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Bob et Bill

 

Bob Morane lâcha la pédale de l’accélérateur et se pencha instinctivement en avant pour mieux distinguer ce qu’indiquaient les deux panneaux de signalisation :

 

JESUS-EIK

BRUSSEL

 

Puis, il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil en accélérant. Tandis que la Jaguar E bondissait de nouveau sur l’asphalte de l’autoroute, Morane jeta un rapide coup d’œil au géant roux qui écrasait méchamment le coussin du second siège, une carte routière étalée sur les genoux.

— Ça veut dire quoi ? demanda Bob.

— Bruxelles, répondit Bill Ballantine.

L’espace d’un instant, Morane leva les yeux au ciel. Il dit, posément :

— Ça, je m’en doutais, gros malin ! Je ne connais pas un mot de flamand, mais je peux quand même traduire Brussel par Bruxelles ! Je te parlais de l’autre nom : Jésus quelque chose…

Imperturbable, l’Écossais replia soigneusement la carte routière, ouvrit la boîte à gants, y jeta la carte, y prit une petite bouteille plate aux trois quarts pleine dont il dévissa le bouchon, but à même le goulot, regarda ensuite la bouteille d’un air songeur et vaguement désolé, surpris peut-être, avant de la redéposer dans la boîte à gants et de se tourner vers Bob.

— J’connais pas le flamand, moi non plus, commandant, dit-il enfin. Sur la carte, il y a deux noms, l’un en flamand et l’autre en français. En français, le patelin s’appelle Notre-Dame-au-Bois. En flamand, c’est Jesus-Eik

— Ce qui ne veut certainement pas dire la même chose, je suppose…

— Sûrement pas, commandant… Et pourtant, il doit bien s’agir du même…

— Cesse donc de m’appeler « commandant », interrompit machinalement Morane.

— O. K., commandant, répondit tout aussi machinalement Ballantine.

La voiture venait de passer sous un pont. Après quoi, l’autoroute obliqua à droite, tourna ensuite à gauche pour s’élancer, rectiligne à nouveau, entre les premiers arbres d’une forêt.

— La forêt de Soignes, annonça Bill.

— Joli…

— Une des plus belles forêts de hêtres de toute l’Europe, précisa Ballantine.

— T’es un vrai Guide Bleu ! Mais c’est égal, les Bruxellois ont bien de la chance d’avoir…

Bob s’interrompit tout net. Ils avaient vu le gosse en même temps, Bill et lui. L’Écossais se redressa, appuya un de ses énormes poings contre le cuir épais qui prolongeait le tableau de bord et hurla :

— ’tention !

Morane ne dit mot. Il serra les mâchoires, et ses doigts noueux, puissants, légèrement déformés par la pratique du karaté, éteignirent le volant. En un clin d’œil, il vit l’aiguille du compteur kilométrique et nota qu’elle indiquait 180 km/h. Puis, mains et pieds agirent simultanément. Débrayage, troisième, embrayage. Le moteur de la Jaguar protesta de toutes ses bielles, dans un hurlement épouvantable, et les deux hommes eurent tout à coup l’impression que la voiture heurtait un mur invisible.

Bob tira sur le volant et évita le gosse de justesse. Mais ce n’était pas fini. L’arrière de la Jaguar glissait sur le côté en dérapant. D’un mouvement rapide, vif, Morane donna un coup de volant dans le sens du dérapage, puis calmement, il répéta le mouvement dans l’autre sens. Durant quelques instants, la voiture se mit à danser, comme folle, pour se stabiliser au moment même où elle doublait un énorme camion-citerne dont le chauffeur fit rageusement beugler son avertisseur.

Bob jeta un bref coup d’œil sur le compteur : l’aiguille marquait encore 120. Mais la Jaguar avait retrouvé son assiette. Progressivement, Morane freina, reprit sa droite, passa en deuxième, parcourut encore quelque cinquante mètres le long du bas-côté, de la route et, finalement, immobilisa la voiture, tandis que le camion-citerne doublait à son tour, en faisant vibrer la décapotable prise dans le déplacement d’air.

Bob n’avait pas lâché le volant lorsque, trente secondes plus tard, Ballantine se laissa aller lentement contre le dossier de son siège, le poing toujours crispé contre le tableau de bord.

— Retenez-moi, commandant, souffla le colosse, ou je m’en vais sur-le-champ étrangler ce mouflet…

Et, comme Morane ne répondait pas :

— Z’avez vu ça ? A traversé l’autoroute en courant, comme s’il n’y avait que lui au monde ! Faut pas être vieux pour mourir, j’vous le dis !

Morane ne disait rien. Il ne bougeait pas et gardait les yeux fixés sur le miroir du rétroviseur.

— Il est toujours là, dit-il enfin, au milieu de la route…

Bill se retourna d’un bloc, aperçut le gosse, assez loin derrière eux, immobile, comme foudroyé, le visage tourné dans leur direction, petite tache pâle dans l’ombre des grands hêtres.

— Il est sans doute en train de se rendre compte qu’il a bien failli y passer, grogna le géant. N’empêche…

Morane quitta le rétroviseur des yeux et regarda son ami.

— Ce gosse n’a pas une attitude normale, dit-il. Il a l’air paralysé…

— Paralysé de frousse, oui !

— Peut-être…

Haussant les épaules, Bob ouvrit la portière, mit pied à terre et lança :

— Viens !

Il se mit en route en direction du gamin qui n’avait pas fait un seul geste. Presque tout de suite, il entendit claquer la portière de la Jaguar, puis la voix de Bill qui grondait derrière lui :

— Une bonne fessée ! Voilà ce qu’il faudrait à ce moutard…

Le gosse les regardait s’approcher, toujours immobile, figé, statufié. Bientôt, Bob et Bill parvinrent à sa hauteur. Ils attendirent un moment de l’autre côté des quatre bandes de roulement, laissant passer quelques voitures vrombissantes, puis ils traversèrent rapidement la moitié du fleuve d’asphalte et s’arrêtèrent au milieu de l’autoroute, à deux pas du gamin.

Un petit garçon de sept ou huit ans, neuf peut-être, avec un visage tout rond, piqueté de taches de rousseur, et des lunettes qui glissaient sur l’arête de son nez. Un petit nez de rien du tout. Il portait un t-shirt jaune canari et des jeans d’un bleu délavé, usés, retroussés plusieurs fois sur ses chevilles. Il devait se casser la nuque pour renverser la tête en arrière et regarder les deux hommes qui le dominaient de toute leur taille, et Bob remarqua qu’il avait les cheveux trempés de sueur.

— Eh bien ! commença Ballantine avec sa grosse voix et son terrible accent écossais. On s’imagine que… ?

Morane interrompit son ami en lui posant la main sur le bras. Puis, il s’accroupit devant le gosse et dit :

— Alors, bonhomme ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Le petit garçon ne répondit pas et baissa la tête. Bob lui prit le menton entre le pouce et l’index et, avec douceur, lui releva le visage.

— Tu as eu peur ? demanda-t-il doucement.

Le gosse fit « oui » de la tête.

— Peur de quoi ? Qu’est-ce qui t’a fait peur ? Les voitures ?

— Non, fit le gosse en fronçant les sourcils.

— Alors ? Qu’est-ce que c’était ?

Pour la première fois, le gosse ouvrit la bouche.

— L’homme, souffla-t-il.

— Un homme ? répéta Bob. C’est un homme qui t’a fait peur ?

— Oui, dit le gosse.

— Où ça ? demanda Morane. Où était-il ?

— Là-bas, dit le gosse en indiquant la forêt d’un mouvement du menton.

— Et c’est pour ça que tu as traversé l’autoroute en courant ?

— Oui, m’sieur. L’homme me poursuivait… Il avait un couteau… Un grand !

— Un couteau, répéta Bob.

Il se redressa, posa la main sur la tête de l’enfant, échangea un regard avec Bill. Ils devaient avoir eu tous deux la même idée : est-ce que le gamin ne racontait pas des histoires ? Morane se pencha vers lui et demanda :

— Tu étais seul dans la forêt, à part l’homme ?

— Oui, m’sieur… J’ai vu personne d’autre…

— Tu habites par ici ?

— Non, m’sieur. J’habite à Bruxelles…

— Tu ne trouves pas que tu es… heu… un petit peu petit pour te balader seul dans la forêt ?

— J’étais avec les autres, m’sieur. Avec les copains… Je me suis perdu…

Il regarda Bob bien en face, repoussa ses lunettes d’un coup de pouce et déclara, très fier :

— J’ai pas pleuré !

Morane ne sourit pas.

— C’est très bien, dit-il gravement. Écoute… Tu veux qu’on te ramène chez toi ?

Les yeux du gosse brillèrent.

— En auto ? dit-il. C’est une Jaguar, hein, m’sieur ? Une Jaguar E, non ?

Il avait complètement oublié sa frayeur. Morane sourit, cette fois.

— Oui, c’est une Jaguar E… Alors, tu viens avec nous ?

— D’ac ! dit le gosse.

— Tu nous indiqueras le chemin, dit Morane.

— Oui, m’sieur…

Le visage du gosse s’assombrit subitement.

— J’connais pas le chemin, dit-il.

— Ta maison, dit Bob, elle a bien une adresse, non ?

— Oui, m’sieur.

— Tu la connais ?

— Oui, m’sieur.

— Alors, nous sommes sauvés ! lança Morane. Viens…

Il prit la main du gosse. Bill prit l’autre main. À trois, ils traversèrent l’autoroute qui charriait son incessant flot de voitures, et marchèrent sur le bas-côté, dans l’herbe épaisse, sale et grisâtre, parsemée de pissenlits.

— Comment t’appelles-tu ? demanda Bob, tandis qu’ils se dirigeaient vers la Jaguar.

— François, m’sieur.

De la main, Morane désigna le géant roux et dit :

— Voilà Bill. Moi, je m’appelle Bob… Tu n’as pas besoin de dire « monsieur »…

Ils n’étaient plus loin de la décapotable quand Bill lâcha un juron, porta la main à sa bouche en regardant le gosse, fit suivre son gros mot d’un autre, plus doux, et ajouta, l’index pointé vers la Jaguar :

— On a tué un pneu, commandant !

La voiture, en effet, penchait légèrement vers la droite.

— Tu as raison, dit Bob. Le pneu avant droit…

— Voilà ce que ça rapporte de faire le zouave avec des pneus qui sont pas étudiés pour ! grogna le colosse.

— T’excite pas ! dit Morane avec calme. Un pneu, ça se remplace…

— Ouais ! Encore heureux que ce pneu ne nous ait pas lâchés pendant qu’on faisait des cabrioles !

— Exactement ! appuya Morane.

Il regarda François.

— Tu as déjà changé une roue de voiture ?

— Non, m’sieur…

— Eh bien, comme ça, tu auras appris quelque chose de neuf, aujourd’hui !… Et cesse de dire « monsieur » C’est Bob…

— Comme Bob Morane ? s’étonna le gosse.

— Tout juste, répondit Bob avec un sourire. Tout juste…