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Les astronefs de la base-mère, chargés d’armes, de matériel de propagande, d’instructeurs et de tout ce qui était nécessaire à la résistance, étaient obligés de prendre des précautions pour rallier la Terre. Ils devaient se placer en orbite à la limite de l’atmosphère et expédier des navettes après la nuit tombée. Mais, à condition d’être prudent, il y avait peu de risques de détection pour la bonne raison qu’une planète est trop grande pour qu’on puisse parvenir à un blocus total.
Notre navette se posa sans bruit, portée par les rayons gravifiques, au milieu des bois de l’île. Nous étions en état d’alerte depuis quelques jours et Eb se précipita à toutes jambes pour nous annoncer qu’elle était là. Le pilote ne tarda pas à le suivre et Barbara me présenta à lui. Il s’appelait Harry Kane.
Nous nous serrâmes la main, et je le jaugeai. Pour un Terrien, il était grand. Il avait presque ma taille. Ses cheveux étaient noirs, il était jeune et avait une physionomie agréable. Il portait une sorte de vague uniforme – une vareuse et un pantalon bleu foncé, une casquette, des galons de capitaine – qui ne manquait pas de panache. Évidemment, cela aurait dû m’être indifférent, mais la façon dont il sourit à Barbara me hérissa.
Elle lui expliqua la raison de ma présence.
« Je suis content de faire votre connaissance, Haugen ! » s’exclama-t-il avec fougue. « Nous avons sérieusement besoin de types valables. » Il se tourna vers Barbara. « Prévenez Hawkins. Je vous ramène tous les deux sur la base-mère. »
— « Comment ? Mais… »
Une joie farouche illumina le visage de Kane. « L’heure de passer à l’action est proche – très proche ! Nous récupérons nos meilleurs agents en poste sur les planètes. Leur travail sera plus efficace avec la flotte à présent. »
Je fis de mon mieux pour arborer une expression aussi farouche et aussi joyeuse que la sienne mais, en mon for intérieur, je soupirai. Comment allais-je faire pour prendre contact avec Vorka ? Si nous étions coincés dans l’espace lorsque la flotte se mettrait en branle… Non, ils possédaient sûrement des émetteurs à ultra-ondes. Je serais forcé d’en utiliser un, quitte à me faire prendre.
Pendant qu’Eb allait chercher Hawkins sur le continent, nous préparâmes nos bagages, Barbara et moi. Kane, tout en faisant les cent pas, nous donnait des nouvelles de la base. Des forces puissantes étaient en train de se concentrer, on disait que des éléments extérieurs avaient promis leur assistance à la rébellion. C’était le tonnerre qui gronde avant la tempête.
Hawkins ne tarda pas à arriver. Il était toujours aussi calme. Tout en tirant sur sa pipe, il nous dit de sa voix tranquille : « J’ai prévenu ma femme de ménage que ma sœur, qui habite la Californie, était brusquement tombée malade et que je prenais sur-le-champ le jet transcontinental. Histoire d’expliquer ma disparition, n’est-ce pas ? Il n’y a ni Éridaniens ni Terros dans les environs, mais, quand on est des desperados comme nous (il eut un bref sourire), on ne saurait être trop prudent. Naturellement, j’ai amené mon matériel. Je suppose qu’on me demandera de faire passer des tests psychométriques au personnel de la flotte ? »
— « Quelque chose dans ce goût-là, » répondit Kane. « Mais je ne sais pas au juste. »
Nous nous dirigeâmes vers la petite navette en forme de torpille. Il bruinait. Je scrutai l’obscurité et emplis mes poumons d’air frais et humide. Je vis que Barbara en faisait autant.
Elle me sourit à travers le rideau triste et ténu de la pluie et murmura :
« La Terre est une merveilleuse planète, Conrad. Je me demande si nous la reverrons un jour. »
Je lui serrai la main en silence et nous montâmes à bord de la navette.
Kane décolla en douceur. Quelques minutes plus tard, nous avions traversé l’atmosphère. La Terre n’était plus, derrière nous, qu’une masse de nuages bleuâtres et lumineux. Les étoiles piquetaient les ténèbres de leur éclat brutal. Nous envoyâmes un message codé et le navire émit un faisceau directionnel pour nous guider. Nous ne tardâmes pas à le rejoindre.
Je l’examinai. Le croiseur noir et fuselé était sensiblement du même modèle que les anciens vaisseaux interplanétaires solariens. Il avait été légèrement modifié pour être équipé d’un propulseur stellaire. C’était apparemment un des bâtiments que l’on construisait sur la base-mère. Ses canons de proue se détachaient sur le fond vaporeux et glacé de la voie lactée et je songeai à la mort et au désastre qu’ils pouvaient vomir, je songeai à l’enfer que cet astronef et ses pareils portaient dans leurs flancs – bombes atomiques, bombes à poussières radioactives, bombes chimiques, bombes biologiques, bombes épidémiques, neutraliseurs de gravité, rayons aiguilles, obus à fragmentation… l’anéantissement, l’obscurantisme et la nouvelle barbarie – et ma gorge se serra. Encourager ces tendances homicides, c’était prendre un risque effrayant. Le meilleur rempart contre cette monstruosité étaient les Services de Renseignement, et ceux-ci dépendaient d’agents comme moi. Peut-être ne dépendaient-ils que de moi seul ?
Aucun engagement n’était prévu et l’équipage était réduit. Mais c’étaient des hommes bien disciplinés et bien entraînés, c’était la nouvelle armée solarienne, reconstituée avec les débris de l’ancienne. Le capitaine, un Allemand raide et grisonnant, avait été l’un des dirigeants de la précédente révolte. Depuis, il avait cherché refuge dans l’espace. Mais la plupart des officiers étaient, comme Kane, des hommes jeunes, passionnés et violents.
Nous restâmes en orbite environ une journée, jusqu’à ce que toutes les navettes fussent rentrées. L’atmosphère était tendue à bord : si jamais la flotte impériale nous détectait, ç’en était fait de nous. Quand nous n’étions pas de service, nous bavardions, nous fumions, nous jouions à des jeux de société, mais nous avions du mal à nous concentrer.
Kane passait la majeure partie de son temps libre avec Barbara. Ils avaient des tas de choses à se dire, tous les deux. J’éprouvais un sentiment de jalousie irrationnel et déambulais ici et là en tâchant d’extorquer le maximum d’informations.
Finalement, nous partîmes. Je savais, maintenant, que la base-mère était une planète. Mais c’était tout. Seuls les cadres les plus haut placés de la Légion connaissaient ses coordonnées et ils avaient tous prêté serment d’avaler la capsule de poison qui ne les quittait pas s’ils étaient en danger de se faire capturer.
Le voyage dura plusieurs jours. En gros, nous nous dirigions vers la constellation du Dragon. Nous ignorions quelle était notre vitesse et la lenteur du déroulement du paysage extérieur m’était d’un piètre secours. Je présume que nous avions franchi à peu près dix parsecs, mais ce n’est qu’une supposition.
« Approchons base-mère. Branle-bas de combat ! »
Quand l’appel, lancé d’une voix caverneuse, résonna dans les coursives, je sentis la lassitude et la tension de mes compagnons de route se dissiper. À la perspective du retour, les visages étaient radieux. J’observai furtivement Barbara. Les yeux écarquillés et les lèvres entrouvertes, elle regardait droit devant elle, fixement, comme si elle pouvait voir à travers le métal des parois. C’était la première fois, elle aussi, qu’elle ralliait ce lieu où convergeaient tous ses rêves.
Le vaisseau se posa, émergeant des ténèbres, du froid, du vide. Les plaques de blindage gémirent en se remaniant. Quand on coupa le champ de gravité intérieur, j’éprouvai une brusque sensation de lourdeur. L’attraction de la pesanteur était supérieure d’un quart à celle de la Terre. Mais les gens s’y habituaient assez vite. C’était le décor qui était le plus pénible.
On nous avait dit que l’atmosphère de Borée était respirable, mais, si sa température glaciale n’était pas forcément mortelle, c’était un endroit sinistre. Pour quelqu’un qui ne s’était jamais éloigné des paysages ravissants de la Terre, cela faisait l’effet d’un coup de poing en pleine figure. Quand nous sortîmes du sas, Barbara frissonna et je passai mon bras autour de sa taille, devinant quelle terrible sensation d’isolement s’était soudainement emparée d’elle.
À l’exception du spatiodrome et de quelques autres installations, la base-mère était souterraine. Il n’y avait même pas la présence d’une ville pour atténuer tout ce que le paysage avait de lugubre. Nous nous trouvions dans une étroite vallée enserrée entre des falaises déchiquetées et abruptes qui escaladaient vertigineusement le ciel couleur de boue. Le soleil, bas sur l’horizon, était un disque rouge sombre qui faisait penser à du sang caillé. Sa clarté morose, qui faisait miroiter les neiges et les glaces éternelles, rendait le décor encore plus sombre par comparaison. Ici et là, des étoiles piquetaient le ciel fuligineux de leurs étincelles cruelles. On se serait presque cru encore dans l’espace.
Un ciel sombre, une terre sombre, un monde sombre, d’inquiétantes montagnes jaillissant dans la pénombre, des pics et des glaciers semblables à des crocs mordant des falaises de vertige, une horde d’ombres sur la neige ensanglantée, un vent furieux qui hurlait et nous giflait… Et il faisait froid. Un froid cuisant qui nous déchirait de ses poignards. Respirer était un supplice. La douleur nous tirait les larmes des yeux et nos larmes se gelaient instantanément sur nos joues engourdies. Grelottant, nous nous précipitâmes en courant vers l’entrée de la cité. La neige ancienne crissait sous nos bottes, le froid pénétrait nos semelles et le sifflement méprisant du vent nous assourdissait.
Même quand l’ascenseur nous eut entraînés dans les profondeurs de la base où régnaient la chaleur et la lumière, le souvenir de cet accueil demeura imprimé de façon indélébile dans notre esprit. La base était une cité prévue pour héberger des multitudes d’hommes, sans compter d’autres êtres, avec leurs femmes et leurs enfants, une ville avec des rues interminables, des petits logements fonctionnels, des fermes hydroponiques et des synthétiseurs alimentaires, des écoles, des boutiques et des lieux de distraction, des usines, des casernes et des arsenaux. Il y avait même, par-ci par-là, de petits jardins fleuris. Ici, les gens pouvaient vivre presque indéfiniment en travaillant et en attendant le jour du soulèvement.
Il y avait peu de formalités dans les secteurs civils. Tous ceux qui étaient parvenus jusque-là étaient dignes de confiance. Un homme vint prendre en charge les nouveaux venus que nous étions. Il nous interrogea à propos de la situation sur la Terre. Il allait nous conduire à nos quartiers. Plus tard, on nous dirait à qui nous présenter pour recevoir notre affectation.
« Eh bien, allons, camarade, » murmura Barbara en glissant une petite main froide dans la mienne. Je ne pus m’empêcher de me retourner d’un air suffisant vers Kane. Il paraissait quelque peu dépité.