18
Adeline
Mme Berthe était à sa fenêtre. La pauvre vieille ! C’est vrai qu’elle devait parfois trouver le temps long, songeait Adeline.
La jeune femme hésita. François était certainement rentré de l’école, et il devait l’attendre. Si elle traversait la rue pour saluer Mme Berthe, elle risquait au moins dix minutes de bavardage.
Bien sûr, elle pouvait toujours faire mine de ne pas l’avoir remarquée. Mais ce ne serait pas très gentil, n’est-ce pas ? Allons ! Dix minutes de plus ou de moins, qu’est-ce que ça pouvait bien faire face à l’éternité ?
Adeline tourna la tête, regarda franchement de l’autre côté de la rue, dans la direction du rez-de-chaussée. L’éternel rideau de dentelle dansait dans le vent. La main de Mme Berthe l’immobilisa, et la vieille dame se pencha légèrement en avant pour appeler :
— Mademoiselle Mercier !…
Et voilà ! Adeline n’avait plus le choix. Elle traversa la rue, s’approcha de la fenêtre, sourit avec chaleur.
— Bonjour madame Berthe, dit-elle. Vous allez bien ?
— Très bien, merci, dit la vieille dame. J’ai un message pour vous…
— Un message ?
— Oui. Un message de François.
— Oh…
— De François, répéta Mme Berthe, tout heureuse d’avoir quelque chose d’important à dire. Il est parti…
— Parti ? François ? Comment ça ?
— Avec les deux messieurs d’hier. Vous savez, les deux messieurs qui l’ont ramené de la forêt. Ils sont revenus, il y a une heure environ. Ils voulaient voir François, lui parler…
Adeline fronça les sourcils. Bon. Ils étaient bien gentils, tous les deux, Morane et l’autre. Mais quand même ! Il y a des limites… Déjà, cette nuit…
— Vous êtes contrariée, constata Mme Berthe.
— Mais non.
— Si, je le vois bien. Je n’aurais peut-être pas dû dire à ces messieurs que François allait rentrer de l’école…
— Mais non, répéta Adeline. Ne vous en faites pas.
— Vous savez, c’est moi qui leur ai proposé d’aller prendre François à la sortie de l’école… Ils avaient été si aimables, hier, n’est-ce pas ? Je me demande si j’ai bien fait…
Adeline rassura la vieille dame, avec qui elle bavarda durant quelques minutes encore avant de rentrer chez elle. Elle était préoccupée. Pourquoi donc étaient-ils venus ? Pourquoi ne l’avaient-ils pas attendue ?
De plus, elle détestait trouver la maison vide quand elle rentrait. Cela la mettait mal à l’aise. Dans ce cas, elle ne manquait jamais de se demander, avec une petite pointe d’angoisse, s’il n’était pas arrivé quelque chose à François.
Comme cette fois où il avait été renversé par une voiture. Ou comme hier. Elle en était à se demander quelle nouvelle tuile allait lui tomber sur la tête aujourd’hui.
Il s’était certainement passé quelque chose, hier, avec François. Quelque chose dont il n’avait pas parlé. Peut-être quelque chose qu’il n’avait pas voulu ou pas osé lui dire. Quelque chose, en tout cas, qui avait motivé la visite de Morane, la nuit précédente. Elle en était sûre à présent.
Pourquoi Morane était-il revenu ? Et où avait-il emmené François ?
Adeline sentait l’irritation la gagner. On ne fait pas des choses pareilles, bon sang ! Un moment, l’idée lui vint d’appeler la police. Pour dire quoi ? Et puis, elle sentait bien au fond d’elle-même que ce n’étaient pas Morane et son compagnon qui l’inquiétaient. Il y avait autre chose. François avait certainement fait quelque chose, hier. Mais quoi ?
Adeline fouilla dans son sac à main et en tira une Gauloise bleue qu’elle alluma. Elle prit un cendrier et alla s’installer à sa place préférée, dans la cuisine, une fesse calée sur le bord de la table.
Qu’est-ce qu’il avait dit, François, hier soir, pendant qu’ils dînaient tous les deux ? Il avait parlé d’un homme. D’un homme habillé de noir ! Elle haussa les épaules. S’il fallait prêter attention à toutes les histoires que racontait François ! Un homme en noir ! Comme on en trouve dans les bandes dessinées !
Elle faillit lâcher sa cigarette lorsque la sonnette de la porte d’entrée vibra rageusement. Deux coups. C’était François ! Mais non, puisqu’il avait sa clé. Sa cigarette à la main, elle traversa la cuisine, puis la salle à manger, jeta machinalement un coup d’œil sur le miroir du vestibule qui lui renvoya son image, et elle ouvrit la porte de la rue.
Elle ne s’attendait pas à cela. Et elle dut se retenir pour ne pas éclater de rire, nerveusement. Il y avait un homme sur le pas de la porte.
Un homme entièrement vêtu de noir.
Comme dans les bandes dessinées.