3
L’Indien
Machinalement, l’Indien avait essuyé sur l’herbe la large lame de son couteau et s’était redressé avec lenteur, sans quitter l’enfant des yeux.
Son cœur battait à grands coups désordonnés, et sa tête lui faisait mal. Il savait très bien ce qui finissait par arriver lorsque sa tête le faisait souffrir de cette façon. À ces moments-là, le malaise pouvait même obscurcir sa vision, et tout devenait flou autour de lui, comme si un fin brouillard s’étendait tout à coup sur tout ce qui l’environnait.
Au prix d’un violent effort, l’Indien se maîtrisa et observa l’enfant. C’était un petit Blanc, avec un visage rond et des lunettes. Il avait la bouche largement ouverte, comme s’il allait se mettre à hurler. Et c’était là quelque chose qu’il fallait éviter à tout prix. L’Indien fit un pas en avant, son couteau au poing.
Aussitôt, l’enfant blanc lâcha les fougères qu’il tenait écartées devant lui, se retourna et disparut aux yeux de l’Indien. Une bouffée de colère envahit alors le cœur de ce dernier. Il ramassa vivement le scalp qu’il avait laissé tomber à l’arrivée du petit Blanc, le fourra dans la poche de sa veste et, abandonnant le corps de l’homme étendu à ses pieds, s’élança vers l’endroit que l’enfant venait de quitter.
L’Indien était affligé d’un pied bot, et il boitait terriblement sur le sol irrégulier de la clairière, grimaçant de douleur à chaque pas, moitié courant, moitié marchant. Il était entièrement vêtu de noir. Complet noir, chemise noire, cravate noire. Et sa présence dans cette clairière chauffée par le soleil avait quelque chose d’étrange, d’insolite. Peut-être, justement, à cause de la manière dont il était vêtu.
Lorsqu’il atteignit le point précis où l’enfant blanc se tenait quelques instants plus tôt, quelque chose attira le regard de l’Indien vers le sol. Il se pencha et ramassa dans l’herbe un petit objet qui brillait au soleil.
C’était un anneau, muni d’une chaînette qui retenait une petite balle de plastique transparent. Un porte-clés. L’Indien mit l’objet dans sa poche, avec le scalp, et s’enfonça entre les fougères.
L’homme possédait un avantage certain sur l’enfant : il était beaucoup plus grand que ce dernier, et il s’en fallait de peu qu’il ne puisse dominer du regard les grandes plantes qui l’entouraient.
Regardant autour de lui, l’Indien avisa une espèce de monticule vers lequel il se dirigea tout de suite en claudiquant péniblement. Il escalada la butte de terre et, de cette façon, put dominer la mer de fougères qui s’étalait autour de lui.
Bientôt, un sourire cruel retroussa les lèvres minces de l’Indien. Non loin de lui, les fougères remuaient d’une manière telle qu’il était impossible d’en attribuer le mouvement au souffle à peine perceptible du vent. L’enfant était là ! Et il n’avançait pas très vite…
Portant son regard au-delà des grandes plantes, l’Indien aperçut un chemin de terre qui longeait en partie le périmètre du massif de fougères, avant de s’enfoncer dans la forêt, sous les grands hêtres. Durant quelques secondes, l’Indien s’efforça de se mettre dans la peau du petit Blanc.
Que ferait l’enfant en atteignant le chemin de terre ? Sur la gauche, très loin, la forêt s’éclaircissait. Vers la droite, au contraire, les arbres se resserraient, la forêt se faisait plus dense et, en même temps, plus sombre. À la place de l’enfant, l’Indien se serait dirigé vers la gauche, vers la clarté… Oui, c’était sûrement ce que ferait l’enfant.
Sans perdre plus de temps, l’Indien se mit en route, marchant et courant, grimaçant de plus belle, fonçant à travers les fougères pour rejoindre le chemin de terre et surprendre le petit Blanc.
Il avait remis, dans sa gaine de cuir, son couteau, caché par le pan de sa veste et lui pendant sur la fesse droite. Malgré les efforts violents qu’il s’imposait, l’Indien respirait avec facilité, et son visage ne trahissait pas la moindre fatigue. C’était à peine si une grimace lui tordait les traits chaque fois qu’il lançait son pied bot en avant…
L’Indien jaillit des fougères et s’élança entre les hêtres au moment même où l’enfant débouchait sur le chemin de terre. L’enfant marchait vite, mais ne courait cependant pas. De temps en temps, il regardait derrière lui. Il devait sans doute être persuadé que l’homme qu’il avait surpris dans la clairière ne s’était pas donné la peine de le poursuivre.
Un éclair de joie méchante passa dans les yeux sombres de l’Indien. Il n’était pas trop tard ! L’enfant blanc avait agi exactement comme il l’avait prévu. En opérant un large mouvement tournant, l’Indien allait le surprendre et lui couper la route. Non seulement il aurait l’avantage de la surprise, mais il pourrait se dissimuler derrière le tronc des grands arbres et s’approcher sans être aperçu.
Pendant quelques minutes, l’Indien progressa en suivant une droite imaginaire qui devait l’amener sur le chemin de terre, une centaine de mètres devant l’enfant. Il s’efforçait de faire le moins de bruit possible, ce qui n’était guère facile, car il ne pouvait avancer sans piétiner les feuilles mortes qui bruissaient sous ses pas.
Sur le chemin, tout à coup, l’enfant s’immobilisa. Aussitôt, l’Indien en fit autant. L’enfant l’avait-il entendu ? Ce n’était pas impossible. Figé, une joue posée contre l’écorce rugueuse d’un hêtre dont le feuillage se balançait mollement, très haut au-dessus de lui, l’Indien ne quittait pas des yeux le petit Blanc.
Et puis, dans le silence soudain, l’Indien perçut la rumeur. Celle-là même que l’enfant avait probablement entendue avant lui. Un bruit de voitures qui grondaient non loin, avec, de temps en temps, la trompe aiguë d’un avertisseur.
Mauvais ça ! Il y avait une route à proximité, des voitures, donc des gens !… Il fallait absolument empêcher l’enfant d’arriver jusque-là. Précautionneusement, l’Indien fit un pas en avant, puis deux, puis un troisième, le regard toujours fixé sur le petit. Les feuilles mortes craquaient sous ses pas et, là-bas, sur le chemin de terre, l’enfant tourna son visage dans sa direction. L’instant d’après, le petit Blanc se mit à courir. L’Indien laissa échapper un bref grognement de rage. Il avait été repéré.
Plus la peine de se cacher. À son tour, il se précipita en avant, projetant son pied bot sur le côté chaque fois qu’il faisait un pas, les bras largement étendus pour conserver son équilibre. Maudit chien de visage pâle !
Quelques minutes plus tard, il courait lui aussi sur le chemin de terre. L’enfant était déjà loin et, à travers la trouée qui se devinait à moins de deux cents mètres, l’Indien distingua les voitures qui passaient sur une ligne perpendiculaire à celle de la voie forestière.
L’Indien bondissait plutôt qu’il ne marchait, dans un mouvement désordonné des bras et des jambes, avançant très vite pourtant, gagnant du terrain à chaque saut. L’enfant courait comme un lièvre, ça oui, mais il n’en avait pas certainement l’endurance ni le souffle. Déjà sa course se ralentissait.
Et puis l’Indien comprit qu’il n’arriverait pas à rejoindre l’enfant avant que celui-ci n’atteigne la route. Il poursuivit cependant sa course, redoublant d’efforts, les poings serrés, l’esprit figé dans une détermination glacée.
L’enfant devait mourir.