10

 

Bob et Bill

 

La bouteille de Zat 77, le whisky préféré de Bill Ballantine, paraissait, entre les doigts épais du colosse, curieusement plus petite qu’elle ne l’était en réalité.

Le rouquin leva la bouteille vide et, se tournant vers la salle de bains où Bob achevait de se laver les dents, il lança :

— Bizarre, ça, commandant. Vraiment bizarre…

— Quoi donc ? dit Bob avec des bulles de dentifrice dans la voix.

— Ces bouteilles…

— Qu’est-ce qu’elles ont, tes bouteilles ?

— J’ai l’impression que leur taille diminue d’année en année…

Bob se rinça posément la bouche, posa sa brosse à dents, réintégra la chambre et regarda tranquillement son ami, vautré dans un fauteuil profond comme une catacombe, la bouteille litigieuse entre les mains.

— Normal, jeta froidement Morane.

— Normal ! s’indigna Bill, Écossais avant tout. Le prix ne diminue pas, lui ! Z’en avez de bonnes, vous ! Normal !…

— Mais si, insista Morane. C’est tout à fait normal. Il s’agit là d’un des premiers symptômes, voilà tout.

— Premiers symptômes ? C’que vous voulez dire, commandant ?

— Après, ce seront sans doute les éléphants roses, poursuivit Bob. Puis, plus tard, le delirium tremens

Les yeux ronds, Ballantine regarda son ami écarter les couvertures du lit et s’y glisser paisiblement. Pendant quelques secondes, lourdes de silence, le colosse se demanda s’il allait fracasser la bouteille vide sur le crâne de son ami, ou s’il devait feindre d’ignorer les propos caustiques de celui-ci.

Finalement, et comme il restait un imperceptible, mais précieux, fond de Zat 77 dans la bouteille, Bill, toujours économe et plus patriote que Walter Scott, décida de choisir la seconde solution.

Il posa donc le flacon sur la table basse, à ses côtés, et s’enfonça plus profondément encore dans son fauteuil dont les ressorts lancèrent aussitôt un affreux cri de détresse. Puis, tendant le bras, Ballantine saisit le verre qu’il venait de remplir à ras bord et entreprit de le vider avec une conscience toute louable.

Tout à fait inconscient du sort tragique et lamentable auquel il venait d’échapper, Morane avait nonchalamment croisé les bras derrière sa nuque. Il regarda Bill et dit, gentiment, mais un peu narquoisement aussi :

— Je plaisantais, évidemment…

Pas de réponse. Ballantine, le front buté, léchait les dernières gouttes de son remède favori.

— D’ailleurs, hasarda Bob, avec un whisky de cette qualité, comment pourrait-on voir des éléphants roses ?

Les traits du colosse se détendirent. L’ombre d’un sourire glissa sur ses lèvres.

— Tout à fait impossible, non ? insista Morane.

— Hmm, fit Ballantine.

— Des verts, tout au plus, dit Bob.

— Des verres ? dit Bill. Comment ça, des verres ?

— Des éléphants verts, précisa Morane. D’autre part…

Le coussin que Bill venait de lancer s’écrasa avec un plof ! sourd sur le visage de Bob, étouffant le reste de sa phrase. Morane écarta le coussin qu’il entoura de ses bras, le gardant prudemment, et il dit :

— Ton tir est d’une précision qui témoigne de ta lucidité. J’en conclus que tu n’es pas encore tout à fait ivre ! Alors, écoute-moi…

Ils avaient une longue habitude l’un de l’autre, et quelque chose dans le ton de son ami avertit Ballantine que, cette fois, Bob parlait sérieusement.

— Ouais ? fit l’Écossais.

— Pendant que tu prenais l’apéritif, ce soir, j’ai voulu faire réparer le pneu de la tire…

— Je sais…

— … dans ce petit garage, poursuivit Morane, à côté du restaurant…

— Et alors ? dit Ballantine.

— Je disais « j’ai voulu », précisa Bob, parce que le pneu n’avait rien. Il était seulement dégonflé… Même pas un trou dans la chambre à air… Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Ils se regardèrent en silence. Silence que le colosse rompit.

— Ça arrive…

— Ça arrive, approuva Morane avec un petit sourire.

— Mais oui, quoi ! Le capuchon de la valve aura été mal revissé…

— Je savais que tu me parlerais de ce capuchon !

— C’est possible, non ?

— Ouais ! C’est possible… On aurait fait cent kilomètres au moins avec un pneu qui perdait son air ?…

— Apparemment, ça a été très progressif… On ne s’en sera pas rendu compte…

— Ouais ! répéta Bob.

— Je sais ce que vous avez derrière la tête, commandant…

— Ah, oui ?

— Bien sûr. Vous pensez au gosse, hein ?

— Hmm…

— Vous êtes en train de vous dire que ce n’était peut-être pas des salades, tout ce qu’il nous a raconté, hein ?

— Exact, reconnut Morane. Tu rendrais des points à Mme Blanche…

— Et vous, à Torquemada ! Toujours à fourrer votre nez partout et à renifler les coups fourrés !

— Chaque fois qu’on met le nez dans quelque chose de louche, tu me dis la même chose ! Curieux quand même le coup du pneu, tu ne trouves pas ?

— Curieux ! Curieux ! s’énerva Bill. Parce que vous voulez le voir comme ça, voilà tout ! Ça arriverait à Tartempion, il se dirait : « Tiens, j’ai un pneu qui s’est dégonflé ! » sans plus… Mais voilà, z’êtes pas Tartempion !

— Tout juste, mon vieux…

Morane jeta les jambes hors des couvertures et s’assit sur le bord du lit.

— Un pneu qui s’est dégonflé, reprit-il. Tout seul. Comme un grand ! J’aurais un pneu qui prend des initiatives ! Tu rigoles, ou quoi ?

— Bon, convint Ballantine en soupirant. Admettons que quelque chose soit vraiment arrivé au gosse…

— Admettons que le gosse ait vraiment été poursuivi jusqu’à l’autoroute.

— O. K… D’accord… Ça va… Et après ?…

— Après ? Son poursuivant s’aperçoit que nous allons prendre le gosse en charge. Il se rend compte que le gosse va lui échapper. Que peut-il faire ?

Bill colla un œil au goulot de la bouteille pour voir s’il ne restait pas une goutte collée au fond. Il ne restait pas une goutte collée au fond. Bill laissa retomber la bouteille avec un regret évident et enchaîna sur les paroles de son ami :

— Ce qu’il peut faire ? C’est sûrement un mec qui a mauvais caractère. Il ne supporte pas d’être contrarié. Alors, comme il en a lourd sur la patate, il dégonfle un de nos pneus. Comme ça, pour nous faire de la peine. Rien que pour nous faire de la peine !

Morane haussa les épaules.

— Soyons sérieux, dit-il. Le type comprend tout de suite que nous allons faire monter le petit dans la bagnole, qu’il va donc le perdre de vue. Or, si tu es d’accord avec l’hypothèse selon laquelle il poursuivait le gosse, tu dois également admettre…

— Provisoirement, coupa Bill.

— Provisoirement, d’accord, concéda Bob. Donc, tu dois admettre aussi que ce type avait une excellente raison de courir après l’enfant. Il devait donc éviter à tout prix que celui-ci lui échappe. Tu me suis ?

— Jusqu’au bout du monde et au-delà, grogna Ballantine.

— Le type n’avait qu’à nous filer le train, poursuivit Bob sans s’émouvoir, afin de savoir où nous allions déposer le môme. Mais sa voiture était garée trop loin de l’endroit où nous étions…

— C’est vous qui jouez à la voyante extralucide, à présent ! s’exclama Bill. Et, tant que vous y êtes, vous pourriez peut-être me dire comment il se fait que le mec n’ait pas rattrapé le petit avant qu’il n’atteigne lui-même l’autoroute ? Ils jouaient à colin-maillard, sans doute, et c’est le mec qui avait les yeux bandés ?

— Tu serais étonné de voir à quel point ça court vite, un gosse, surtout un petit nerveux comme François ! Et puis, la peur donne des ailes, c’est bien connu. Mais revenons au « mec », comme tu dis. Il lui fallait trouver rapidement un moyen de nous retarder. C’est pourquoi il a dégonflé le pneu. Pendant que nous remplacions la roue, il ne lui restait plus qu’à aller chercher sa voiture, et le tour était joué. Qu’est-ce que t’en dis ?

— Pas mal, apprécia Bill. Z’avez de l’imagination, commandant, y a pas de doute. Le jour où vous serez cloué au lit par les rhumatismes, vous pourrez toujours écrire des romans policiers !

Le colosse se redressa dans son fauteuil, s’appuya sur un coude, enchaîna :

— Seulement, voilà : le pneu s’est dégonflé tout seul, et le gosse a encore plus d’imagination que vous ! Tout ça, c’est des idées…

— Et si ce n’était pas « des idées » ? dit Morane.

Ballantine se dressa et gagna la porte de la chambre avant de dire :

— Dans ce cas, y a plus aucun souci à se faire !

— Que veux-tu dire ?

— Le gosse, à l’heure qu’il est, il est déjà mort, non ?

Bill sortit et claqua la porte derrière lui. Il avait autre chose à faire qu’écouter les élucubrations de Morane. Dans sa chambre, il y avait une bouteille de whisky qui l’attendait. Une bouteille toute neuve. Ça, c’était du réel !