6
François
D’un index négligent, et dans un geste un peu trop appuyé pour paraître naturel, François repoussa les lunettes qui glissaient le long de son nez.
Le feu d’un signal venait de passer au rouge, et la Jaguar s’était immobilisée en souplesse à hauteur d’un tramway, également arrêté et bondé de voyageurs à cette heure-là.
À l’intention des voyageurs, précisément, François se devait d’adopter une attitude parfaitement indifférente, un peu ennuyée même, si possible. Exactement comme s’il passait la majeure partie de son temps en Jaguar, et que cette pénible obligation ne l’amusait pas. Mais alors, là, pas du tout.
Intérieurement, il jubilait. Aurait-il pu imaginer, lorsqu’il courait à en perdre le souffle sous les hêtres de la forêt de Soignes, poursuivi par l’homme au couteau, que cet après-midi allait se terminer de cette façon ? Ce qui était certain, c’est que, s’il parlait de la Jaguar aux copains, il risquait fort de porter définitivement le sobriquet de Marius. Jusqu’à la fin de ses jours peut-être !
Le feu passait au vert. D’un bond, la Jaguar s’élança, laissant le tram loin derrière elle, tout à fait comme s’il était demeuré immobile.
— Où sommes-nous ? demanda l’homme qui s’appelait Bob.
— Au pont de Woluwe, répondit François.
— J’ai pas vu d’pont, dit l’homme qui s’appelait Bill.
— Non, m’sieur. On l’a fichu en l’air, y a pas longtemps…
— Bill, grogna le géant roux. Je m’appelle Bill. Compris, bonhomme ?
— Oui, m’sieur. Bien sûr, m’sieur.
Ballantine soupira, puis il demanda :
— C’est encore loin chez toi ?
— Non, m’sieur. Dix minutes, peut-être…
— Y a qu’à suivre la voie du tram, c’est bien ça ?
— Oui, m’sieur. D’ailleurs, à partir d’ici, je connais le chemin. Je vous dirai quand il faudra tourner…
— O. K., petit, approuva Bill.
De sa grande pogne, il ébouriffa les cheveux du gamin et ajouta :
— C’qu’ils vont dire, tes parents, de te voir revenir en carrosse, comme le marquis de Carabas ?
— Rien, m’sieur…
— Ah ! ?…
— Mes parents sont morts, expliqua François avec simplicité.
Il y eut un petit silence gêné. François crut bon de préciser :
— Il y a longtemps qu’ils sont morts, vous savez… J’étais encore tout petit.
— Ah !… répéta Bill.
— Je vis avec ma sœur Adeline, compléta François.
Bill remua sur son siège, toussota, reprit :
— Et ta sœur ? Elle ne sera sûrement pas très contente d’apprendre que tu te promenais tout seul en forêt, hein ? Tu ne crois pas que tu vas te faire sonner les cloches ?
François sourit. Il parlait d’une curieuse façon, le monsieur qui s’appelait Bill. Et ce n’était pas tellement l’accent qui le frappait, mais plutôt les mots qu’il disait. Il répondit :
— Peut-être que oui, peut-être que non… Je ne sais pas, m’sieur.
Bill respira un grand coup, et François crut qu’il allait faire sauter deux ou trois boutons de sa chemise. Puis, le colosse dit :
— Bonté divine, François ! Appelle-moi Bill ! C’est pas compliqué, non ? Dis-le !
— Bill, m’sieur.
François remarqua que Bill levait les yeux au ciel, exactement comme le prof de géo quand on ne pouvait lui dire quelle était la capitale de l’Australie. Puis il regarda Bob, et il vit que celui-ci souriait. Ensuite, il regarda de nouveau Bill, à qui il demanda :
— Vous lui direz, m’sieur ?
— Je lui dirai quoi à qui ? dit Bill.
— À ma sœur, m’sieur. Pour l’homme dans la forêt…
— Et toi ? intervint Bob. Tu le lui diras ?
— Sais pas encore…
— Et pourquoi ne le lui dirais-tu pas ? demanda Bob.
— Parce qu’elle ne serait pas contente, répondit François.
— À cause de l’homme ? insista Bob.
— Oui, m’sieur. Pour ça… et puis…
— Et puis ?
— Elle va croire que c’est encore une blague..
François vit les yeux de Bob se poser sur lui, rapidement, juste deux secondes. Des yeux gris, très clairs. Puis Bob fit :
— Encore ? Tu racontes souvent des « blagues » à ta sœur ?
— Parfois…
— Et elle n’aime pas trop ça, hein ? dit Bill.
— Ben…
— Mais quand tu lui racontes des trucs qui sont vrais, elle te croit, non ? dit Bob.
— Oh, ça dépend. Pas toujours. Vous tournez à droite, m’sieur. La prochaine rue à droite…
— Très bien, dit Bob.
Il ralentit, passa en deuxième, prit le tournant au pas, puis :
— Dis donc, François ?
— Oui, m’sieur ?
— L’homme dans la forêt… C’était une blague ou non ?
— Non, m’sieur. À gauche, maintenant…
— À gauche, répéta Bob. Très bien… Voilà ! Tu connais l’histoire du petit berger qui s’amusait à ameuter les gens de son village en criant : « Au loup ! » ?
— Non, dit François. Encore à gauche, m’sieur… La rue, là…
— Chaque fois qu’il hurlait ainsi, poursuivit Bob tout en suivant les indications de François, les gens du village se précipitaient hors de chez eux, armés de leurs couteaux ou de leurs fourches, pour lui porter secours…
— Et il n’y avait pas de loup ? interrogea François. C’est tout droit, maintenant…
— Non, dit Bob. Il n’y avait jamais de loup. Le gars faisait ça pour s’amuser. Tu comprends ?
— Oui, m’sieur.
Les gens du village aussi comprirent ça. Et ils décidèrent de ne plus bouger quand le gars criait : « Au loup ! » Et puis, un jour, ils l’entendirent de nouveau crier : « Au loup »…
— Et il y avait vraiment un loup, hein ? devina François.
— Exact. Le gars se fit manger tout cru, et personne ne sortit de sa maison pour lui porter secours…
Après un instant de silence, Bill demanda :
— Alors, François, l’homme de la forêt, c’était une blague ?
— Non, m’sieur. C’était vrai. J’vous jure ! Y en avait même un autre… À droite, m’sieur. Oui, par là…
— Un autre ? insista Bob. Un autre homme ?
— Oui.
— Tu n’avais pas parlé d’un autre homme, remarqua Bill.
— Y avait un autre homme, dit François avec conviction. Celui-là, il était couché dans l’herbe, et il avait la tête toute rouge… Hé ! ça y est, m’sieur ! C’est ici que j’habite… Regardez, là, la dame devant la porte… C’est ma sœur… C’est Adeline !
La Jaguar stoppa doucement devant la porte.