15
François
François allait connaître son heure de gloire dans quelques minutes, mais évidemment, il l’ignorait encore.
Pour le moment, il était plutôt à la torture, car les autres ne le ménageaient guère : Paul, André, Yves, les deux jumeaux, et même Pierrot. Pierrot, ce moutard qui n’avait que sept ans et demi tout juste ! Ils étaient là, tous, pareils à des chiens autour d’un os, à se payer sa tête.
— Un homme en noir ! s’exclama André sur un ton faussement solennel.
— Avec un couteau, ajouta Yves.
— Et un grand couteau ! précisa Pierrot.
— Oh, toi, le môme, grogna François on t’a pas sonné !
— T’as que cinq mois de plus que moi, protesta Pierrot, vexé.
— Y a pas que l’âge, dit François.
Et sa mine laissait nettement entendre que le quotient intellectuel de Pierrot venait d’être mis en cause.
— Sacré Marius, va ! jeta Paul. Tu crois vraiment qu’on va gober tout ce que tu nous racontes ? Tu t’es perdu, voilà tout !
— Vous n’êtes pas obligés de me croire…
— J’espère bien ! coupa l’un des jumeaux.
— Ouais, dit l’autre.
— Mais c’est pourtant la pure vérité, termina François.
— Et la Jaguar, hein ? demanda Yves en plissant les yeux. C’est aussi la pure vérité ?
— Certainement, monsieur.
— Et ta sœur ? lança Paul.
— Elle va bien, merci, répondit dignement François.
Sur ces fortes paroles, il planta là ses camarades, parcourut les quelques mètres qui le séparaient de la porte donnant sur la rue, ouvrit de grands yeux, repoussa machinalement de l’index les lunettes qui glissaient sur l’arête de son nez et s’arrêta pile, sur le seuil même de l’école.
Elle était là, garée juste devant l’entrée. La Jaguar. La Jaguar E. Longue, racée, élégante, étincelante. Comme un défi au scepticisme de ses copains, muets, à présent derrière lui.
En même temps que ses jambes, un grand élan du cœur porta François vers la voiture.
La portière s’ouvrit. Le grand rouquin, celui qui s’appelait Bill, balança sur le trottoir une interminable patte, puis l’autre, se redressa, immense, tendit la main à François et dit :
— Salut, grand !
— Monte ! jeta Bob, qui était demeuré au volant.
François enfouit sa main dans la grande pogne de Ballantine, fit oui de la tête en réponse à la question de Bob, jeta un coup d’œil derrière lui. Juste un coup d’œil. Juste pour voir. Ils étaient tous là, dans l’entrée, immobiles. Paul, André, Yves, les deux jumeaux, et même cette teigne de Pierrot. Muets, tous, les yeux aussi grands que des assiettes. Écrasés d’ébahissement.
Avec un rien de nonchalance, François se détourna et monta dans la voiture. La portière claqua cinq secondes plus tard dans un bruit de bagnole hors de prix, et la Jaguar glissa sur l’asphalte de la rue.
— Bonjour, dit Bob. Ça va ?
— Ça va, dit François.
— On voulait te voir, fit Morane. À cause de hier…
Il doubla une voiture-escargot qui se traînait, la laissa littéralement sur place, reprit sa droite, regarda rapidement François avant de reporter son attention sur la circulation. Finalement, il demanda :
— Ce que tu nous as dit, tu sais, pour l’homme au couteau, c’était vrai ou c’était une blague ?
— C’était vrai, répondit François.
— Vraiment un type qui te poursuivait ? demanda Bill.
— Oui.
— Et il avait un couteau ?
— Oui, m’sieur.
— Oui, Bill, dit Ballantine.
— Oui, Bill, répéta François.
— Bon, dit Morane. Et l’autre type ?
— Y avait un autre type, tu te souviens ? renchérit Bill.
— Bien sûr, dit François. Il était par terre, celui-là…
— Avec la tête toute rouge, hein ?
— Oui. Il était couché dans l’herbe.
— Tu pourrais le reconnaître ? demanda Bob. L’autre, je veux dire, celui qui avait le couteau…
— Je… Je ne crois pas.
— Tu ne l’as pas bien vu ? dit Bill.
— Je ne sais pas, dit François. J’ai surtout vu le couteau…
— C’est tout ?
— Et ses yeux…
— Qu’est-ce qu’ils avaient ses yeux ? demanda Bob.
— Ben… Je ne sais pas… J’ai remarqué ses yeux, c’est tout…
— Il était loin de toi ? dit Bill.
— Assez, oui. De l’autre côté de la clairière.
— Et tu n’as rien vu d’autre ?
— Non, je ne crois pas. Ah, si ! Il était habillé en noir. Tout en noir.
— O. K., fit Ballantine. T’as vu un homme habillé en noir, t’as vu ses yeux, son couteau, et t’as vu un autre homme dans l’herbe, avec la tête rouge. C’est ça ?
— Oui, c’est ça… Bill, dit François.
— Et pourquoi t’es-tu enfui ? demanda Bob. François sourit.
— Pour qu’y m’attrape pas ! dit-il.
— Oui, bien sûr. Mais qu’est-ce qui t’a fait penser que l’homme voulait t’attraper ?
— Eh bien, je ne sais pas…
— Est-ce qu’il t’avait vu, au moins ? demanda Bill.
— Ça, j’en suis certain, répondit François. J’ai même eu l’impression que…
— Que quoi ? dit Morane.
— Que l’homme… qu’il voulait…
— Dis-le, insista Bob. Qu’est-ce qu’il voulait, l’homme, d’après toi ?
— Je crois qu’il voulait me tuer, dit rapidement François.
Il tourna la tête vers Morane, repoussa ses lunettes, demanda :
— Vous me croyez ?
— Oui, assura Bob.
Il y eut un silence, puis Bill reprit :
— Tu n’as pas regardé derrière toi pendant que tu courais ?
— Si. Très souvent, même…
— Et tu n’as rien remarqué ?
— Comment ça ? dit François.
— À propos de l’homme, précisa Bill. Tu n’as pas remarqué quelque chose qui permettrait de le reconnaître ? Un détail… N’importe quoi…
— Non… D’ailleurs, je ne l’ai pas vu tout de suite. Au début, j’ai même cru qu’il ne me poursuivait pas.
— Que veux-tu dire ? demanda Bob.
— Ben, oui… Il avait pris un raccourci à travers les fougères, pour me couper la route, vous comprenez… Mais je l’ai entendu marcher dans les feuilles mortes, et je l’ai vu à temps…
— Comment se fait-il qu’il ne t’ait pas rattrapé ? demanda Ballantine.
— Parce qu’il courait moins vite que moi, dit François avec assurance.
Morane sourit. Là, François se vantait sans doute. Un homme qui courait moins vite qu’un gosse de huit ans, c’était pour le moins étrange.
— Est-ce que tu pourrais retrouver l’endroit ? interrogea encore Bob.
— La clairière ? dit François.
— Oui.
— Je crois, oui… Oui, je suis certain que je pourrais la retrouver.
— Ça t’embêterait qu’on y aille ?
— Maintenant ?
— Maintenant, oui.
François ne répondit pas tout de suite. Une fois de plus, il repoussa les lunettes qui glissaient sur son nez. Puis il dit :
— Vous ne me croyez pas, hein ?
Bob comprit immédiatement ce que ça voulait dire, car il répondit :
— Mais si ! Ce n’est pas pour contrôler ce que tu as dit que nous voudrions aller là-bas… Seulement, l’autre homme, celui que tu as vu couché dans l’herbe, il est peut-être encore là, tu comprends ? C’est pourquoi il vaudrait mieux aller voir sur place… Vu ?
— Bon, dit François. Mais faudrait prévenir ma sœur.
— Bien sûr, dit Morane.
— Elle ne rentre qu’à cinq heures et demie, et elle n’aime pas qu’on lui téléphone au bureau…
— On va passer chez toi, proposa Bob, et on préviendra la vieille dame qui habite en face…
— Mme Berthe, dit François. Comme ça, ça va…
Il se tut un instant, avant d’ajouter :
— Et puis, dans la forêt, je retrouverai peut-être mon porte-clés.