d’un jeu ! Nous sommes sur quelque chose d’important. Et si Harry Scott peut nous permettre d’arriver à la vérité, je me fous bien du sort de Harry Scott ! »

Se levant vivement, le Dr. Manelli s’approcha de la fenêtre et contempla à ses pieds les bâtiments nets et brillants du Hoffman Medical Center. Au-delà du parc en terrasse qui entourait les tours de verre et de métal luisant du centre, se dressait la Nouvelle-Ville, amphithéâtre d’architecture lisse et fonctionnelle, cité de rêve édifiée sur les tristes décombres de l’ancienne ville.

— « Vous risquez de le tuer, » dit finalement le jeune homme. « Vous voulez qu’il parle, mais le psycho-intégrateur n’est pas fait pour ça ; c’est un instrument dangereux, auquel on ne peut guère se fier. On ne sait jamais ce que l’on fait au juste quand on s’enfonce dans le tissu cérébral d’un patient avec ces petites sondes électriques… »

— « Mais cela peut nous permettre de découvrir la vérité au sujet d’Harry Scott, » coupa Webber. « Il y a six mois, Harry travaillait avec nous, et c’était un garçon sympathique, extrêmement intelligent, intensément coopératif, exactement l’homme qu’il nous fallait comme collaborateur : ingénieur, il pouvait prendre nos données, nos cas cliniques, et les analyser avec l’œil neuf de quelqu’un de parfaitement étranger au milieu médical. Et il fallait bien que nous en passions par là : il y a maintenant une centaine d’années que le problème se pose à nous, depuis les années cinquante-soixante, et il n’a fait qu’empirer ; la folie se répand dans la population, se propage sans rime ni raison, profite des moindres lézardes de notre civilisation pour s’y infiltrer.

Le colosse, les paupières à demi fermées, surveillait Manelli du regard. « Harry Scott représentait notre nouvelle méthode d’approche. Nous, nous manquions du recul nécessaire. Il nous fallait le point de vue d’un profane, capable de saisir ce qui nous échappait. D’où l’entrée en lice de Harry. Et que se passe-t-il ? Nous perdons brusquement sa trace, et quand nous la retrouvons, c’est pour découvrir qu’il a perdu le sens du réel, qu’il est sur la voie pitoyable que tous les autres ont suivie avant lui. Dans son cas, c’est la paranoïa. Il est persécuté, le monde entier se ligue contre lui. Mais, fait plus important – et que nous n’osons pas regarder en face – il ne travaille plus à la solution du problème ! »

Manelli s’agita, mal à l’aise. « Vous avez sans doute raison… »

— « Bien sûr que j’ai raison ! » Les yeux de Webber flamboyaient. « Harry a découvert quelque chose dans ces matériaux statistiques. Dissimulée dans nos données ou nos observations cliniques, à moins que ce ne soit quelque part ailleurs, il a déniché une clé qui lui a ouvert une porte dont nul d’entre nous ne soupçonnait même l’existence. Ce qu’il a trouvé derrière cette porte, nous l’ignorons totalement. Oh, nous savons ce qu’il croit avoir trouvé : ces gens à dormir debout qui ressemblent à tout le monde mais traversent les murs quand personne ne les voit, et qui pensent en zigzag au lieu de suivre le droit fil de la logique commune. Mais ce qu’il a réellement découvert, nous sommes incapables de le dire. Nous savons simplement que c’est de toute façon quelque chose de neuf, quelque chose d’inattendu – et de si dangereux qu’un homme intelligent peut s’en voir réduit aux pires extrémités du délire paranoïde… »

Une lueur nouvelle apparut dans la prunelle du docteur Manelli, tandis qu’il faisait face à son confrère. « Un instant, dit-il. L’intégrateur, lui, en bon appareil, n’enregistre que des faits d’ordre expérimental. »

Le Dr Webber lui sourit d’un air un peu narquois. « Ça y est, on commence à réfléchir ! »

— « Mais il ne vous révélera que ce que Scott lui-même prend pour la réalité. Or Scott est persuadé que son histoire est vraie. »

— « Il ne nous reste donc plus qu’à lui casser son histoire. »

— « La casser ? »

— « Mais oui. Pour une raison qui nous échappe, Harry redoute beaucoup moins d’affronter les persécutions de son délire paranoïaque que la réalité qu’il a découverte. Il nous appartient, par conséquent, de rendre ce délire plus terrifiant que la réalité. »

La pièce resta silencieuse pendant un long moment. Manelli alluma une cigarette d’une main qui tremblait. « Je vous écoute, » dit-il.

— « Nous allons réellement persécuter Harry Scott – le persécuter comme il ne l’a jamais été ! »