7

 

Adeline

 

Elle regardait François qui engloutissait le dernier morceau de tarte aux pommes, un morceau énorme, puis elle dit, mi-figue mi-raisin :

— Tu m’as donné une de ces frousses…

Il repoussa les lunettes qui glissaient vers le bout de son nez, la regarda, puis il haussa gentiment les épaules, la bouche pleine. Elle reprit :

— Et tes copains ! Je m’en souviendrai… Paul en tête ! Je comptais sur lui pour qu’il ne te quitte pas des yeux… Il aura de mes nouvelles, celui-là !

— C’est pas de sa faute, articula péniblement François. On jouait… Fallait se cacher. J’ai sans doute été trop loin… Je te l’ai dit : je me suis perdu.

— Tu ne te rends pas compte, dit Adeline.

C’est vrai qu’il ne se rendait pas compte. La première chose qu’il avait dite en descendant de la voiture de ces gens, c’était : « Tu sais, j’ai perdu ma boussole. » Une réaction de gosse, évidemment.

— Tu as eu de la chance de tomber sur ces messieurs, dit-elle. Des Français…

— Un Français, rectifia François en ramassant consciencieusement les dernières miettes de la tarte. S’appelle Bob. Et l’autre Bill. Il m’a dit qu’il était Écossais… C’est loin, l’Écosse ?

— Assez loin pour que tu n’ailles pas t’y perdre, en tout cas !

— Tu es fâchée ?

— Oui. Il y a de quoi, tu ne trouves pas ?

— Bon, dit-il. Je suis là, non ?

Et avec ça, il parlait comme un grand. Vraiment, il ne doutait de rien !

— Tu aurais pu passer toute la nuit dans la forêt, dit-elle.

— Mais non… D’ailleurs, j’avais ma boussole…

— Tu m’as dit que tu l’avais perdue.

— Oui, après…

— Après quoi ? demanda-t-elle.

— Oh ! après…

« Ça y est ! pensa Adeline. Il a l’air qu’il prend quand il raconte des histoires. » Elle insista :

— Après quoi ?

— Après l’homme, jeta-t-il.

— Un homme ? dit-elle. Tu ne m’as rien dit d’un homme. Quel homme ? Où ?

— Au vallon, après que je me suis perdu…

— « Après m’être perdu », corrigea machinalement Adeline.

— Après m’être perdu, répéta-t-il docilement. J’ai rencontré un type… Il avait un drôle d’air…

— Comment ça, un drôle d’air ?

— Un drôle d’air, quoi !

Il repoussa ses lunettes. Ce geste la fit sourire presque malgré elle.

— Tu as parlé avec lui ?

— Mais non, penses-tu ! Quand je l’ai vu, je me suis enfui…

Il hésita. Elle était sûre qu’il allait dire un mensonge. Il reprit :

— Il était habillé tout en noir et il avait… Adeline l’interrompit :

— Oh, François ! protesta-t-elle.

— Quoi ?

— Tu racontes encore des histoires.

— Tu ne me crois pas ?

— Je… Je ne sais pas…

— Tant pis, dit-il.

François jouait avec un couteau, s’amusant à tracer des lignes sur la toile cirée, en utilisant le côté non tranchant de l’ustensile.

— Ne fais pas ça, protesta Adeline. Tu vas abîmer la nappe.

— Bob m’a raconté une histoire, dit François en déposant le couteau sur la table.

— Ah, oui ? Qu’est-ce que c’était ?

— L’histoire d’un garçon qui criait toujours « Au loup ! »…

— Raconte, dit Adeline.

Elle connaissait le conte, bien sûr. Et elle se demanda, tandis que François bavardait, pourquoi l’homme qu’il appelait Bob lui avait parlé de cette histoire. Avait-il donc compris tout de suite que son petit frère était le roi de la galéjade ?

Écoutant distraitement François, elle revit les deux hommes, sur le pas de la porte. Sympathiques, tous deux, et plutôt gentils. François ne pouvait vraiment pas se douter à quel point il avait eu de la chance… Elle les avait invités à entrer et à dîner avec François et elle, mais ils avaient refusé. Ils ne voulaient pas la déranger et, d’ailleurs, avaient-ils dit, ils avaient un rendez-vous dans le centre de la ville. Dommage… Le noir, celui qui s’appelait Bob, avait des yeux extraordinaires… Gris et un peu durs, mais qui devaient pouvoir se faire tendres…

Alors, le loup l’a bouffé tout cru ! terminait François avec une note de triomphe dans la voix.

Elle sourit pour lui faire plaisir.

— C’est une bonne histoire, dit-elle.

— S’pas ?

— Excellente même. Voilà ce qui arrive aux gens qui ne parlent jamais sérieusement. Plus personne ne les écoute, et ils finissent par se faire manger par le loup…

Il la regarda attentivement pour voir si elle se moquait de lui, mais elle soutint sans broncher son regard inquisiteur. Il repoussa ses lunettes et dit :

— Heureusement… il n’y a plus de loups en ville !

Elle réprima un sourire, ne répondit pas tout de suite. Elle se leva et se mit à rassembler la vaisselle. Lorsqu’il quitta sa chaise à son tour, pour l’aider, elle dit doucement :

— Plus de loups en ville… Tu crois ça ?