32
L’Indien
Il répéta doucement :
— Ma femme et mon fils…
Puis, l’Indien regarda Adeline, assise devant lui. Elle relevait la tête, et il cherchait à lire ce qu’il y avait dans ses yeux. Il voulait savoir ce qu’elle pensait. Et ce qu’il vit lui réchauffa le cœur. Il n’y avait plus de peur dans les prunelles de la jeune femme. Ni peur ni haine. De la tristesse, peut-être.
Elle le regarda tranquillement, et elle dit :
— Ils sont morts, n’est-ce pas ?
Il hocha lentement la tête, reprit le cadre posé sur les genoux de la jeune femme et contempla longuement la photo. La voix d’Adeline le tira de ses pensées.
— Comment cela s’est-il passé ?
Il releva la tête. Elle le regardait avec compréhension. Il dit :
— Ils ont été assassinés…
— Oh, mon Dieu !…
— Oui, assassinés ! Tués ! Comme des bêtes !
— Mais, dit-elle, qui a fait cela ? Et pourquoi ?
— Les Blancs, cracha-t-il. Les maudits chiens ! Ce sont eux qui les ont assassinés…
Il eut un sourire amer, ses lèvres se crispèrent.
— Vous êtes une Blanche, dit-il, mais vous n’êtes pas comme les autres… Les autres, ils ont assassiné ma femme et mon fils… C’était une femme merveilleuse, et mon fils était déjà un petit homme lorsqu’ils l’ont tué…
L’Indien se tourna à demi, montrant la grande toile de la main.
— Il y a eu une bataille, dit-il, une très longue bataille, et beaucoup de guerriers sont morts. Mais pas seulement des guerriers rouges… Les soldats blancs ont également perdu des hommes… C’était une grande bataille, comprenez-vous ?
— Oui, souffla-t-elle.
— Plus tard, les Blancs sont revenus. Beaucoup de Blancs, des centaines, avec des fusils et des mitrailleuses Hotchkiss. Et ils ont attaqué le village. Ils ont massacré les hommes, les femmes et les enfants. Ils ont tué tout le monde, les maudits !… Je n’étais pas au village, ce jour-là. Les femmes et les enfants avaient faim… Quand les hommes se battent, ils ne chassent pas. Et quand les hommes ne chassent pas, les leurs n’ont pas de viande pour manger… Je n’étais pas au village, ce jour-là… J’étais parti chasser… Les miens avaient faim… J’étais heureux de revenir au village, de retrouver les miens… J’étais surtout heureux de leur rapporter de la viande… Quand je suis arrivé au village, il n’y avait plus que des cendres, des cendres et des cadavres… Ils n’avaient épargné personne, pas même les petits bébés… Dans ce qui restait de ce village, il n’y avait plus que moi de vivant, mais j’aurais préféré être mort…
L’Indien se tut, puis répéta :
— Oui, j’aurais préféré être mort… Mais Wanka Tanka[5] ne l’a pas voulu ainsi. Je devais vivre. Je devais vivre pour venger les miens. Pas seulement ma femme et mon fils, mais tous ceux de ma tribu… Je devais les venger…
La jeune femme le regarda dans les yeux, et il remarqua qu’une larme coulait sur sa joue.
— Quand ? dit-elle. Quand cela s’est-il passé ?
Il répondit :
— Le 30 décembre 1890… Le village s’appelait Wounded Knee…