Chapitre 23
Les trois hommes du SAS progressèrent à marche forcée pendant le reste de la nuit. Que ce soit à la descente ou à la montée, leur allure était telle que Don Walker, qui n'avait pourtant pas de sac et croyait être en excellente condition physique, avait du mal à suivre et se retrouva vite à bout de souffle. De temps à autre, il tombait sur les genoux, persuadé qu'il ne réussirait pas à aller plus loin et que la mort était encore préférable à cette douleur intolérable qu'il ressentait dans chacun de ses muscles. Lorsque cela lui arrivait, il sentait deux mains de fer le saisir sous les aisselles et entendait l'accent cockney du sergent Stephenson dans le creux de l'oreille. " Allez l'ami, encore un peu de courage. Vous voyez cette crête, on va sans doute se reposer un peu de l'autre côté. "
Mais ils ne s'arrêtaient jamais. Au lieu de se diriger au sud, vers les collines qui bordaient le Djebel Al-Hamreen, où il savait qu'ils risquaient de rencontrer des unités motorisées de la garde républicaine, Mike Martin avait pris à l'est dans les hautes régions qui courent vers la frontière iranienne. C'était un détour qui obligerait les montagnards Al-Ubaidi à leur courir après.
Juste après le lever du jour, regardant derrière lui et en contrebas, Mike Martin aperçut un groupe de six hommes, plus en forme que les autres, qui continuaient à grimper et se rapprochaient. Lorsque la patrouille de la garde républicaine atteignit la crête suivante, elle trouva l'un de leurs ennemis assis devant eux, le dos tourné.
En progressant à l'abri des rochers, les montagnards se mirent en éventail pour prendre l'étranger à revers. Le cadavre tomba à la renverse. Les six hommes de la patrouille se jetèrent à couvert avant de reprendre leur avance.
Ils s'aperçurent trop tard que le corps n'était qu'un sac Bergen enveloppé dans une toile de camouflage et surmonté du casque de vol de Walker. Les trois Heckler équipés de silencieux et les Koch MP-5 les coupèrent en deux pendant qu'ils tournaient autour du " corps ".
Au-dessus de la ville de Khanaqin, Martin se décida enfin à faire une halte et envoya un message à Riyad. Stephenson et Eastman montaient la garde en surveillant l'ouest, dans la direction où les patrouilles risquaient de surgir. . Martin dit seulement à Riyad qu'il ne restait plus que trois hommes du SAS et qu'ils avaient un seul aviateur américain avec eux. Pour le cas où ce message serait intercepté, il n'indiquait pas sa position. Puis ils repartirent à la même allure. Haut dans la montagne, près de la frontière, ils trouvèrent un abri dans une cabane de pierres comme celles qu'utilisent les bergers en été lorsqu'ils conduisent leurs troupeaux dans les alpages. Là, montant la garde à tour de rôle, ils attendirent durant quatre jours que l'offensive terrestre soit terminée tandis que, loin au sud, les blindés et avions alliés réduisaient en miettes l'armée irakienne au cours d'une guerre éclair qui dura quatre-vingt-dix heures.
En ce même jour, début de l'attaque terrestre, un soldat isolé pénétra en Irak par l'ouest. C'était un israélien des commandos Sayeret Matkal, choisi pour son excellente connaissance de la langue arabe.
Un hélicoptère israélien équipé de réservoirs supplémentaires et aux couleurs de l'armée jordanienne sortit du Néguev et survola à basse altitude le désert jordanien pour déposer l'homme à la limite du territoire irakien, au sud du carrefour de Ruweishid. Puis il fit demi-tour, retraversa la Jordanie en sens inverse et rentra en Israël sans avoir été détecté.
Comme Martin, le soldat était équipé d'une moto légère renforcée munie de pneus adaptés au désert. Elle avait été déguisée pour paraître vieille, cabossée, rouillée et mal entretenue, mais le moteur était en réalité en parfait état et deux réservoirs supplémentaires avaient été ajoutés dans les sacoches de chaque côté de la roue arrière.
Le soldat prit la route nationale vers l'est et entra dans Bagdad au coucher du soleil.
Le souci que se faisaient ses supérieurs pour sa sécurité était sans fondement. Grâce à cet étonnant téléphone arabe qui semble supérieur à l'électronique, les habitants de Bagdad savaient déjà que leur armée avait été écrasée dans le désert du sud de l'Irak et du Koweït. Dès le soir du premier jour, l'AMAM était allée se réfugier dans ses casernes et n'en bougeait plus.
Maintenant que les bombardements avaient cessé car les avions alliés étaient tous occupés sur le champ de bataille, les habitants de Bagdad circulaient librement et parlaient ouvertement de l'arrivée imminente des Américains et des Britanniques qui allaient balayer Saddam Hussein. Cette euphorie allait durer une semaine, jusqu'à ce qu'il devienne évident que les alliés ne viendraient pas. La poigne de l'AMAM se referma sur eux comme avant.
La grande gare routière était bourrée de soldats, le plus souvent en maillot de corps et en slip, car ils s'étaient débarrassés de leurs uniformes dans le désert. C'étaient des déserteurs et ils avaient échappé au peloton d'exécution qui les attendait derrière les lignes. Ils vendaient leurs Kalachnikov en échange d'un billet pour regagner leur village. Au début de la semaine, un fusil se négociait à trente-cinq dinars. Quatre jours plus tard, le prix était tombé à dix-sept.
L'Israélien avait une mission à remplir et la nuit lui suffit pour cela. Le Mossad connaissait seulement les trois boîtes aux lettres qui permettaient de ramasser les messages de Jéricho et qui avaient été laissées derrière lui par Alfonso Benz Moncada au mois d'août. Martin en avait désactivé deux pour des raisons de sécurité, mais la troisième était toujours en service.
L'Israélien déposa des messages identiques dans les trois boîtes, traça à la craie les marques convenues et reprit la route de l'ouest en se mêlant au flot des réfugiés.
Il lui fallut une journée pour arriver à la frontière. Là, il coupa vers le sud de la route, en plein désert, passa en Jordanie, récupéra sa balise et la mit en fonction. Le bip-bip fut immédiatement repéré par un avion israélien qui faisait des ronds au-dessus du Néguev et l'hélicoptère revint le prendre.
Il n'avait pas dormi depuis cinquante heures et n'avait avalé que très peu de chose, mais il avait réussi à remplir sa mission et à revenir sain et sauf.
Le troisième jour de l'offensive terrestre, Edith Hardenberg retourna à son bureau de la Banque Winkler, à la fois étonnée et irritée. La veille au matin, alors qu'elle allait partir au travail, elle avait reçu un appel téléphonique. Son correspondant, qui parlait un allemand parfait avec l'accent de Salzbourg, s'était présenté comme étant le voisin de sa mère. Il lui avait dit que Frau Hardenberg avait fait une mauvaise chute dans l'escalier après avoir glissé sur une plaque de verglas et qu'elle était sérieusement blessée.
Elle avait immédiatement tenté de joindre sa mère, mais le téléphone sonnait sans cesse occupé. Finalement, très inquiète, elle avait appelé le standard de Salzbourg qui lui avait dit que la ligne devait être en dérangement.
Après avoir prévenu la banque qu'elle ne serait pas à son bureau, elle avait pris la route de Salzbourg sous la neige. Elle était arrivée à la fin de la matinée. Sa mère se portait comme un charme et fut toute surprise de la voir. Il n'y avait jamais eu ni chute ni blessure. Mais le pire, c'était qu'un vandale avait coupé le fil du téléphone à l'extérieur de son appartement.
Le temps de rentrer à Vienne, il était trop tard pour aller au bureau.
Lorsqu'elle arriva à la banque, elle trouva Herr Gemütlich encore de plus méchante humeur qu'elle. Il lui reprocha amèrement son absence de la veille et écouta ses explications d'un air bougon.
La raison de sa propre mauvaise humeur ne tarda pas à remonter à la surface. La veille, au milieu de la matinée, un jeune homme s'était présenté à la banque et avait insisté pour le voir. Le visiteur lui avait expliqué qu'il s'appelait Aziz et qu'il était le fils du détenteur d'un compte numéroté très bien garni. Son père, expliqua l'Arabe, était souffrant, mais désirait que son fils agisse à sa place. A ce moment, Aziz avait sorti des documents qui démontraient de manière irréfutable qu'il était envoyé par son père, avec pleins pouvoirs pour effectuer toute opération sur le compte numéroté. Herr Gemütlich avait examiné ces papiers en essayant de trouver une faille, mais il n'y en avait pas une seule. Il n'avait plus le choix et il dut obtempérer.
Ce jeune misérable avait insisté sur le fait que le désir de son père était de clôturer son compte et de le transférer ailleurs. " Et ceci, Fräulein Hardenberg, faut-il vous le rappeler, deux jours seulement après qu'un nouveau virement de trois millions de dollars eut été effectué, portant ainsi le total à plus de dix millions de dollars. "
Edith Hardenberg écouta très calmement le récit larmoyant de Gemütlich puis demanda plus de détails sur le visiteur. Oui, lui répondit-il, il se prénommait Karim. Maintenant qu'elle lui en parlait, il se souvenait qu'il portait une chevalière à l'auriculaire, une opale rose, et il avait une cicatrice qui lui courait le long du menton.
S'il avait été moins obnubilé par ce qui venait de lui arriver, le banquier se serait demandé pourquoi sa secrétaire lui posait des questions si précises sur un homme qu'elle ne pouvait avoir vu.
Gemütlich savait que le titulaire du compte était arabe, mais il ignorait totalement qu'il était irakien et même qu'il avait un fils.
Après son travail, Edith Hardenberg rentra chez elle et commença à nettoyer son petit appartement. Elle récura tout de fond en comble durant des heures. Elle prit deux boîtes en carton et alla les déposer dans une benne à ordures à quelques centaines de mètres de chez elle. L'une contenait des produits de maquillage, des parfums, des eaux de toilette et des sels de bain. L'autre, un assortiment de lingerie féminine. Puis elle retourna à son ménage.
Les voisins déclarèrent plus tard qu'elle avait mis de la musique toute la soirée et tard dans la nuit. Ce n'étaient pas les œuvres de Mozart et de Strauss qu'elle écoutait habituellement, non, c'était du Verdi et plus précisément un extrait de Nabucco. Un voisin plus mélomane que les autres avait même reconnu le morceau, le " Chœur des esclaves ", qu'elle remettait sans cesse.
Au petit matin, la musique cessa et elle prit sa voiture en emportant deux objets qu'elle avait pris dans sa cuisine.
C'est un comptable à la retraite qui la découvrit le lendemain matin vers sept heures en promenant son chien sur le Prater. Il avait quitté la Hauptallee pour laisser l'animal faire ses besoins dans le bois, à l'écart de la route.
Elle portait son manteau de tweed gris, des bas en fil d'Ecosse et des souliers à talons plats. Ses cheveux étaient coiffés en chignon. La corde en tissu passée par-dessus la branche ne l'avait pas trahie et l'escabeau de la cuisine gisait à un mètre.
Elle était tout à fait calme dans la mort, les mains le long du corps et les orteils pointés vers le sol. Edith Hardenberg avait toujours été une petite dame très soignée.
Le 28 février marqua le dernier jour de la bataille terrestre. Dans les déserts à l'ouest du Koweït, l'armée irakienne avait été débordée et anéantie. Au sud de Koweït City, les divisions de la garde républicaine qui avaient déferlé sur l'émirat le 2 août avaient cessé d'exister. Les forces d'occupation avaient mis le feu à tout ce qui pouvait brûler et essayaient de détruire le reste. Elles tentèrent ensuite de fuir au nord en une interminable colonne de half-tracks, camions, camionnettes, voitures et charrettes.
La colonne fut bloquée sur place à l'endroit où l'autoroute nord passe le col de Mutla. Les Eagle, les Jaguar, les Tomcat et les Hornet, les Tornado et les Thunderbolt, les Phantom et les Apache se ruèrent sur elle et en firent un tas de ferraille. Une fois la tête de la colonne détruite et obstruant la route, les autres ne pouvaient plus fuir ni devant ni derrière, car le col ne laissait aucune échappatoire. De nombreux soldats périrent et les autres se rendirent. Au coucher du soleil, les premiers éléments des forces arabes entrèrent dans la ville pour la libérer.
Ce soir-là, Mike Martin reprît contact avec Riyad et on lui apprit les dernières nouvelles. Il donna sa position, ainsi que celle d'un pré assez plat qui se trouvait à proximité.
Les hommes du SAS et Walker n'avaient plus de nourriture, ils buvaient de l'eau glacée obtenue en faisant fondre de la neige et n'osaient pas allumer de feu de peur de révéler leur position. La guerre était terminée mais les patrouilles alpines l'ignoraient peut-être ou s'en moquaient éperdument.
Juste après le lever du jour, deux hélicoptères à long rayon d'action Blackhawk de la 101e division aéroportée américaine vinrent les chercher. La distance jusqu'à la frontière saoudienne était telle qu'ils avaient d'abord dû se poser au camp de base établi par la 101e à quatre-vingts kilomètres à l'intérieur de l'Irak, après le plus gros assaut héliporté de l'Histoire. Mais, depuis le camp établi au bord de l'Euphrate, il y avait encore un bout de chemin jusqu'aux montagnes de la frontière nord, dans la région de Khanaqin.
C'est la raison pour laquelle ils étaient venus à deux. L'un des hélicoptères transportait du carburant pour le vol de retour.
Pour assurer la sécurité de l'opération, huit Eagle tournaient en rond au-dessus d'eux et assurèrent leur protection pendant qu'ils refaisaient le plein au milieu du pré. Don Walker grimpa à bord. " Hé, salut les gars ", cria-t-il. Pendant que les deux Blackhawk reprenaient le chemin du retour, les Eagle continuèrent à les surveiller jusqu'à ce qu'ils soient arrivés au sud de la frontière.
Ils se dirent adieu sur une bande de sable balayée par le vent au milieu des débris d'une armée en déroute près de la frontière. Les rotors des Blackhawk soulevaient de la poussière et des gravillons. Ils conduisirent Don Walker à Dhahran et il continua en avion jusqu'à Al-Kharz. Un Puma britannique s'était posé un peu plus loin. Il embarqua les hommes du SAS et les conduisit à leur base secrète.
Ce soir-là, dans une confortable maison de campagne du Sussex, on apprit au Dr Terry Martin où se trouvait son frère depuis le mois d'octobre, mais il était maintenant revenu d'Irak, sain et sauf.
Le professeur en fut presque malade de soulagement et le SIS le laissa rentrer à Londres où il reprit ses cours à l'École des études orientales et africaines.
Deux jours plus tard, le 3 mars, les chefs des forces de la coalition rencontrèrent, sous une tente installée sur une petite base aérienne irakienne du nom de Safwan, deux généraux venus de Bagdad pour négocier la reddition.
Du côté allié, les seuls négociateurs étaient le général Schwarzkopf et le prince Khaled ben Sultan. Le général américain était assisté par le commandant des forces britanniques, le général Sir Peter de la Billière. Jusqu'à ce jour, les deux officiers occidentaux croient encore que seuls deux généraux irakiens étaient présents à Safwan. En fait, ils étaient trois.
Le dispositif de sécurité américain était extrêmement sévère, afin d'empêcher toute tentative d'assassinat dans la tente où les généraux devaient se rencontrer. Une division américaine au complet encerclait l'aéroport, face au désert.
Contrairement aux chefs alliés qui étaient arrivés du sud en hélicoptère, les Irakiens avaient reçu instruction de venir en voiture jusqu'à un carrefour situé au nord de la base. Là, ils avaient quitté leurs véhicules pour être transférés dans des véhicules blindés américains, des humvees, et des chauffeurs US leur avaient fait faire les trois derniers kilomètres jusqu'à la piste et aux tentes où on les attendait.
Dix minutes après que les deux généraux irakiens eurent commencé les négociations sous la tente avec leurs interprètes, on vit une autre Mercedes noire arriver au carrefour en provenance de Bassorah. Le barrage était commandé par un capitaine de la 7e division blindée américaine, car tous les officiers de rang supérieur étaient à l'aéroport. On arrêta immédiatement cette limousine que personne n'attendait.
Un troisième général irakien était assis à l'arrière. Ce n'était qu'un modeste général de brigade et il portait un attaché-case de couleur noire. Ni lui ni son chauffeur ne parlaient anglais, et le capitaine ne parlait pas arabe. Il était sur le point de demander des instructions par radio lorsqu’ arriva une jeep conduite par un colonel de l'armée américaine. Un second passager était assis à côté de lui. Le conducteur portait l'uniforme des forces spéciales, les Bérets Verts, et son passager arborait l'insigne du G2, le service de renseignements de l'armée.
Les deux hommes mirent leur carte sous le nez du capitaine qui les examina. Il vérifia que les documents étaient bons et les salua.
- C'est bon, capitaine, nous attendions ce salopard, déclara le colonel des Bérets Verts. Il a dû crever un pneu pour être en retard comme ça.
- Cette mallette, dit l'officier du G2 en montrant la mallette du général irakien qui se tenait debout près de la voiture, complètement perdu, cette mallette contient la liste de tous nos prisonniers de guerre, y compris les aviateurs portés disparus. Norman la Tempête veut la voir, et vite. "
II n'y avait plus aucun humvee disponible. D'un geste sans aménité, le colonel montra la jeep du doigt à l'Irakien. Le capitaine était perplexe. Il n'avait pas entendu parler de ce troisième général. Il savait aussi que son unité était dans le collimateur pour avoir prétendu à tort être entrée dans Safwan alors que ce n'était pas totalement exact. Il n'était peut-être pas nécessaire de s'exposer à un coup de fil incendiaire du général Schwarzkopf pour avoir retardé la transmission de cette liste de prisonniers. La jeep démarra en direction de Safwan. Le capitaine se contenta de hausser les épaules et fit signe au chauffeur irakien d'aller se garer avec les autres.
Sur la route de l'aéroport, la jeep passa entre des rangées de véhicules blindés américains stationnés sur près de deux kilomètres. Il y avait ensuite un tronçon non gardé, avant le cordon d'hélicoptères Apache qui entouraient la zone où se déroulaient les négociations.
Une fois les chars dépassés, le colonel du G2 se tourna vers l'Irakien et s'adressa à lui dans un excellent arabe. " Sous votre siège, lui dit-il. Ne sortez pas de la voiture, mais changez-vous en vitesse. "
L'Irakien portait l'uniforme kaki foncé de son pays. Il trouva sous son siège un uniforme de colonel des forces spéciales saoudiennes. Il changea rapidement de pantalon, de vareuse et de béret.
Juste avant d'arriver à hauteur des Apache garés en cercle sur le tarmac, la jeep bifurqua en direction du désert, évita la piste et continua au sud. Dès qu'il eut dépassé Safwan, le véhicule rejoignit la route du Koweït qui commençait à trente kilomètres de là.
Il y avait des chars américains sur les bas-côtés, tournés vers l'extérieur de la route. Leur mission consistait à empêcher les infiltrations dans l'émirat. Les chefs de char, assis dans leurs tourelles, virent une jeep s'approcher avec deux colonels et un officier saoudien à bord puis sortir du périmètre protégé. Cela ne les concernait donc pas.
La jeep mit près d'une heure pour atteindre l'aéroport de Koweït City qui n'était plus qu'un monceau de décombres. Les Irakiens avaient tout détruit et l'endroit était envahi par la fumée noire des incendies de pétrole qui faisaient rage dans tout l'émirat. La route avait été longue car, pour éviter le carnage du col de Mutla, il leur avait fallu faire un large détour à travers le désert, à l'ouest de la ville.
A huit kilomètres de l'aéroport, le colonel du G2 sortit de la boîte à gants un téléphone portatif et composa un numéro. Au-dessus de l'aérodrome, un appareil commença son approche.
Une tour de contrôle de fortune avait été installée dans une remorque armée par des Américains. L'avion qui se préparait à se poser était un British Aerospace HS 125. Ce n'était pas tout, il s'agissait même de l'avion personnel du général de la Billière, commandant les forces britanniques. Enfin, presque : il en avait toutes les caractéristiques et avait le même indicatif. Le contrôle lui donna l'autorisation d'atterrir.
Une fois posé, le HS 125 ne se dirigea pas vers les ruines de l'aéroport mais jusqu'à un endroit plus à l'écart où il devait retrouver la jeep de l'armée américaine. La porte s'ouvrit, on descendit la coupée et les trois hommes embarquèrent dans le biréacteur.
" Granby Unité, demande autorisation de décollage ", entendit le contrôleur. Il s'occupait d'un Hercules canadien qui arrivait avec des médicaments pour l'hôpital.
" Attendez, Granby Unité... quel est votre plan de vol ?
- Désolé, Koweït contrôle. " La voix était nette et précise, cent pour cent Royal Air Force. Le contrôleur avait déjà pratiqué les hommes de la RAF, c'était exactement comme d'habitude.
" Koweït contrôle, nous venons d'embarquer un colonel des forces spéciales saoudiennes. Il est très malade. Il appartient à l'état-major du prince Khaled. Le général Schwarzkopf a donné l'ordre de l'évacuer immédiatement et Sir Peter a mis son avion personnel à sa disposition. Je demande l'autorisation de décoller, vieux. "
En deux phrases, le pilote britannique avait fait allusion à deux généraux, un prince et un roi de la paperasse. Le contrôleur, un sergent-chef, connaissait parfaitement son métier. Il avait une belle carrière devant lui dans l'armée de l'air. S'il refusait de laisser évacuer un colonel saoudien malade, membre de l'état-major d'un prince, malgré l'ordre exprès d'un général et à bord de l'appareil du commandant des forces britanniques, cela risquait de lui valoir quelques ennuis.
" Granby Unité, autorisation de décollage ", répondit-il.
Le HS 125 quitta le Koweït, mais, au lieu de mettre le cap sur Riyad qui avait l'un des meilleurs hôpitaux de tout le Proche-Orient, il prit vers l'ouest le long de la frontière nord du royaume.
L'AWACS était toujours là, le détecta et appela pour lui demander sa destination. La voix à l'accent britannique expliqua qu'ils se dirigeaient vers la base d'Akrotiri, à Chypre, pour rapatrier un ami très proche du général de la Billière qui avait été gravement blessé en sautant sur une mine. Le contrôleur de mission de l'AWACS n'avait jamais entendu parler de cette histoire, mais ne voyait pas très bien ce qu'il pouvait y redire. Le faire abattre ?
Quinze minutes plus tard, l'appareil sortit de l'espace aérien saoudien et franchit la frontière jordanienne.
Assis à l'arrière de l'avion, l'Irakien ignorait tous ces événements, mais fut très impressionné par l'efficacité remarquable des Américains et des Britanniques. Il avait hésité en recevant le dernier message de ses clients occidentaux, mais, après mûre réflexion, s'était dit qu'il serait plus sage de partir dès maintenant plutôt que d'attendre et de devoir le faire sans assistance. Le plan détaillé dans le message avait marché comme dans un rêve.
L'un des deux pilotes en uniforme colonial de la RAF sortit du cockpit et murmura quelque chose à l'oreille du colonel du G2, qui se mit à sourire. " Bienvenue dans le pays de la liberté, mon général, dit-il en arabe à son hôte, nous avons quitté l'espace aérien saoudien. Vous serez bientôt dans un avion qui vous emmènera en Amérique. A propos, j'ai quelque chose pour vous. "
II sortit une feuille de papier de sa poche poitrine et la montra à l'Irakien, qui la lut avec le plus grand plaisir. Il ne s'agissait que d'un simple total, la somme versée sur son compte à Vienne et qui se montait à plus de dix millions de" dollars. -t
Le Béret Vert ouvrit une armoire fermée à clé et en sortit des verres et des bouteilles miniatures de scotch. Il versa une bouteille dans chaque verre et servit tout le monde.
" Parfait, cher ami, à votre retraite et à votre prospérité. "
II but une gorgée, l'autre Américain également. L'Irakien leur sourit et but à son tour.
" Vous devriez vous reposer, fit le colonel du G2 en arabe, nous allons arriver dans moins d'une heure. "
Ils le laissèrent seul. Le général appuya sa tête sur le coussin de son siège et se mit à rêvasser aux vingt dernières semaines, celles qui avaient fait sa fortune.
Il avait pris de gros risques, mais à présent, il en voyait le résultat. Il se souvenait du jour où il s'était retrouvé assis dans une salle de réunion au palais présidentiel, lorsque le Raïs avait annoncé que l'Irak possédait enfin sa propre bombe atomique. Cela lui avait fait un vrai choc, comme celui que lui avaient causé les Américains en coupant les ponts après qu'il leur eut fait cette révélation. Puis soudain, ils étaient revenus, se faisant plus insistants que jamais, pour exiger de savoir où l'engin était caché. Il n'en avait pas la moindre idée, mais compte tenu de ce qu'on lui offrait, cinq millions de dollars, c'était le moment de s'activer. Et les choses avaient finalement été plus faciles qu'il ne l'imaginait.
Ce misérable ingénieur nucléaire, le Dr Salah Siddiqui, avait été ramassé dans les rues de Bagdad et accusé d'avoir trahi en transmettant des informations sur l'endroit. Tout en protestant de son innocence, il avait lâché le nom d'Al-Qubai ainsi que la méthode de camouflage des installations, le cimetière de voitures. Mais comment le physicien aurait-il pu deviner que son interrogatoire se déroulait trois jours avant le bombardement et non deux jours après ?
Jéricho avait eu un autre choc en apprenant que deux aviateurs britanniques avaient été abattus. Cela n'était pas prévu. Il avait le besoin le plus pressant de savoir si, au cours de leur briefing, on leur avait fourni la moindre indication sur la façon dont le renseignement était tombé entre les mains des alliés.
Il se sentit soulagé quand il devint clair qu'ils ne savaient pas grand-chose, sinon que l'objectif était un dépôt de munitions d'artillerie. Mais son soulagement fut de courte durée car le Raïs déclara qu'il y avait certainement un traître. A partir de ce moment, le Dr Siddiqui, toujours enchaîné dans une cellule du Gymnase, devait mourir. Une injection massive d'air dans l'artère coronaire s'en était chargée.
Il avait modifié les procès-verbaux de ses interrogatoires, qui étaient maintenant censés avoir eu lieu deux jours après le bombardement et non plus trois jours avant.
Mais le pire avait été d'apprendre que les alliés avaient manqué leur but et que la bombe avait été transférée à un autre endroit, un endroit secret appelé la Qa'ala, la Forteresse. Quelle forteresse ? Où ?
Une remarque de l'ingénieur nucléaire passée inaperçue au cours de l'interrogatoire l'avait mis sur la voie. Il lui avait parlé d'un as du camouflage, un certain Osman Badri, colonel du génie. Mais, après vérification dans les archives, il était apparu que le jeune officier était un admirateur inconditionnel du Président. Comment faire pour qu'il change d'avis ?
La solution consista à faire arrêter son père sous un prétexte entièrement fabriqué et à le faire mourir dans d.'atroces conditions. Débarrassé de ses illusions, Badri s'était retrouvé entre les mains de Jéricho durant l'entretien qu'ils avaient eu, à l'arrière de sa voiture.
Celui qu'on appelait Jéricho, alias Mu'azib le Tourmenteur, se sentait en paix avec la terre entière. Il avait l'impression qu'une chape de fatigue lui tombait dessus, le résultat peut-être de la tension nerveuse des derniers jours. Il essaya de se secouer, mais ses membres refusaient de bouger. Les deux colonels américains l'observaient du coin de l'œil et discutaient dans une langue qu'il ne comprenait pas, mais qui n'était certainement pas de l'anglais. Il essaya de parler, mais sa bouche était incapable d'articuler le moindre mot.
Le HS 125 avait viré au sud-ouest en direction de la côte jordanienne et descendait à dix mille pieds. Au-dessus du golfe d'Akaba, le Béret Vert ouvrit la porte de la cabine et un violent courant d'air envahit le fuselage. Le biréacteur avait pourtant réduit sa vitesse à la limite du décrochage.
Les deux colonels le mirent debout sans qu'il puisse protester. Il essayait de parler mais était incapable d'articuler un mot. Le général de brigade Omar Khatib fut jeté de l'avion au-dessus des eaux bleues, au sud d'Akaba. Son corps explosa sous l'impact et les requins se chargèrent du reste.
Le HS 125 fit demi-tour, cap au nord, survola Eilat après être entré dans l'espace aérien israélien et se posa à Sde Dov, la base militaire qui se trouve au nord de Tel-Aviv. Arrivés là, les deux pilotes se débarrassèrent de leurs uniformes de la RAF et les deux colonels de leurs tenues américaines. Tous quatre reprirent leur travail dans l'armée israélienne. On effaça de l'avion ses couleurs britanniques, il fut repeint et enfin rendu à la société de charters du sayan chypriote qui l'exploitait.
L'argent de Vienne fut d'abord transféré à la banque Kanoo, installée à Bahreïn puis sur un autre compte aux États-Unis. Une partie fut ensuite versée à la Banque Hapoalim, à Tel-Aviv, et rendue au gouvernement israélien. Elle correspondait à ce qu'avait dépensé Israël jusqu'au jour où Jéricho avait été pris en charge par la CIA. Le reste, plus de huit millions de dollars, alla dans la cagnotte du Mossad.
Cinq jours après la fin des combats terrestres, deux hélicoptères américains à long rayon d'action retournèrent dans la vallée de l'Hamreen. Ils n'avaient demandé d'autorisation à personne.
Le corps du nav du Strike Eagle, le lieutenant Tim Nathan-son, ne fut jamais retrouvé. Les gardes l'avaient déchiqueté en le mitraillant ; les chacals, les fennecs, les corbeaux et les milans avaient terminé la besogne. Ses os doivent maintenant reposer quelque part au milieu de ces vallées glacées, à moins de deux cents kilomètres de l'endroit où ses ancêtres pleuraient et se lamentaient, près des fleuves de Babylone. On prévint son père à Washington. Il dit le kaddish pour son fils et s'enferma avec son chagrin dans la grande demeure de Georgetown.
Mais le corps du caporal Kevin North, lui, fut retrouvé. Tandis que les Blackhawk attendaient à proximité, des soldats britanniques démolirent le tas de pierres et récupérèrent le caporal. On mit son corps dans une housse, il fut transporté à Riyad et transféré ensuite en Angleterre à bord d'un Hercules. Une brève cérémonie eut lieu à la mi-avril au camp de base du SAS, un ensemble de bâtiments bas en briques dans les environs de Hereford.
Le SAS n'a pas de cimetière à lui, aucun lieu particulier ne rassemble les dépouilles de ses hommes. Beaucoup d'entre eux reposent sur une cinquantaine de champs de bataille dont les noms ne diraient rien à la plupart des gens. Certains se trouvent dans les sables du désert libyen où ils sont tombés en combattant Rommel en 1941 et 1942. D'autres se trouvent dans les îles grecques, dans le massif des Abruzzes, le Jura ou les Vosges. Certains sont éparpillés en Malaisie et à Bornéo, au Yémen, à Mascate et à Oman, dans la jungle ou sous les eaux glacées de l'Atlantique, au large des Malouines.
Lorsque leurs corps sont récupérés, ils sont rapatriés en Grande-Bretagne, mais on les rend systématiquement aux familles. Même dans ce cas, aucune stèle ne fait jamais mention de leur appartenance au SAS. L'inscription indique l'appartenance à l'unité d'origine du soldat - fusiliers, paras, gardes ou autres.
Il existe cependant un monument commémoratif au milieu de la cour d'honneur, à Hereford : une petite tour en pierre habillée de bois peint en marron. Au sommet, une cloche sonne les heures et la construction est connue sous le nom de Beffroi. Des plaques en bronze de couleur sombre entourent la base du monument. Les noms des morts y sont gravés ainsi que celui de l'endroit où ils ont disparu.
En ce mois d'avril, il fallut ajouter cinq nouveaux noms. L'un avait été fusillé en captivité par les Irakiens, deux autres avaient été tués au cours d'un accrochage en revenant en Arabie. Un quatrième était mort de froid après avoir passé quatre jours dans l'eau glacée. Le cinquième était le caporal North.
Plusieurs anciens commandants du régiment assistaient à la cérémonie. Il pleuvait. John Simpson était venu, ainsi que JohnySlim et Sir Peter. Le chef des forces spéciales, J. P. Lovat, était là, de même que le colonel Bruce Craig, commandant en titre du régiment. Il y avait aussi le major Mike Martin plus quelques autres.
Comme ils se trouvaient chez eux, les assistants qui étaient toujours en activité portaient la coiffure que l'on ne voit que rarement, le béret couleur sable et l'insigne représentant un poignard dressé entre deux ailes avec la devise : " Qui ose vaincra. "
Peu après, Mike Martin reprit sa petite voiture au parking, passa la porte gardée et rentra dans le cottage qu'il avait conservé au village, au milieu des collines du Herefordshire.
En conduisant, il se remémorait tout ce qui lui était arrivé dans les rues et le désert du Koweït, dans les ruelles et les bazars de Bagdad, dans les collines du Hamreen. C'était un homme secret qui, finalement, était assez satisfait d'une chose : personne n'entendrait jamais parler de tout ça.