17
Bob et Bill
L’animal leva la tête. Un mouvement d’une vivacité et d’une souplesse extraordinaire. Un élan brusque, sauvage, un éclair fauve, une fuite bondissante, en zigzag. L’instant d’après, il avait disparu.
— Un cerf, chuchota François.
— Un chevreuil, corrigea Bill sur le même ton.
De la main, Bob ébouriffa les cheveux du gosse.
— Tu t’y retrouves ? demanda-t-il.
— Je crois, répondit François.
Il regarda autour de lui, fronça les sourcils, repoussa ses lunettes d’un coup de pouce, tendit le bras.
— C’est par là, dit-il.
— Bon, dit Morane. Allons-y…
En silence, ils reprirent tous trois leur marche sous les grands hêtres. Très haut, au-dessus d’eux, les oiseaux bavardaient, s’interpellaient, s’appelaient, se répondaient, dans un langage pointu et bruyant.
Les deux hommes et l’enfant marchèrent durant quelques minutes encore, puis François s’écria :
— Les fougères !
Elles formaient un vaste bouquet devant eux, grande tache claire d’aigue-marine sur le fond d’émeraude sombre de la forêt.
— C’est des fougères, en effet, convint Bill. Tu es certain que ce sont les bonnes ?
— Oui, affirma François. Je peux même vous montrer l’endroit où j’en suis sorti… Y avait un grand sapin.
— Très bien, dit Bob. Montre-nous ça…
Un moment plus tard, à un détour du chemin de terre qu’ils suivaient, Morane et Ballantine découvraient à leur tour l’arbre dont venait de parler l’enfant. En réalité, il s’agissait d’un mélèze gracile et solitaire.
— C’est ici, annonça François. Voilà le sapin…
Il désigna du doigt une trouée naturelle qui s’ouvrait, comme un sentier à travers les fougères, au pied du conifère.
— Et c’est par là que je suis sorti, ajouta-t-il.
Levant vers Bob son visage rond piqueté de taches de rousseur, il repoussa ses lunettes de l’index, fronça les sourcils et demanda :
— On y va ?
Morane sourit intérieurement. Le gosse avait l’air si sérieux, si « grande personne ».
— Bien sûr, répondit gravement Bob. Tu passes devant ?
— Ça va, dit François sur le même ton. Je vous montre le chemin…
Il s’engagea dans les fougères, Bob et Bill sur ses talons. Morane remarqua tout de suite que le gosse marchait tête baissée, regardant à droite et à gauche de l’étroit sentier, fouillant visiblement le sol du regard.
— Qu’est-ce que tu cherches ? lança Bob.
— Mon porte-clés, répondit François sans se retourner.
— Ah !…
Son porte-clés ! La seule chose qui intéressait l’enfant pour le moment, se dit Bob. En un sens, c’était comique. Ils étaient tous les trois à la recherche d’un cadavre qui devait se trouver quelque part par là au milieu des fougères, mais la seule chose qui avait de l’importance pour François, c’était son porte-clés !
Ils continuèrent à avancer, écartant de la main les grandes plantes arborescentes qui se balançaient sur leur passage. Le soleil leur chauffait le dos, et devant eux, des oiseaux s’envolaient, effarouchés.
— On arrive à la clairière, prévint François sans s’arrêter de marcher, le nez toujours baissé.
Effectivement, ils y étaient presque. À travers les quelques plantes arborescentes qui les séparaient de l’espace dénudé de la clairière, Bob et Bill pouvaient déjà distinguer le vert tendre de l’herbe qui tapissait le sol.
Ils parcoururent encore deux ou trois mètres, puis le gosse écarta un dernier bouquet de fougères en lançant :
— Et voilà !
Il n’avait pas levé la tête depuis le début du sentier, et il examina attentivement le sol autour de ses pieds avant de se retourner et de lever des yeux déçus vers Morane.
— C’était une boussole, dit-il simplement. Une vraie…
Il n’avait même pas jeté un regard sur la clairière. Il paraissait déçu de n’avoir pas retrouvé son porte-clés.
— Y en a une dans la boîte à gants, de boussole, dit gentiment Bill. Une vraie aussi ! Elle est à toi…
François repoussa ses lunettes. Son regard passa de Bob à Bill, sur qui il s’arrêta. Un sourire timide naquit sur ses lèvres et, subitement, il y eut du soleil dans ses yeux. Il repoussa ses lunettes, plusieurs fois coup sur coup.
— Ce… ce n’est pas une blague ? demanda-t-il.
— Puisque je te le dis ! répondit Ballantine.
Les yeux de l’Écossais firent le tour de la clairière.
— Voyez-vous quelque chose, commandant ? dit-il.
— Pas d’ici…
Ils échangèrent un rapide coup d’œil, et Morane hocha imperceptiblement la tête. Depuis le temps qu’ils se connaissaient tous les deux, il leur arrivait souvent de se comprendre sans éprouver le besoin de parler. Bill posa une de ses lourdes pattes sur l’épaule du petit garçon, l’immobilisant sur place.
— Nous deux, on attend ici, dit-il.
Bob s’était déjà éloigné, marchant avec lenteur vers le centre de la clairière, inspectant minutieusement l’espace herbeux. Une petite plaine, presque circulaire. Quarante mètres de diamètre. Un peu moins, peut-être. Un sol parfaitement plat. À tel point que Bob n’aurait certainement pas manqué de voir le cadavre. S’il y avait jamais eu un cadavre…
Car il lui fallait bien se rendre à l’évidence : il n’y avait pas plus de cadavre ici que d’eau dans le whisky de Bill !
Morane atteignit le centre de la clairière. Il s’arrêta et se passa lentement la main dans les cheveux. Le gosse les aurait-il fait venir jusqu’ici dans le seul but de retrouver son porte-clés ?
Les paroles d’Adeline lui revinrent alors à l’esprit. Qu’avait-elle dit exactement, la nuit passée, quand elle lui avait parlé de François ? Quelque chose comme : « Savez-vous quel est le sobriquet que ses amis ont donné à François ? Marius ! » Oui, c’était quelque chose comme ça… Marius !
« Eh bien, Marius, se dit Bob, je dois reconnaître que tu m’as bien eu ! » Sacré mouflet ! Il méritait sa boussole, et une bonne paire de baffes en prime !
Morane se retourna pour appeler Ballantine et lui faire part de ses conclusions. Et il se figea, les muscles soudainement tendus, les sens en alerte.
Là, à vingt mètres environ, il y avait deux hommes. Deux hommes qui encadraient Bill et François, tout à fait comme s’ils avaient peur qu’ils ne s’envolent.